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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 17 — LA TUERIE SCIENTIFIQUE

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 17: La Tuerie scientifique, le 17 mai 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-10-24

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Quiconque touchait un de ces fils s'y cramponnait pour
ne plus les lâcher. Et le courant passait toujours.


TABLE DES MATIÈRES



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Les nègres, en tenue de corvée, travaillaient
à l'enlèvement des cadavres. (Page 515.)



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JUSQU'ICI

Un journaliste français, reporter au service du grand quotidien l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises, d'une part l'Angleterre, la France, le Japon alliés, avec, d'autre part, l'Allemagne, unie à l'Amérique. Après des aventures angoissantes sur terre, dans les airs et jusqu'au fond des mers, le narrateur, prisonnier des Américains, parvient à s'évader sur un navire, le Krakatoa, qu'ont affrété de braves Hollandais pour rechercher le fiancé de leur fille, miss Ada. Ce fiancé, Tom Davis, est un officier d'état-major anglais chargé d'une mission si mystérieuse que tout le monde a perdu sa trace.

Le Krakatoa dépiste la vigilance de l'escadre américaine qui surveille les abords de Key-West et conduit enfin ses passagers dans la rade de Nassau (îles anglaises de Bahama), où, à leur grande joie, ils retrouvent Tom Davis. Hélas! cette joie est de courte durée; l'amiral de la flotte japonaise, qui vient rejoindre à Nassau sept croiseurs anglais pour essayer de forcer avec eux les passes de la Floride, exige le départ immédiat de tout bâtiment étranger.

Le Krakatoa est forcé de repartir pour l'Europe, emmenant miss Ada et sa famille. Mais le reporter de l'An 2000, doublé de son collaborateur Pigeon, reste avec Tom Davis, dont la mission consiste à démontrer aux nations blanches belligérantes que leur intérêt est de s'unir contre l'invasion jaune. Ils assistent à l'échec du premier assaut naval tenté contre les défenses de Key-West. Anglais et Japonais sont contraints de fuir devant un étrange incendie semblant embraser la surface même de l'océan, devant d'inquiétants phénomènes électriques qui désorientent les boussoles et dévient les projectiles. Pilotés par un énigmatique Américain, type de l'oncle Sam, Tom Davis et le narrateur vont rendre visite au grand savant Erickson, maréchal des forces électriques des Etats-Unis qui, pour venger la mort de son fils tué par les Japonais, réussit à emprisonner une escadre japonaise dans des glaces artificielles.


1. Revue macabre.

Il n'y avait plus de doute; pour que les équipages des croiseurs fussent restés à ce point silencieux sous les attaques furieuses des soldats blancs et noirs, depuis une demi-heure que le jour était venu, il fallait que leurs équipages fussent incapables de la plus timide riposte. Et il n'y avait, à cette incapacité, qu'une explication: l'anéantissement.

— Ils sont gelés, dit gaiement Erickson. Gelés sur pied, gelés vivants, si l'on peut dire!... Que M. Dick Jarrett veuille bien vous conduire là-bas, gentlemen, et vous y verrez un spectacle qui ne s'est encore jamais vu: près de cinq mille hommes privés de vie sans qu'un seul projectile les ait frappés! Tous morts dans le même temps, à quelques minutes de différence, suivant la position qu'ils occupaient dans le navire! Les chaufferies au pétrole, qui se sont éteintes peu à peu, lorsque le pont était déjà couvert de stalactites, ont permis à ceux qui s'y réfugiaient de résister un peu plus longtemps. Mais aucun d'eux n'a pu remonter.

— Ils sont tous morts de froid? questionnai-je avec stupéfaction.

Erickson sourit à nouveau, fier de son oeuvre.


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Tous les Japonais étaient gelés, morts de froid
dans des attitudes contorsionnées. (Page 514.)


— Tous, ainsi que je l'avais prévu. La température est descendue sous les eaux à deux cents degrés; dans une zone de quelques mètres au-dessus de la glace elle a dû atteindre encore cent degrés ou cent dix. Aucun être humain ne résiste à un froid pareil. Alors nos Japs, officiers et marins ont trouvé que les bruits qui courent sur le climat paradisiaque de la Nouvelle-Orléans sont bien erronés. Ils se sont repentis de ne pas avoir emporté du Japon leurs collections de fourrures. Elles ne les eussent pas préservés, au surplus, des décharges de froid constant que Watson leur a envoyées par-dessous le Mississipi pendant une demi-douzaine d'heures. Ils ont dû commencer par battre la semelle; alors les syncopes sont venues. L'idée de casser la glace qui se formait autour des navires a certainement germé dans la cervelle de Kourouma. Mais elle a cédé devant cette autre idée que le travail serait inutile tant que la vague de froid envelopperait la Nouvelle-Orléans...

— Et les effets de cette frigorification, demanda Tom Davis, ne se sont pas étendus au delà du bras Bienville?

— Aucunement. A dix mètres au-dessus du pont de leurs navires, les Japs eussent retrouvé une température normale de quelques degrés au-dessus de zéro, si l'idée leur était venue de se réfugier dans les huniers et de s'y installer, par grappes. Mais ils n'y ont pas songé.

Encore une fois nous eûmes pour le « maréchal des Forces naturelles appliquées à la défense nationale » un long regard d'admiration.

Le président de la République l'appelait au mégaphone pour lui demander des détails sur l'opération qu'il venait de conduire avec tant de prudence et d'habileté.

Erickson nous quitta, non sans avoir indiqué au lointain, un télescope en mains, les navires de l'amiral Knollys qui se présentaient sur la rade, prêts à coopérer sans doute, avec les troupes américaines, à l'attaque des navires japonais.

Le chef de l'escadre anglaise ne tarda pas à savoir ce qui se passait, et nous eûmes juste le temps de courir au bras Bienville pour y voir arriver des marins qu'il envoyait sans armes, sous la conduite de jeunes officiers, pour prêter main forte aux Américains et coopérer au débarquement de ces cinq mille morts.

Les usines frigorifiques avaient cessé de fonctionner depuis de longues minutes déjà, sans quoi les Yankees eussent été arrêtés à leur tour par le froid qui avait détruit les Japonais. Il ne restait plus de l'invraisemblable expérience que la glace, épaisse et solide autour des navires.

Il fallait qu'elle le fût de longues heures encore pour supporter les colonnes de cavaliers et de fantassins, et les chevaux et les curieux accourus par milliers à ce spectacle...

Mais la police y mettait déjà bon ordre. Ce fut entre deux haies de policemen que nous arrivâmes au pied de l'échelle du Fujiyama, le navire-amiral.

Déjà la masse des nègres était renvoyée. On n'avait plus besoin d'eux pour combattre. Leurs chefs les emmenaient aux casernes où ils déposeraient leurs armes pour revenir, en tenue de corvée, travailler à l'enlèvement des cadavres.

Nous eûmes ainsi de l'aisance pour passer la plus macabre des revues.

A la coupée, que gardaient deux factionnaires de la milice louisianaise, un officier de ce corps local, ami de Jarrett, nous engagea courtoisement à le suivre à travers le navire funèbre.

A notre droite, à notre gauche, sur les ponts, entre les ponts, dans les tourelles, aux bossoirs, partout où le service du bord avait fait placer des hommes, ces hommes étaient morts, gelés à leur poste sous de minces cabans. D'aucuns finissaient seulement de râler.

En des attitudes variées, tous nous apparaissaient atrocement bleuis, rougis, noircis, comme si quelque atteinte de la peste ou du typhus les eût terrassés.

Ceux-ci tenaient encore leur fusil, ceux-là s'étaient emparés, en tombant sous la congestion, de quelque accessoire ou d'une rampe de descente.

L'accumulation des cadavres par douzaines en haut d'un large escalier démontrait qu'à la fin, ne pouvant plus résister au froid qui les envahissait, les matelots s'étaient dirigés instinctivement vers les chaufferies, où ils espéraient trouver une tiédeur de salut.

Çà et là un corps que nous enjambions pour atteindre le suivant révélait un officier.

Paralysés à leur poste comme les matelots, les chefs avaient attendu la mort à l'endroit du navire où leur fonction les immobilisait, ou encore dans les cabines. Quelques-uns s'y étaient couchés, tout habillés, sur leurs nattes.

Avant de descendre dans le creux du Fujiyama, où la foule des défunts était étendue comme sur un champs de bataille, nous fîmes l'ascension des passerelles.

C'était effrayant.

Chacun des officiers qui s'était tenu là entre minuit et quatre heures du matin semblait avoir roulé sans connaissance, à la minute où le fonctionnement synergétique de son corps avait été atteint.

— Ils ont senti d'abord l'engourdissement, dit Tom Davis en considérant cet effroyable spectacle, puis la faiblesse du cerveau, la somnolence, le ralentissement de la circulation. Et ils sont morts presque tous à la même heure, sans se douter de ce qui leur arrivait, croyant s'endormir peut-être.

Un groupe de médecins de la ville nous rejoignit. Ils relevait avec précision, par ordre, la posture que chaque cadavre occupait sur le plancher de la plage avant.

Il y avait là vingt officiers roulés en boule, étendus les bras en haut, recroquevillés sous des couvertures.

Il nous sembla bien que les derniers mouvements de quelques-uns eussent été atroces. Les mains crispées, les dents serrées, la bouche contorsionnée, les jambes tordues comme dans un spasme, attestaient une sorte de frénésie du désespoir.

— Ceux-là ont péri dans une crise d'épilepsie, dit l'un des médecins.

Il développa devant ses collègues une théorie que nous n'avions pas le temps d'écouter, car les corvées de soldats noirs commençaient à envahir les cinq navires et à transporter à terre tous ces morts nippons. Sur des civières improvisées on en plaçait trois ou quatre.

— On va les brûler en tas dans la campagne, dit Jarrett, renseigné par son ami l'officier milicien. Ce sera un beau feu. Cinq cents ouvriers travaillent déjà là-bas à construire un bûcher comme l'Inde même n'en aura jamais vu. Un bûcher pour cinq mille cadavres! Car à peu de chose près, l'équipage de chacun de ces croiseurs, tous pareils, comptait mille hommes.

Finalement, laissant à d'autres la visite des entreponts, où les Japonais étaient, nous dit notre guide, entassés les uns sur les autres comme des harengs dans un baril, j'étais hanté par une idée fixe: voir Kourouma, l'amiral, dans un dernier geste, et contempler mort cet audacieux que j'avais vu si bien vivant lors de son arrivée sur le quai de Nassau.

Il nous fallut entrer dans la chambre de veille.

Proche de la timonerie encombrée de marins dont aucun ne remuait plus, la pièce étroite contenait deux cadavres. L'amiral et le commandant du navire avaient succombé ensemble.

On devinait que Kourouma s'était efforcé de donner au moment suprême un ordre inexécuté.

Etendu dans un fauteuil, la tête renversée, tout congestionné, l'amiral tenait encore à la main un transmetteur téléphonique. Il avait dû faire un effort désespéré pour commander aux machines la mise en marche des hélices, dont la rotation eût peut-être disjoint la glace et commencé à l'arrière du navire un dégagement que des travaux à la pioche eussent achevé.

Nous avions remarqué, en bas, des escouades entières de marins tombés l'outil en main.

Surpris par une recrudescence du froid, que Watson poussait sans merci à sa plus grande intensité, l'amiral n'avait pu aller plus loin.


Illustration

Retombant comme une masse dans le fauteuil, l'amiral laissa
pendre sur sa poitrine une tête désespérée. (Page 516.)


Le commandant du navire — nous le reconnûmes à ses insignes — gisait en travers de la porte, sur le ventre. Il était sûrement mort le premier.

Chacun de nous regardait dans la pièce les corps inanimés, lorsque tout à coup les yeux de Keurouma, hagards et fixes jusqu'alors, s'agrandirent encore sous l'impression d'un réveil subit. Il me sembla revoir Mourata dans la demi-obscurité du pôle. Tous ces Japonais se ressemblent.

Le grand chef des Jaunes avait conservé un souffle de vie. Il agita les lèvres pour balbutier, en apercevant nos têtes indiscrètes de Blancs, et se raidit pour essayer une protestation contre notre présence en pareil lieu.

Puis, retombant comme une masse dans le fauteuil, il laissa pendre sur sa poitrine une tête désespérée. Sûrement il avait survécu le dernier à son bord.


2. Cinq bûchers sur un lac.

— Partons! dis-je à Tom Davis. J'ai assez vu ces malheureux. Il me semble, à considérer tant d'êtres humains en leurs tragiques postures, que je ne dormirai plus jamais sans les apercevoir dans mes rêves. Par celui-ci je devine quel peut être le spectacle à bord des autres. Tableaux d'horreur! Partons!

Nous eûmes du mal à nous frayer un chemin vers Greenhill, à travers les foules bruyantes qui encombraient les rues de la Nouvelle-Orléans. Créoles ou noirs, hommes ou femmes, enfants des deux couleurs, tout le monde gambadait, chantait des airs patriotiques, criait: hourra pour Erickson! On promenait des banderoles qui disaient sa victoire.

Le domaine de l'Electrical Department eût été depuis longtemps envahi par une multitude enthousiasmée si la police n'avait pris soin d'en défendre les portes.

En les franchissant nous fîmes des envieux. Les uns voulaient nous remettre des bijoux en guise de souvenirs à l'adresse du général. Les autres nous offraient de l'argent pour grossir ses ressources de guerre et lui faciliter l'accomplissement d'autres prodiges scientifiques.

Il était dix heures du matin et déjà les dépêches arrivaient de toutes les capitales du monde blanc, où le « miracle du froid » n'avait par tardé à jeter la stupeur.

Le maréchal, toujours seul dans sa villa — c'était à peine s'il avait reçu trois ou quatre grands personnages de l'Etat et de la ville — nous demanda d'un air narquois si c'était « bien travaillé ».

— Croyez-vous que je leur en ai tué, des fils? s'écria-t-il en riant d'un tel rire que je crus à un accès de démence.

Le père attristé ne perdait pas de vue sa vengeance et l'accomplissement de son devoir patriotique, qui s'accordaient si bien pour le malheur des Jaunes.

— Oui, fit-il, ceci est beau; ceci est grand; ceci est plus fort que tout ce que j'ai fait jusqu'à ce jour. Mais nous ils ne sont pas au bout! La lutte commence à peine. Or du résultat foudroyant que nous venons d'obtenir il ne faudrait pas inférer que le triomphe des Etats-Unis est certain. D'un coup de froid nous avons écrasé ici la puissance navale des Japs dans l'Atlantique. Ils ne nous enverront plus, de longtemps, leurs escadres par le canal de Suez. Mais ce qu'ils ont, en ce moment, de navires sur le Pacifique reste inquiétant. Notre flotte aura du mal à les tenir en respect là-bas. Ce que je crains toujours — et Gardiner aussi, car il m'en parlait tout à l'heure encore — c'est qu'ils ne nous enlèvent: la maîtrise du canal de Panama. Sans doute l'escadre anglaise est à présent un appoint pour la nôtre. Mais tous les croiseurs de Kourouma ne sont pas dans le bras Bienville. II en reste quatre, qui ont pris hier une autre direction. Il faut tenir compte de ceux-là, tout isolés qu'ils se trouvent à présent. Clifford va reprendre la mer et leur donner la chasse, avec une demi-douzaine de navires intacts et l'escadre de Knollys désormais notre alliée: c'est le succès indubitable, soit... Mais l'autre côté du canal m'inquiète prodigieusement. On dit que la flotte de Matsumoto compte trente-sept navires de guerre et quarante-huit transports de commerce armés: Vous voyez ce que cela représente de monde.

— Il y a aussi leur armée de terre, dit Jarrett.

— A qui le dites-vous? Des Montagnes Rocheuses on me téléphonait à l'instant que le nombre des soldats japonais débarqués à San Francisco depuis trente-cinq jours atteint deux cent mille hommes.

— Et votre flotte n'a pu empêcher cette mise à terre? demanda Tom Davis navré.

— Comment eût-elle fait? Ils ont débarqué par petits paquets, tout le long de la Californie, dans une zone semée par eux de torpilles innombrables! N'oubliez pas que depuis des années ils sont en Californie comme chez eux. Ah! si l'on avait eu la bonne idée de les attaquer sans merci dès le commencement du siècle, au temps de Roosevelt! Nous n'en serions pas là. Mais les récriminations sont inutiles. Leur armée, horde bien conduite de deux cent mille Jaunes, s'avance à marches forcées vers nous. Elle comptait sur Kourouma pour l'aider. J'ai biffé dans une nuit Kourouma, cinq de ses croiseurs et cinq mille de ses marins. Il n'y a plus de Kourouma ni de flotte japonaise sur l'Atlantique. Mais ce n'est pas une raison pour que nous jugions la partie gagnée! Le maréchal Yoritomo se passera de Kourouma, voilà tout. Et comme la modification des alliances ne nous donne pas un combattant de plus sur le sol de notre république, nous restons à la merci d'un troisième désastre.

— N'êtes-vous pas là? interrompit Jarrett.

Erickson sourit tristement.

— Oui, dit-il, je suis là. C'est-à-dire que nous avons accumulé au delà du Texas des défenses enfin suffisantes. Mais c'est loin d'ici. Yoritomo descendra-t-il jusqu'à l'Arizona? J'en arrive à le souhaiter, pour que la leçon que son camarade a reçue en Louisiane lui soit à son tour servie! Avec des moyens différents les résultats peuvent être sensiblement les mêmes...

Dans l'oeil du terrible manager des Eléments s'allumait déjà le désir de perpétrer scientifiquement de nouvelles tueries.

— En tout cas, messieurs, nous dit-il, si vous voulez continuer le voyage avec moi, nous partirons ce soir même pour Tucson, dans l'Arizona.

Aucun de nous n'eut garde de refuser, d'autant moins que pour Tom Davis c'était là désormais l'objet exclusif de sa mission: ne plus quitter le terrible Erickson et renseigner le gouvernement britannique, désormais l'allié du pouvoir fédéral, sur les résultats obtenus par sa méthode de guerre, si nouvelle et si troublante.

Le lieutenant s'en fut au large, en canot à moteur, faire une visite officielle à amiral Knollys, avec lequel il causa deux grandes heures.

Je commençais à me demander s'il avait oublié l'heure du retour lorsque, de la berge où je l'attendais seul en regardant se poursuivre l'évacuation des cadavres, je le vis arriver à pied sur la glace, accompagné du fidèle Pigeon!

Mon adjudant n'avait pas hésité, dès qu'il avait appris aux Bahama la saute de vent qui nous mettait désormais du côté des Américains. Il avait obtenu un coin sur le Cromwell, à son tour, et s'en était venu avec l'amiral Knollys, à la découverte, sûr, nous dit-il, de rencontrer son chef aux bons endroits...

Il apportait des nouvelles de Paris, vieilles de deux jours; mais elles continuaient d'être bonnes.

L'Europe croisait décidément ses bras fatigués pour suivre de loin le duel engagé entre Sam et Jap sur la terre américaine. Il apportait surtout l'écho de la satisfaction franco-britannique au lendemain de l'arrangement conclu grâce à Tom Davis, et celui de l'admiration des marins anglais pour le coup de maître exécuté par Erickson.

Il fallut qu'il fît le tour des navires prisonniers dans la glace encore solide — elle ne devait fondre que le lendemain — et qu'il assistât aux transports funèbres de victimes par centaines. Il voulut se repaître, comme il convenait, de ces spectacles surprenants, s'en imprégner.

Je ne lui cachai pas la joie que j'éprouvais de le revoir. Au surplus il allait me donner un coup de main. N'avais-je pas à rédiger un article formidable pour l'An 2000?

Plus extraordinaire celui-là que tous ceux que j'avais adressés depuis deux mois à Napoléon, il confondrait nos ennemis par sa précision, par sa supériorité de « choses vues ».

Aussi m'empressai-je de présenter mon collaborateur au maréchal.

Celui-ci fut charmant pour lui comme il l'était depuis trois jours pour moi-même.

Nous prîmes position dans ma chambre, et ce fut cette fois une page terrifiante que le télégraphe transmit à Paris.

Le coût en dépassait 40.000 francs, mais nous avions des provisions sur nos carnets de chèques, et même à ce prix-là, ce n'était pas trop payé.

Il était quatre heures lorsque Pigeon se rendit au bureau télégraphique de la ville pour y déposer notre oeuvre commune, longue et mouvementée à miracle.

Au même instant je recevais de Martin du Bois un télégramme chez Erickson. D'après ce que je compris, il savait déjà tout.

Il avait bien reçu mes successifs télégrammes et ceux de Pigeon: il devinait que nous étions réunis ou que nous allions bientôt l'être, sur le sol américain, chez nos nouveaux alliés.

Il approuvait avec un enthousiasme débordant l'orientation nouvelle de la politique blanche.

On lui avait envoyé des Canaries un télégramme annonçant l'heureuse traversée du Krakatoa et il le transmettait à Tom Davis par mon intermédiaire avec tous ses compliments.

Enfin le message se terminait par une coda dont j'appréciai toute la valeur.

« Pour cette belle campagne d'Amérique dont le couronnement ne saurait tarder, cinquante billets de mille vous attendent à la caisse. »

Je reconnus là mon homme: large et généreux, comme toujours! Il se différenciait ainsi de la majorité de ses confrères.

Le train qui nous emmenait vers l'Arizona partait à dix heures du soir. Nous eûmes le temps d'assister à la crémation des morts.

Inoubliable et sinistre tableau!

A cinq heures le corps municipal de la Nouvelle-Orléans, précédé de quatre mille hommes de troupes et suivi d'une foule immense de curieux, s'avança dans la plaine de l'Est, vers le lac Pontchartrain.

C'est une vaste pièce d'eau qui n'a guère de profondeur. A cent mètres de la rive, les charpentiers, baignés jusqu'au ventre, avaient monté sur pilotis cinq plateaux carrés destinés à recevoir chacun mille corps humains. Celui du milieu était destiné aux officiers.

Sous la surveillance de la milice on avait hâtivement vidé les poches des défunts. L'argent, jeté dans des bassines de cuivre, était compté et recueilli par les trésoriers de la Croix-Rouge. Quant aux objets de valeur autres que les pièces de monnaie, on les entassait dans des corbeilles spéciales, d'où ils sortiraient pour aller à la vente publique, destinée au trésor de la même oeuvre.


Illustration

La crémation des cinq mille corps devait durer
toute la nuit et la journée du lendemain. (Page 518.)


Ces perquisitions avaient demandé du temps, si rapides qu'on les eût faites au bord du lac.

Enfin, à cinq heures, les pyramides de cadavres étaient méthodiquement préparées.

De la berge, des pompes automobiles les inondèrent de pétrole.

Après quoi le feu y fut mis à l'aide de grenades fusantes que les soldats blancs et noirs lancèrent sur un ordre donné par l'amiral Clifford, qui représentait le corps de la marine à ce sinistre auto-da-fé.

Mêlés à la foule qui s'était précipitée vers ce spectacle incroyable, nous regardâmes une grande demi-heure, tous les quatre, les colonnes de flammes et de fumée s'élever dans les airs.

La crémation devait durer toute la nuit et la journée du lendemain.

Lorsque cet amoncellement de chairs grillées commença, en dépit des précautions prises, à dégager une odeur abominable, nous reprîmes la route de Greenhill, dont un phare tournant marquait la pointe au-dessus des feux de l'énorme cité.

Personne ne parlait. Et si l'un de nous avait demandé aux autres le secret de leurs pensées, chacun eût répondu qu'il songeait à l'homme extraordinaire dont le génie avait provoqué ces prodigieuses hécatombes.

Pour moi, il me semblait l'apercevoir sur sa terrasse, demandant aux étoiles:

— Eh bien, pensez-vous que je leur en ai tué des fils?...


3. Les fusils à air.

Quarante-huit heures plus tard nous descendions du train spécial sans incidents, sur le quai de la gare de Tucson.

Par le chemin de fer qui longe au Sud l'immense Texas, nous avions filé rapidement sur Etat de Nouveau Mexique. A peine si j'avais entendu dans la nuit, ou lu sur des pancartes pendant le jour les noms de quelques gares: Houston, Columbus, Saint-Antoine.

On avait parcouru des espaces immenses où seuls les boeufs en troupeaux avaient pu nous voir.

Déserts farouches et prairies interminables, uniformément inhabitées!

Je me disais, entre deux sommes, qu'un pays qui compte si peu d'occupants devrait encore, de longues années, encourager l'immigration, tandis que peu à peu chaque Etat de la république américaine l'entrave sans merci.

Pigeon nous avait fait son petit cours de géographie, quand nous avions franchi la ligne droite qui sépare le Nouveau Mexique de l'Arizona.

— Il est tout naturel, avait ajouté Jarrett, que les Japs convoitent un pays pareil. Il prolonge la Californie, il s'étend vers le Sud, par conséquent vers la chaleur; il conduit au Texas, qui conduit à la Louisiane, qui est la perle de notre golfe méridional. Bonne aubaine! Si l'on pouvait inonder de coulies japonais ces Etats du Sud, quelle rapide extension des affaires! En trente ans on Japonifierait tout ce pays, de San Francisco à la Nouvelle-Orléans comme on a déjà fait dans les républiques du Sud, en Bolivie, au Brésil, au Pérou, en Argentine. S'il n'y avait pas assez de Japonais au Japon pour cet office, on importerait des Chinois de la Chine! On les répartirait sous la matraque des officiers japonais comme ces troupeaux de buffles que vous voyez autour de notre train obéir au commandement des cowboys. On les ferait travailler au compte de Jap, et la race jaune s'installerait ainsi, prolifique, irrésistible, dans cette région superbe où quelques Blancs audacieux ont jadis rencontré la race rouge, qu'ils ont exterminée. Triomphe de M. Yellow (1), vengeur de M. Red (2), sur M. White (3). Pas de ça! Nous ne voulons pas de ça!

(1) Yellow en anglais veut dire jaune. (2) Red, rouge. (3) White, blanc.

— La manoeuvre est bien commencée, fit Tom Davis, comme nous approchions du but de notre voyage. Les dernières dépêches ne disent-elles pas que l'armée japonaise, forte de deux cent mille hommes, s'étend aujourd'hui de San Francisco à Phoenix, la capitale de cet Arizona où nous venons d'entrer? Elle s'est coulée le long du rivage, entre la mer et la chaîne côtière, puis entre la chaîne côtière et la Sierra Nevada, jusqu'à ce qu'elle fût maîtresse de Gila City et d'Arizona City, c'est-à-dire de la voie ferrée que nous venons de quitter, depuis San Francisco jusqu'à cent milles d'ici... Quarante mille Japs, paraît-il, ont déjà passé le Rio Colorado l'avant-dernière nuit et campent à Gila City. Si bien qu'entre eux et nous il n'y a plus que le Gila désert, car dans cette région tout est en Gila. C'est la Gilaland!

— C'est dans cette Gilaland que nous les attendons! dit une voix railleuse, celle d'Erickson qui venait se défaire de son costume graisseux de mécanicien pour endosser l'uniforme des parades.

Notre arrivée à Tucson ne ressembla guère à celle qui m'avait tant émerveillé à la Nouvelle-Orléans. C'est que Tucson est une pauvre ville de rien du tout, à laquelle le choix d'Erickson avait seul donné pour quelque temps une importance inattendue.

Néanmoins tout le peuple, — cinq ou six mille personnes environ — était massé devant la gare quand nous apparûmes, le maréchal, trois de ses ingénieurs électriciens, Jarrett, Tom Davis, Pigeon et moi.

Je ne pus m'empêcher de remarquer dans les rangs de cette foule des yeux fendus en amande et des teints olivâtres qui ne me disaient rien de bon. Pigeon n'eut pas de peine à me démontrer que les espions Japonais devaient affluer dans ce pays, puisque leurs généraux avaient amené l'armée d'invasion jusqu'à cent kilomètres du point où nous étions.

Que venaient-ils espionner? Erickson et sa suite, sans doute. Mais que pouvaient-ils apprendre des travaux auxquels le prodigieux savant allait se livrer? J'opinai tout de même qu'ils n'avaient pas pour habitude de perdre leur temps.

Nous étions attendus par un détachement d'éclaireurs de l'Ouest. Ils nous amenaient de superbes montures.

Nous devions dans cet équipage gagner la montagne de Plomb, un massif élevé de trois cents mètres au-dessus de la mer, où des installations considérables de l'Electrical Department étaient terminées depuis plusieurs jours, sous la garde de dix mille hommes, commandés par le général Strawberry

Rien de ce qui se faisait là-haut ne serait certainement livré par les bons patriotes qui formaient le corps des éclaireurs. Mais je connaissais de si longue date les qualités investigatrices des Japs que j'appréhendai pour les secrets de notre maître électricien.

Je m'en ouvris au maréchal, en chevauchant vers la montagne. Sa réponse me fit plaisir:

— N'ayez crainte. Si malins que soient les camarades jaunâtres, si instruits qu'ils soient des choses de l'électricité et de la mécanique — et ils sont admirablement au courant de nos sciences à présent — ils ne m'empêcheront pas de leur envoyer les présents que je leur destine.

— Tant vaut l'homme, répliquai-je, tant vaut la chose. Vous ne vous gardez pas assez, monsieur le maréchal. Si vous étiez tué...

— Ce qui peut arriver d'un instant à l'autre...

— Votre pays perdrait d'un seul coup le bénéfice des admirables inventions que vous mettez à son service.

— Détrompez-vous! Ce qu'il y a de précieux dans notre nouvelle manière de faire la guerre, c'est que tout y est mécaniquement réglé. Par suite, les hommes qui sont à la tête des opérations ne comptent plus. Que le général succombe, un colonel suffit à le remplacer. Que le colonel disparaisse, un capitaine lui succédera. Du fond d'une guérite un sergent instruit dirigerait aussi bien que moi les opérations électro-magnétiques. Nous n'avons plus besoin de ce que les Romains appelaient virtus, ni de l'initiative individuelle. La conception initiale une fois comprise et mise en pratique, tout va de soi. Mon succès est venu, voyez-vous, de ce que j'ai reconnu et proclamé cette vérité avant tout le monde, en remplaçant à la guerre l'individu par la machine. On le faisait bien dans l'industrie! Aussi ne suis-je guère ému de la présence autour de nous de quelques olivâtres suspects. Qu'ils me tuent, Rockbigger et Burke, mes deux ingénieurs, sont là pour me remplacer. Et à leur défaut, le team des mécaniciens qui travaillent aux usines de la Montagne de Plomb les doubleront aussi aisément que M. Pigeon vous supplée, au télégraphe, quand vous êtes débordé...

A peine le maréchal avait-il prononcé ces mots que les deux cents cavaliers de la colonne levaient tous le nez en l'air.

Deux aérocars fusiformes apparaissaient dans le ciel bleu, libre de nuages, et fondaient sur nous comme s'ils eussent été lancés de la lune.

— Les Japs! Les Japs!

On n'entendait bientôt plus que ce cri dans les rangs.

— Halte! commanda le chef de l'escorte. Visez bien! Ils sont à quatre cents mètres et descendent à toute allure. Visez bien! Feu!...

Par centaines les coups de carabine partirent. Et encore, et encore!

Mais, phénomène auquel on eût dû s'attendre, c'était dans nos rangs qu'il y avait des morts et des blessés.

Sans qu'on eût vu un flocon de fumée, sans qu'on eût entendu la moindre détonation en l'air, des balles tirées de là-haut avaient frappé une dizaine d'hommes autour de nous.

Jarrett avait roulé à terre, touché dans le ventre.

Le désordre était à son comble; les chevaux galopaient, se sauvaient, emportant leurs cavaliers évanouis ou morts.

Je regardai Erickson.

Il était bien en selle, les yeux courroucés.

Tom Davis nous suivait ainsi que Pigeon

Mais alors ce fut bien pire. Nos hommes ayant cessé de tirer, on entendit siffler des balles que nous envoyaient des fusils à air, tout à fait silencieux.

L'une d'elles frappa le cheval de Jarrett, qui s'effondra.

Une autre fut plus cruelle.

Elle atteignit Erickson au-dessous de l'oeil gauche, pour lui fracasser la mâchoire et pénétrer dans la gorge, où elle resta.


4. Hara-Kiri.

La bousculade était terrible. Erickson tombé en arrière, étendait les bras comme pour écarter un agresseur invisible.


Illustration

Le désordre fut complet dans l'escorte, car le maréchal
venait de recevoir une balle en pleine figure. (Page 521.)


Nous étions descendus vivement de cheval pour le secourir, tandis que les soldats s'empressaient autour de l'oncle Sam.

Une demi-douzaine d'officiers dégageaient de leur mieux la place et faisaient former le carré.

Quand il y eut un peu d'ordre derrière les factionnaires hâtivement placés, nous pûmes étendre le maréchal sur la mousse d'une prairie qu'on traversait à ce moment-là, et le laisser aux mains du chirurgien des Eclaireurs.

Le docteur l'examina vite.

— La balle est dans le cou, dit-il. On pourra l'extraire, mais pas ici, messieurs! Qu'on amène un cacolet. Nous y placerons le maréchal. Dans une heure, à la Montagne de Plomb, nous trouverons ce qu'il faudra pour opérer l'extraction du projectile.

Le malheureux Erickson avait perdu connaissance sur le coup. Il y avait de quoi: six dents cassées, les os de la partie gauche du visage fracassés, le menton en miettes, le cou entamé!

Après les frictions et inhalations d'usage, il reprit connaissance.

De ses yeux perçants il nous regarda tous avec inquiétude d'abord. Puis l'arrêt du cerveau n'ayant été que momentané, le sourire amer que nous connaissions bien revint plisser les lèvres de ce fameux homme.

Il remercia ses compatriotes d'un geste, car il ne pouvait plus parler. Ce fut ensuite à nous, à ses hôtes qu'il adressa un second sourire, avec un plissement des yeux qui signifiait:

— Voilà une mésaventure dont on se serait bien passé.

Mais cet accès de philosophie dura peu. Rockbigger et Burke, intacts tous les deux, s'approchèrent bientôt du patron.

La joie qui se répandit sur le visage d'Erickson me parut indicible. lorsqu'il fut rassuré sur l'état de ses adjudants.

Mon étonnement fut grand aussi lorsque je vis ces trois hommes gesticuler, faire des combinaisons à la douzaine avec leurs doigts.

— C'est le langage de l'abbé de l'Epée, dit Pigeon, l'alphabet de nos sourds-muets. Ils le savent! Ils l'ont appris en prévision de circonstances comme celle-ci! C'est plus pratique que les signaux de Morse, au demeurant.

Pendant quelques minutes, le maréchal et ses lieutenants échangèrent ainsi des communications relatives au travail qui se préparait sur la Montagne de Plomb; sans nul doute Erickson avait tant de hâte de les diriger sur place, malgré sa blessure!

Tom Davis entra dans le carré, tout triste, pour nous annoncer la mort de Jarrett.

Erickson fit dire par Burke que la Camarde avait eu l'esprit d'attendre, pour tuer ce grand citoyen, qu'il eût achevé son oeuvre, ce qui était vrai.

Il ajouta, d'une main fiévreuse, en ponctuant ses signes par des clignements d'yeux:

— Qu'elle soit aussi large avec moi! Je ne lui demande pas autre chose.

— Tout compte fait, déclara le général Strawberry au bout de cinq minutes, nous avons trois morts et dix blessés, dont notre cher maréchal! Que les malades soient hissés sur les cacolets, et qu'on enterre les morts avant de quitter la place! Formez le camp pour trois heures.

Le brouhaha des premières minutes, la préoccupation du sort des blessés, nous avaient fait perdre de vue nos agresseurs. A moi, du moins.

Où étaient-ils?

Leurs deux aérocars étaient tombés lourdement à terre, au milieu d'un grand cercle que les cavaliers avaient tracé prestement, pour ne pas recevoir sur la tête ces armatures pesantes et leurs enveloppes, gonflées chacune de sept ou huit cents mètres cubes de gaz.

Il y avait longtemps que je n'avais vu d'aussi petits ballons dirigeables. A coup de sabre les éclaireurs eurent vite fait de les éventrer.

Chaque nacelle contenait deux hommes, deux petits Jaunes dans le genre de Narabo, Sikawa et Motomi. Mais de ces quatre francs-tireurs aériens deux seulement survivaient. Le général Strawberry les fit comparaître devant Erickson couché sur le dos, dans l'herbe de la prairie.

Ils étaient de taille plus élevée que nos Japs de l'Austral.

Par une bizarrerie dont je ne m'expliquais pas la cause, leur costume n'était point du tout celui des soldats nippons actuels. Il n'y avait aucun rapport entre leur kimono et les uniformes de l'armée modernisée du Mikado. On eût dit que, par un raffinement dans l'antithèse, ces représentants du Japon européanisé s'étaient évertués, ainsi que leurs camarades morts, à rappeler par leur tenue les guerriers légendaires de leur pays.

Je revoyais des imageries naïves, à Yokohama, point trop en retard sur la vérité puisque l'accession du Japon aux réformes venues d'Europe date seulement de 1868 — de Meidji, l'époque éclairée!

Ils avaient tous deux les mains liées derrière le dos. Tandis que les cadavres de leurs compagnons étaient alignés à cinquante pas de ceux des Américains, prêts à descendre dans la même fosse, eux se tenaient debout devant le maréchal, la tête basse, les yeux en dessous, chétifs, en dépit de leur taille plus haute que la moyenne, surveillés par les Eclaireurs de Ouest.

J'avais beau les regarder, il m'était impossible de les différencier autrement que par la stature. L'un mesurait trois centimètres de moins que l'autre. Quant aux cheveux, à la barbe, au teint, au nez, aux lèvres, aux yeux, mêmes nuances, même conformation.

Tout l'équipage de l'Austral s'évoquait devant mes yeux à côté de ces deux Japs, mais chose bizarre, je revoyais surtout mon voisin de table au banquet de La Haye, M. Tsoukouba. Une fois de plus, je proclamai au dedans de moi que tous les Japonais se ressemblent et que les Blancs, quand ils en ont vu un, en ont vu mille.

Un grand silence se fit. Je compris que les deux prisonniers allaient être, devant nous, jugés pour la forme, car il y avait capture en flagrant délit d'agression, ce qui ne justifiait peut-être pas la mort; mais le général n'avait aucune envie d'emmener ces deux gêneurs à la Montagne de Plomb, où l'on n'avait que faire de leurs aptitudes policières. Et puis, ils avaient à moitié tué le maréchal des Forces naturelles... Celui-ci confirma par signes qu'il fallait les électrocuter dans l'instant.

Les principaux officiers se groupèrent autour de lui. Le général Strawberry interrogea sommairement.

Le plus grand d'abord fut interpellé. On lui demanda son nom, sa qualité.

Dans sa longue robe, désarmé, les mains derrière le dos, il répondit en anglais, après avoir enfin relevé la tête, sans forfanterie:

— Makino Nobuaki, capitaine d'aérotactique, vingt-neuf ans... Bouddhiste. Est-ce assez?

— Oui.

A son tour le plus petit regarda Erickson et les officiers, d'un air méprisant.

— Hayachi Masataka, dit-il, et en anglais correct aussi: lieutenant d'aérotactique, vingt-quatre ans.

Il y eut un silence. Enfin il ajouta:

— Chrétien.

Ce fut une rumeur dans le conseil de guerre improvisé. On lui demanda de quelle confession il se réclamait. Il l'indiqua. C'était l'une des trois cents sectes luthériennes qui se partagent la foi des Américains du-Nord.

Quand la surprise fut calmée parmi les juges, car les accusés ne semblaient accorder aucune attention à ce qui se passait autour d'eux, le général Strawberry déclara:

— Vous avez été de sauvages agresseurs. Vous avez failli nous tuer le grand homme que voici... Regardez-le, celui que vous avez failli nous tuer. Heureusement que vous avez manqué votre coup! Regrettez-vous de l'avoir manqué?

Les quatre prunelles noires répondirent d'abord. Puis ce furent les lèvres:

— Oui.

— Ainsi vous saviez que parmi nous se trouvait Erickson, l'illustre maréchal des Forces naturelles...

— Qui a déjà détruit tant de vies japonaises, dit le capitaine.

— Nous le savions, ajouta le lieutenant et nous espérions bien le tuer, lui surtout. Nos fusils ont mal tiré. Nous ne sommes plus dignes de vivre. Finissons-en.

Le général consulta ses officiers.

— C'est bien notre avis, conclut-il. Vous allez être électrocutés.

Il y eut un nouveau silence. Puis, le capitaine Makino Nobuaki, sans qu'un muscle de sa figure eût bougé, demanda l'autorisation de dire quelques mots à son co-accusé.

— Oui, signifia Erickson d'un geste débonnaire.

Les deux hommes, placés à quatre pas l'un de l'autre, guettés par deux pelotons d'éclaireurs, pistolet au poing, échangèrent quelques paroles en japonais. Après quoi le capitaine pria un sergent de fouiller dans la poche intérieure de son kimono. On y trouva son portefeuille.

— Bien, dit-il, faites de même avec le lieutenant, je vous prie.

On recueillit aussi le portefeuille du lieutenant.

— Dans l'un et l'autre, messieurs, vous trouverez des billets de banque, beaucoup... Sur la proposition de mon ami Masataka, qui est chrétien, il vous l'a dit — nous vous prions de les accepter pour l'oeuvre de la Croix Rouge américaine.

Il y eut une nouvelle rumeur,

Erickson fit signe de la main pour dire qu'il acceptait, mais qu'on ne pourrait guère mettre à mort deux donateurs aussi généreux.

— Je lis dans vos yeux un certain embarras, dit alors le capitaine Nobuaki. Rassurez-vous, nous mettrons vos consciences à l'aise, si vous voulez bien nous accorder une autre faveur. Ordonnez qu'on apporte mon sabre et qu'on me délie.

Le général acquiesça; il devinait.

Le sergent remit bientôt au capitaine l'arme qu'on lui avait arrachée dix minutes plus tôt. C'était un de ces sabres à large lame, terminée en fer de hache, comme nous en avons tant vu sur les images japonaises.

Les hommes, sur un signe du général, redoublèrent de vigilance dès que l'officier jaune fut délié et armé.

Celui-ci mesura de l'oeil l'espace qui restait libre autour de son camarade.

L'ayant jugé insuffisant, il fit comprendre qu'on lui donnerait satisfaction en élargissant le cercle.

Ce qui fut fait.

Erickson suivait la mimique, couché sur l'herbe, les yeux fous de douleur, je le devinais, car il portait involontairement la main au- dessous de sa mâchoire, comme pour la soutenir.

Le lieutenant Masataka prit alors une étrange posture.

Les reins cambrés, la poitrine bombée, la tête renversée en arrière, les bras en équerre, après avoir poussé un cri rauque, il attendit.

Ce fut comme un éclair. Le sabre de son chef vola dans l'air et s'abattit sur son cou, qu'il coupa net, par en dessous, comme il eût coupé dans les champs une fleur sur sa tige.

La tête s'en fut tomber dans les rangs des soldats, tandis que le corps s'abattait sous des flots de sang lancés par les artères cervicales, horriblement tranchées.

S'adressant une dernière fois à Erickson et aux officiers, Makino Nobuaki dit simplement:


Illustration

Le bouddhiste épargna un suicide au chrétien. (Page 525.)


— Mon lieutenant était chrétien. Sa religion lui défendait le suicide. Je l'ai tué pour qu'il pût échapper à l'opprobre. Moi, bouddhiste, je ne redoute pas le hara-kiri. Au contraire. Banzaï!

Et soudain, ayant coupé la ceinture qui retenait son kimono, le capitaine si archaïquement accoutré dégagea sa poitrine et s'ouvrit le ventre avec férocité.

L'arme plongée dans l'abdomen fut horriblement remontée jusqu'à la gorge par ses deux mains féroces, que nul de nous ne vit trembler.


Illustration

— Moi, bouddhiste, dit-il, je ne redoute pis
le hara-kiri au contraire, Banzaï! (Page 525.)


Avec des yeux affreux, une bouche grimaçante, le suicidé perdant son sang comme une outre son vin, tomba lourdement sur le corps du camarade qu'il avait si charitablement décapité. Et dans ses yeux perdus nous lisions comme une joie farouche, plus forte que la douleur.


5. Les éclaireurs paralysés.

Le soir, vers cinq heures, nous entrions dans les domaines de l'Electrical Department, sur le versant Ouest de la Montagne de Plomb.

Modeste montagne, une colline plutôt, admirablement placée au confluent de deux rios torrentueux, dont la force a été hâtivement captée en amont de leur cours, vers l'Est, pour la mise en action de la machinerie spéciale que je retrouve là, semblable à celle de Key-West et de la Nouvelle-Orléans, mais autrement mobile, toute en prolonges, en chariots à moteurs de gigantesques dimensions.

De tous côtés nous apercevions des bâtiments improvisés, des forêts de mâts, des toiles d'araignées de câbles, qui nous rappelaient le déjà vu des installations précédentes. Toutefois Pigeon, de son oeil de lynx, eut vite fait de remarquer la note dominante de la station arizonienne: les groupes magnétiques roulants. On devinait que l'Electrical Department concentrait là des efforts particuliers, en vue d'un objectif spécial: l'armée ennemie en campagne. Nous n'étions plus au bord de la mer.

Les dix mille hommes de la garnison, prévenus de l'arrivée d'Erickson, s'étaient portés à sa rencontre. Ils constituaient deux divisions bien ordonnées « d'infanterie ouvrière ».

On désignait par là des fantassins spécialistes électriciens, mécaniciens, qui savaient tous manier des outils spéciaux.

En réalité dix mille soldats du génie, eût-on dit en Europe, bien plus redoutables comme artistes de leur profession industrielle que comme tireurs, puisque chacun d'eux, pour peu qu'il eût la manoeuvre de tel circuit, de tel courant ou de tel câble, pouvait donner la mort à des milliers d'ennemis sans sortir d'un laboratoire ambulant.

Nous apercevions de véritables parcs, où canons et caissons étaient remplacés par de bizarres véhicules automoteurs, chargés de fils, de bobines, de dynamos.


Illustration

Nous aperçûmes de véritables parcs où canons et
caissons étaient remplacés par de bizarres véhicules.


Tous étaient prêts à partir au premier signal dans les directions utiles.

Les servants, debout à côté de leurs pièces, nous saluaient militairement.

L'entrée du maréchal des Forces naturelles dans ce nouveau domaine qu'il ne connaissait pas encore ne fut pas, malheureusement, celle qu'on avait espérée.

Au lieu d'arriver à la Montagne de Plomb sur un cheval, comme nous, comme ses subordonnés, comme son escorte, le génial inventeur, bêtement atteint par un vulgaire projectile, passait à dos de mulet devant les troupes assemblées. Sa blessure le faisait affreusement souffrir. Tout de même, de sa main courtoise, il saluait.

On le coucha vite à l'infirmerie; alors il réclama de chacun la plus complète assiduité au devoir. Cette belle exhortation fut affichée le soir même dans les cantonnements:


Officiers, sous-officiers et soldats!

Votre chef est arrivé au milieu de vous comme un invalide. De quelques jours, il ne pourra diriger les opérations qui sont imminentes contre les envahisseurs.

Il importe que vous vous rappeliez que ce fait n'a aucune espèce d'importance.

La section de la Montagne-de-Plomb est parfaitement installée c'est une véritable ville industrielle que vous avez édifiée en deux mois, et tous ses organes sont prêts à fonctionner pour la défense du pays. C'est le principal. Le reste n'est rien. Les hommes ne comptent plus guère aujourd'hui que la destruction des agresseurs s'opère par le procédé scientifique.

Au surplus votre maréchal a des lieutenants dévoués qui connaissent aussi bien que lui le programme adopté dans les conseils du Gouvernement. Ils sauront l'appliquer, avec votre concours dévoué, car il n'est pas un seul d'entre vous qui ne soit prêt à donner sa vie pour l'exécution de nos desseins patriotiques.

L'action commencera cette nuit même, car nos ennemis s'approchent rapidement de Lead Mountain. Ils vont essayer de nous enlever d'ici, l'honneur du drapeau étoilé est entre les mains de l'Electrical Department.

Par une victoire indiscutable, sachons venger l'affront de Black River! Et que l'électricité montre d'une façon éclatante qu'elle est supérieure, pour la destruction des masses humaines, à toutes les poudres et à tous les projectiles de l'artillerie,

Hourrah pour la patrie américaine!

Signé: JUSTUS DANIEL ERICKSON.


Nous eûmes l'autorisation de voir quelques instants notre blessé. D'un geste cordial celui-ci nous remercia, puis chargea Rockbigger et Burke de nous emmener avec eux sur leur champ de bataille, c'est-à-dire en avant de Lead Mountain, dans l'Ouest, à l'endroit choisi pour secouer les premiers éclaireurs japonais qui s'avanceraient vers nous.

Le téléphone reliait la station électrique de l'Arizona, comme toutes les autres, avec la présidence de la République. Aussi ne tarda-t-on pas à savoir le grand émoi que causait à Washington la nouvelle de l'attentat perpétré par les diables jaunes contre le maréchal des Forces naturelles.

Le président fit connaître à Erickson, par Burke, tous les voeux que le gouvernement formait pour sa prompte guérison; le chirurgien en chef de la garnison nous dit que la balle serait extraite au grand jour. le lendemain, et nous fûmes nous coucher tous les trois dans une sorte de dortoir des officiers américains, très attristés par cette journée qui nous avait coûté vraiment trop cher: l'ami Jarrett descendu sous la terre avec les autres morts, Erickson gravement frappé...

Je dormi mal, quelques heures à peine, car en pleine nuit on nous réveilla.

Nous partions bientôt à cheval avec les deux ingénieurs, suivis de trois mille fantassins-ouvriers, dont le programme m'échappait encore.

Le surplus gardait la forteresse et tout son attirail.

Un incroyable convoi de véhicules spéciaux nous suivait

Au petit jour seulement j'eus la sensation réelle des réserves d'énergie que d'infatigables bataillons de travailleurs avaient accumulées dans cette Montagne de Plomb.

On y emmaganisait, d'après Pigeon, près d'un million de chevaux de force, pris aux rios environnants, qui tombaient en cascades énormes à peu de distance de la ville, et la moitié au moins de cette force pouvait nous être envoyée par ondes hertziennes n'importe sur quel point de notre itinéraire.

Pour commencer nous allions entraver, nous dit Burke, plus communicatif que Rockbigger, la marche des éclaireurs aériens nippons, dont la présence était déjà signalée à Silvester Falls, à quarante kilomètres devant nous.

Le jour venait de se lever. On fit halte dans la prairie, au bord d'un petit rio, loin de toute habitation, et les trois mille hommes installèrent notre camp industriel.

Chaque voiture fut amenée dans le voisinage d'une autre. On coupla les engins; on en assembla huit et seize. Les hommes déroulèrent des câbles, dressèrent des mâts. Je n'y comprenais rien, mais Tom Davis et Pigeon s'intéressaient à ce déploiement mécanique.

— Voilà les aérocars! cria la troupe, l'oeil aux aguets sur l'horizon.

En effet, une douzaine de ballons fusiformes apparaissait au lointain.:

Alors des commandements s'entre-croisèrent. Les dynamos se mirent à ronfler. Je ne voyais rien, ni personne. C'est le propre de l'électricité de circuler autour de nous comme une fée invisible, pour le bien ou pour le mal.

Je me demandais donc ce que faisaient les machines lorsque Pigeon, la main tendue, me donna une idée vague de ce qui se passait:

—Voyez... Ils n'avancent plus! Par une projection savamment graduée d'ondes hertziennes, d'une longueur que je ne saurais dire, mais qui est méticuleusement déterminée, Rockbigger et Burke paralysent absolument les efforts des Japs qui sont là-dedans. Ils ont beau faire, ils ne peuvent plus avancer. Voyez! Ils virent de bord! Ils renoncent à franchir la zone interdite. Oui, mes agneaux, et pour cause. Entrée interdite aux aérocars!

Pendant trente minutes, j'assistai à ces décharges répulsives, qui ne troublaient rien, qui ne faisaient aucun bruit.

On constatait seulement que la flottille aérienne, au lieu d'avancer, « refoulait » dans le ciel, au lointain, pour disparaître enfin, lassée par cette résistance mystérieuse, dans les profondeurs de l'horizon.

Ce n'était là qu'un prologue bien anodin des phénomènes qu'on allait nous montrer.


6. Le miroir aux étincelles.

Il était neuf heures du matin. Le corps expéditionnaire déjeuna. En quelques minutes les trois mille hommes eurent absorbé les comprimés les plus nourrissants et les plus savoureux.

Nous étions conviés au mess des officiers supérieurs avec Rockbigger et Burke. On y déplora la fatalité qui empêchait le maréchal d'assister aux expériences de cette journée. Elles promettaient d'être décisives et de rehausser encore sa gloire.

— Nous avons besoin du soleil pour opérer, s'écria le général Strawberry en portant un toast à la prompte guérison d'Erickson, et le soleil nous est apparu dès le petit jour dans un ciel qui promet de rester sans nuages jusqu'à ce soir! Que toutes les précautions soient donc prises, messieurs, pour la mise en batterie de nos forces, sans à-coups, sans accrocs, dans le plus grand ordre et dans le plus grand silence! Que cette journée soit décisive! Qu'elle montre à l'univers entier ce que peut l'Electrical Department après deux mois à peine de mise en route et de préparation hâtive. Vengeons le désastre de Black River, mes amis, et les autres échecs qui ont humilié le drapeau américain tant que l'action défensive s'est déroulée en Californie, avec les moyens balistiques du temps jadis. Il faut qu'on dise de nous sur la terre entière: Tant que les électriciens ne furent pas prêts à entrer en ligne, les troupes de l'Union ne purent résister au choc effroyable des Jaunes. Mais dès qu'ils eurent mis la fée Spark (1) en mouvement, ce fut dans les rangs japonais que celle-ci jeta l'effroi et la mort...

(1) Etincelle.

On poussa des hourras, et chacun courut à son poste. Le gros des Japonais était à Big-Needle, nous révélèrent les instruments microphoniques qui le plus minutieusement du monde enregistraient dans une maisonnette improvisée les moindres mouvements de leurs troupes.

Burke donna l'ordre de gonfler trois aérocars de surveillance qui suivaient le train de nos équipages, et très gracieusement nous offrit à chacun d'y monter.

Je laissai Pigeon à terre, pour faire la liaison —il était voué à cet emploi secondaire et ne s'en plaignait pas—et je pris place à bord de l'Eagle, avec Burke et un mécanicien, tandis que Tom Davis montait avec le général Strawberry dans la nacelle du Vulture. Le troisième engin était dénommé le Condor, et ma foi ces trois ballons de huit cents mètres cubes à peine, actionnés par de ravissants moteurs électriques, évoluèrent pendant toute cette journée à proximité de l'armée ennemie avec une aisance, une mobilité dont l'Austral même n'eût pas été capable.

A dix heures, le gonflement achevé, nous nous élevions du camp pour suivre à mille mètres de hauteur l'ensemble des opérations, et signaler par le téléphone sans fil ce que nous découvririons d'intéressant dans les manoeuvres de l'ennemi.

Je risquai une question:

— Ces trois aérocars, dis-je à Burke, sont destinés à l'observation des mouvements à terre. Mais si nous sommes attaqués par les ballons des Japs?

— Impossible. Vous les avez vus tout à l'heure reculer? Il en sera de même jusqu'à la fin de la journée. Tant que notre courant passera, défense leur sera faite d'avancer par ici.

On entendit des coups de sifflet: c'était le signal du départ, le commencement de l'action; impossible de parler de bataille.

Ce fut un spectacle singulièrement neuf pour mes yeux que celui-là. Que je regrettai de ne pas avoir à côté de moi, dans cette petite nacelle, confortable tout de même, le maréchal des Eléments! Avec quelle bonhomie apparente le pauvre père m'eût expliqué comment il s'y prenait, là encore, pour leur tuer des fils, à ces Japs dont le nom seul l'exaspérait.

Dans la plaine je n'apercevais que des engins d'aspect pacifique. Sur une étendue de deux ou trois milles c'étaient des chariots, des chariots et encore des chariots, porteurs de machines singulières, dont l'office me fut peu à peu révélé.

Mais quelle différence avec les anciens aspects des armées en campagne! Pas un canon. Les fusils que chaque homme portait en bandoulière, pour se défendre plutôt que pour attaquer, étaient formés en faisceaux. Par places six ou sept mille soldats travaillaient aux machines sous la protection du tiers de l'effectif disposé en grand'garde aux côtés d'un quadrilatère.

On n'entendait qu'un ronflement énorme, qui faisait trembler la terre et l'air dans lequel nous nous laissions courir.

— Quarante kilomètres nous séparaient tout à l'heure des Japs, dit Burke, l'oreille au téléphone; mais la distance sera plus courte de dix kilomètres à midi. C'est le moment que nous avons choisi pour leur faire une première surprise. Gagnons doucement le point de la carte où ils camperont à midi: Donkeys Field, probablement. C'est un petit groupement de cowboys avec une rivière. Les quarante mille hommes du premier corps jaune ne peuvent guère aller plus loin aujourd'hui. Ce n'est pas une petite affaire que la marche de quarante mille hommes en plein désert, car c'est en plein désert qu'il faut avancer pour gagner Lead Mountain, vous l'avez vu. Il y a des convois à organiser sur les derrières des régiments. Nous allons compléter les indications des microphones par une petite inspection de visu. Notre temps sera ainsi fort utilement occupé.

Aussitôt, avec une docilité charmante, l'Eagle s'élève à douze cents mètres et abandonne le camp de la fée Spark pour s'avancer de trente kilomètres environ vers l'Ouest.

Le ciel est bleu, l'atmosphère est chaude comme en été; le soleil travaille notre gaz à miracle et nous montons au point de ne plus être visibles dans l'azur, telle naguère la tortue de Jim Keog, même pour des yeux japonais.

Nous passons au-dessus des prairies, ou des brousses émaillées de quelque verdure. Peu ou point d'arbres. Aucune habitation. Pays triste, à peine coupé de petits rios, délaissé des colons, admirablement fait, dit Burke en riant, pour recevoir des flots d'électricité agressive parce qu'on aura au moins la certitude de ne causer aucun tort à des tiers, en déchaînant la fée Spark sur des guérets inhabités.

Onze heures... Nous apercevons une fourmilière au lointain. C'est l'armée japonaise. Tout au moins ce sont ses premières divisions, qui s'avancent vers le point de la carte indiqué par Burke: Donkeys Field.

Des aérocars les précèdent, les mêmes que nous avons vus rétrograder quelques heures auparavant. Ils essayent de s'avancer au-devant de nous sans y parvenir encore.

— Nos machines fonctionnent, dit Burke en faisant évoluer l'Eagle pour tournoyer dans les airs à quelques kilomètres du gros japonais.

Halte! Au point précis qu'il avait indiqué l'armée ennemie s'arrête et campe. En voilà pour une bonne douzaine d'heures.

Burke regarde sa montre. Midi.

— Filons, s'écrie-t-l, vers le Nord, pour ne pas gêner les opérations de Madame Spark.

En quelques minutes nous sommes au nord de Donkeys Field, à trois kilomètres des Japonais, élevés de mille mètres au-dessus du sol, les jumelles à la main.

Alors apparaît du côté de notre camp un singulier attirail. On dirait l'une de ces bandes de calicot ou de toile, sur lesquelles Martin du Bois projette des réclames monstres pour son numéro du lendemain. Qu'est-ce donc que ce gigantesque écran de toile, haut de cent mètres, soutenu par quatre ballons captifs que suivent leurs voitures?

Burke, très attentif à la manoeuvre de l'étrange machinerie, me donne vivement quelques mots d'explication

— Cette bande de toile énorme, que vous voyez s'avancer là-bas, est soutenue dans l'air suivant une verticale, autant que possible constante. Elle a été rendue réfléchissante aux ondes hertziennes par un enduit métallisé, trouvaille du grand patron, qui doit en ce moment-ci se demander, sur son lit d'opération, si ça marche comme il l'a prévu. Mais avant peu il sera mis au courant par le téléphone, dès qu'on aura des résultats positifs.

— Alors ce mur de toile?...

— C'est le mot. Ce mur de toile haut d'une centaine de mètres, en courbe légère, constitue un miroir capable de réfléchir et de concentrer à la distance de quinze ou vingt kilomètres des ondes hertziennes que fournit cette usine volante que vous voyez rouler derrière... Là-bas, vous apercevez ces quarante chariots?

— Parfaitement. Je m'explique à présent leur office.

— Quand on va siffler la halte, l'usine lancera tout ce qu'elle pourra d'étincelles sur le miroir-monstre. Par sa disposition oblique, celui-ci les réexpédiera par milliers et encore par milliers sur l'armée des Japs campée à Donkeys Field, sur les caissons alignés dans le camp, ou en marche derrière les premières divisions.

— Alors?

— Alors partout où se rencontreront des substances métalliques, pif, paf, poum. Tenez, tenez! Regardez ce résultat. Est-ce beau, cela, monsieur, est-ce beau?

Au même instant, en effet, les Yankees de l'Electrical Department avant commencé leur manoeuvre, les étincelles électriques envoyées dans le miroir improvisé se répercutaient sur les caissons des Japonais, dans les cartouchières des soldats en marche ou au repos.

De petites explosions commençaient à nous faire rire, par leur répétition.

On eût dit, de loin, ces capsules que font éclater les enfants en les lançant sur le bitume.

— Attendez le bouquet, me cria Burke en ramenant l'Eagle dans la direction du Vulture et du Condor, où l'on agitait des mouchoirs joyeusement.

Ce ne fut pas long. La projection des ondes une fois réglée aux machines génératrices, une gigantesque explosion se produisit dans le camp japonais. La déflagration des explosifs accumulés dans les caissons provoquait un nuage énorme de fumée et de poussière, sous lequel nous laissâmes les Japs compter leurs morts, pour nous rapprocher de nos gens au miroir, les féliciter de leur succès et rallier le camp avec eux.


Illustration

A distance les ondes hertziennes firent ainsi
exploser les munitions de l'ennemi. (Page 530.)


7. L'électricité de Lodge.

Ce premier exploit accompli, les trois mille hommes et le matériel roulant se replièrent sur la Montagne de Plomb, où des surprises nouvelles attendaient les Japs.

Burke m'expliqua le plan, comme nous précédions à belle allure nos fantassins, pour apporter les premiers au maréchal le récit de la victoire remportée par Madame Spark, grâce à lui.

— Maintenant que nos adversaires jaunes n'ont plus de munitions, ils vont attendre que l'autre fraction de leur armée leur en apporte un réapprovisionnement. Après quoi, ayant brûlé leurs morts, ils viendront nous relancer ici, avec le ferme désir de nous faire payer le coup de ce matin, qu'ils ne s'expliquent pas encore très nettement, je pense...

— Il n'est pas nécessaire qu'ils comprennent.

— Sans doute, mais vous pensez bien que leurs officiers ne sont plus des ignorants, comme autrefois. Presque tous sont instruits. Beaucoup d'entre eux sont venus espionner par ici depuis des années: ils ont entendu parler d'Erickson. Si discrète qu'ait été la méthode du maréchal, ils ne sont pas sans connaître les travaux énormes auxquels il s'est livré dans les principales stations de l'Electrical Department. Ils ont appris par la télégraphie sans fil, au besoin par leurs coureurs, qui traversent comme des ombres les solitudes les plus vastes, les événements nocturnes du canal de la Floride et du Mississipi... Ils ont hâte d'effacer ces affronts faits par le génie industriel américain à leur vertu guerrière!

— Alors ils vont nous attaquer sur la Montagne de Plomb?

— C'est ce que le maréchal espère.

— Comment?

- Vous verrez cela bientôt.

En quelques tours d'hélice nous eûmes franchi la courte distance qui nous séparait de la forteresse électrique.

Erickson toujours couché, toujours en proie aux plus cuisantes souffrances, nous reçut avec l'expression d'une joie sauvage. A coup sûr elle l'était moins que sa douleur.

Le chirurgien venait de l'opérer. Le projectile, une balle longue et frêle, était déposé sur une table à côté de son lit. On lui promettait la vie sauve et un rétablissement complet avant six semaines.

Burke lui raconta, d'une voix émue, les moindres péripéties de l'action.

Le maréchal fit comprendre qu'il était bien heureux de ces résultats.

A présent, signala-t-il par le procédé des muets, ne perdez pas une seule minute! Mettez-vous tous au travail de défense électrique. Préparez l'ouvrage pour nos hommes. Lorsqu'ils vont rentrer, vous les laisserez reposer, mais demain à la première heure, tout le monde au travail pour entourer la Montagne de Plomb de la ceinture que nous avons dite!

Tour à tour Tom Davis, le général Strawberry, les officiers supérieurs vinrent voir le malade et lui renouveler un compliment, toujours le même au fond, sinon dans les termes:

— Quelle grandeur dans la simplicité, des moyens employés! L'admirable guerrière que Madame Spark!

Burke fut chargé de téléphoner à Gardiner.

Le président lui répondit par les félicitations du Congrès tout entier, et par ses voeux les plus ardents pour la guérison rapide du grand citoyen qui sauvait, avec tant de hardiesse, l'amour-propre national.

Dès le petit jour, la garnison de la Montagne de Plomb se mit à planter aux environs de la station ce que Pigeon appelait les jalons de la victoire.

C'étaient, en effet, comme des jalons véritables.

En nous approchant des travailleurs, nous vîmes qu'ils étendaient, à six kilomètres de la colline, une véritable toile d'araignée en fils métalliques de forte épaisseur.

L'idée me revint des fils barbelés dont les Boërs s'étaient servis les premiers, à la fin de l'autre siècle, pour se défendre contre les assauts de l'armée anglaise.

Mais Pigeon ne tarda pas à nous démontrer que les installations rudimentaires des Boërs, renouvelées par les Japonais et les Russes en Mandchourie, apparaîtraient ici comme des jouets d'enfant.

Au surplus que ferions-nous d'un réseau de fils barbelés? Moyen de défense insuffisant pour dix mille hommes qui en attendent quarante mille sur une montagne, sans un canon!

— Pendant que vous étiez en avant, nous dit Pigeon, je me suis renseigné auprès des ingénieurs en second qui préparaient tout ce fil de bronze dans les ateliers. Voici ce qui va se passer: Erickson espère bien que les Japonais vont venir le « surprendre » ici. C'est la base de la combinaison. Sans leur opposer aucune résistance, il les laissera s'avancer jusqu'au point où nous sommes. Lisez...

Sortant une carte de sa poche, notre Pic de la Mirandole nous montra du doigt: Five Trees, les Cinq Arbres, un petit monticule surmonté de cinq arbres en effet, d'où l'on apercevait la Montagne de Plomb, toute proche.

— Arrivés là, nos Japs mettent vingt ou trente pièces de canon en batterie, et vomissent sur nous des torrents de mitraille. Nous sommes pulvérisés en quelques minutes. Certes, voilà ce qui se passerait si nous n'occupions ici qu'une position militaire comme il y en a partout. En pareil cas nous n'aurions qu'à plier bagages dès aujourd'hui et à nous sauver vers le Texas par le chemin de fer. Mais nous avons Erickson, et si les Japs sont attirés aussi près de sa résidence, c'est qu'il l'a voulu. Ses calculs les y amènent a priori: c'est ici que sa redoutable main va les prendre. Et comment!

— Dites, Pigeon, dites comment!

— Voici: c'est la mise en pratique d'un perfectionnement de la plus grande importance, imaginé par Erickson. Il a trouvé le moyen d'émettre des ondes hertziennes de faible dimension, à l'exclusion de celles qui sont ordinairement employées. Dans l'air l'amplitude de celles-là est majestueusement électrique. L'activité des petites ondes d'Erickson se manifeste au contraire par des phénomènes chimiques, par des combinaisons à distance, par des combustions. Avant lui, dans les courtes guerres qui ont signalé les premières années du siècle sur les deux continents, quelques essais de défense ont été tentés autour des villes fortifiées, non plus avec les fils barbelés d'antan, mais avec de bons fils comme ceux-ci, isolés même, et ceux-ci ne le sont pas. Ce fut sans succès, car la parade était trop facile avec l'électricité ordinaire. Il suffisait aux assiégés de mettre à la terre. Erickson, lui, s'est avisé d'employer sur une vaste échelle l'électricité produite à fréquence élevée par le dispositif de Lodge.

— A la bonne heure, Pigeon, vous ne perdez pas votre temps quand on vous laisse à la caserne. Comment, en si peu d'heures, avez-vous pu retenir tant de choses? Continuez, mon bon, continuez...

— Le dispositif imaginé par Lodge au siècle dernier permet à cette électricité de rester sur des fils qui ne sont pas isolés, tout comme s'ils l'étaient par le caoutchouc, le verre ou la porcelaine. Résultat, que vous pouvez apprécier: ces fils, tendus rapidement sur plusieurs kilomètres carrés par les soldats de l'Electrical Department, sans aucunes précautions, peut-on même dire, conserveront toute l'électricité qu'on pourra leur envoyer de là-haut lorsque les Japs se présenteront pour enjamber des défenses qu'ils supposeront abandonnées. A ce moment-là se passera l'un des plus curieux phénomènes que le maréchal ait imaginé de demander à la fée Spark. Il enverra sous la terre des courants qui la feront tressauter, ici même où nous sommes, avec une telle volubilité dans ses secousses que pas un Jaune ne pourra y résister. Ils seront tous animés d'une danse de Saint-Guy atroce. Ils tomberont les uns sur les autres et chercheront à se retenir aux fils de fer. C'est alors que de nos nacelles nous éprouverons quelque joie à les voir gigoter! Et cette fois-ci, patron, je compte bien que vous ne me laisserez pas à terre. Je veux voir ça.

— J'entends bien, objecta Tom Davis incomplètement édifié. Mais vous devez oublier quelque chose, monsieur Pigeon...

— Oh! je crois bien. Excusez-moi, lieutenant! J'oubliais le principal. Il va de soi que ce système de défense ne vaudrait guère si les quarante mille Japs devaient arriver comme un seul homme jusqu'ici, demain, après-demain, bref quand il leur plaira. Cette application de l'électricité à fréquence élevée ne sera offerte qu'à ceux qui auront au préalable défié une autre combinaison d'Erickson, laquelle guette les Jaunes à vingt milles d'ici. Des voitures blindées que vous avez vues à la Montagne de Plomb — elles vont la quitter tout à l'heure — portent une usine génératrice d'électricité, ainsi qu'un énorme miroir, suffisant avec de petites longueurs d'onde, sorte de grand projecteur dont les pinceaux, au lieu de marcher en ligne droite comme les rayons lumineux et de passer dans le ciel au delà de l'horizon, suivent la courbure de la terre qu'elles vont rasant. Braquées sur les troupes de Yoritomo, ces ondes ne produiront plus l'explosion de leurs projectiles, comme ce matin, mais bien celle de l'atmosphère, par combinaison de l'azote avec l'oxygène pour former un terrible gaz asphyxiant, le peroxyde d'azote, au milieu d'une flamme superbe... Puis l'eau du sol, celle de l'air transformeront le tout en acide azotique qui retombera en pluie sur la terre de l'Arizona, rongeant, détruisant toutes choses, jusqu'aux cadavres des Japs dont on n'aura pas à s'embarrasser, car en quelques jours il n'en restera rien. Malins, disons plutôt chançards seront ceux qui auront échappé à cette combinaison du maître! C'est pour ceux-là que quatre ou cinq mille hommes, courbés sur leurs fils de fer autour de nous, messieurs, préparent le piège de deuxième ligne, servi par l'électricité de Lodge.

Pigeon ajouta, guilleret et implacable:

— Je crois qu'on va s'amuser.


8. La mort sans bruit.

Ce fut un émoi considérable dans la forteresse électrique, toute la journée et toute la nuit. Les officiers supérieurs ne cessaient de voir et de revoir Erickson pour lui demander des conseils, des avis sur les postes de combat ou plutôt de destruction qu'ils devaient occuper pour la première fois de leur vie, car il ne s'agissait plus de combattre, mais de tuer à distance, sans lutte.

Evidemment le métier était dangereux. Si par un hasard impossible à prévoir les forces naturelles concentrées dans la main d'Erickson cessaient d'agir? Si les Japs, au lieu d'être anéantis par de successives décharges électriques, allaient survivre et s'élancer à l'assaut de la Montagne de Plomb? Le massacre de toute la garnison n'était pas douteux.

Elle n'était pas en état de résister à ses adversaires dans un combat aux armes à feu, tandis que, le commutateur à la main, chacun de ses hommes pouvait en détruire des centaines à l'ennemi, en quelques secondes, sans être autrement occupé que s'il expédiait un télégramme.

Les hommes qu'on avait choisis pour constituer l'Electrical Corps étaient donc des braves, comme chez nous les Monte-en-l'air, les Voleurs et les Sous-l'eau.

Ces Zigs-Zags (Pigeon les désignait ainsi à cause de l'emblème qu'ils portaient cousu au col de leur uniforme: la foudre en zig-zag) avaient été recrutés par enrôlements volontaires.

Ils recevaient une paie de guerre plus élevée encore que les meilleurs prêts de nos spécialistes aériens et sous-marins: cinquante dollars par jour, soit deux cent cinquante francs, autrement dit sept mille cinq cents francs par mois.

En admettant une guerre de dix mois, chacun de ces soldats-électriciens représentait pour le gouvernement des Etats-Unis soixante-quinze mille francs de notre monnaie.

Et ils étaient dix mille à Lead Mountain, cinq mille à la Nouvelle-Orléans, deux mille à Key-West, etc.!

Si riches que soient les Américains, me disais-je, ils trouveront encore amère la digestion de la note à payer, lorsque la guerre sera finie et le compte fait des dépenses qu'elle aura occasionnées.

Rien n'était curieux comme le va-et-vient de ces officiers. Nous suivions leur installation dans de petites guérites, ou bien sous la terre, en de véritables cavernes creusées depuis de longs jours déjà.

Entourés de fils et de câbles, un choix d'acides et d'appareils étranges à portée de leur main, chacun de ceux que nous eûmes le plaisir de visiter dans leur tanière nous fit l'effet d'un employé de chemin de fer attentif aux signaux automatiques que lui transmet un cadran.

Sur terre comme sous terre les postes reliés entre eux communiquaient avec un bureau central dans lequel Erickson eût été si content de s'enfermer, l'oeil sur les aiguilles incessamment agitées entre des chiffres cabalistiques! En son absence Rockbigger s'y installa le 22 novembre au matin.

C'était gentil aux Japs d'avoir accordé à leurs ennemis quarante-huit heures pour achever leur préparation.

Les hommes, répartis dans une quantité de petits postes, par six, par quinze, ou employés par centaines aux machines fixes, générateurs, transformateurs, émetteurs, projecteurs, étaient à leurs opérations depuis le petit jour, les sismographes ayant enregistré l'approche d'une armée à vingt-cinq kilomètres environ.

— Vite, me dit Burke, embarquons si nous voulons voir danser nos marionnettes. Il n'est que temps. Rockbigger va commencer le bal à neuf heures.

Pigeon put se caser à côté de moi. Tom Davis reprit sa place comme la première fois dans la nacelle du général Strawberry, et nous voilà partis: l'Eagle, le Vulture, et le Condor pour le spectacle le plus terrifiant que j'eusse jamais vu encore. Tant il est vrai que chaque jour, au cours de cette guerre véritablement infernale, je découvrais des horreurs qui dépassaient les horreurs de la veille.

Le temps était sec, le soleil chaud, ce qui faisait l'affaire des Américains. L'atmosphère restait ainsi plus maniable.

A neuf heures précises, après avoir laissé derrière nous la Montagne de Plomb et son réseau de fils, nous découvrions, à mille mètres au-dessous de nous, l'armée japonaise en colonne, par bataillons, qui s'avançait péniblement à travers la Prairie.

— Voici les Cinq Arbres, dit Pigeon en suivant attentivement le relief du sol, grâce aux verres grossissants fixés, comme chez nous, au bord de la nacelle.

— Et voici vingt mille Japonais qui ne seront plus vivants dans un quart d'heure, grommela Burke en faisant évoluer l'Eagle vers le Nord, de manière à suivre commodément le spectacle sans nous exposer à quelque mésaventure.

Nous avions dépassé en venant jusque-là le petit corps des opérateurs, leur usine volante, leur escorte, leur miroir-projecteur. Bientôt tout se mit à fonctionner sous le commutateur manoeuvré par Rockbigger, car une série de flammes courtes surgirent du sol, comme autant de feux-follets.

Le phénomène de l'explosion atmosphérique s'accomplissait.

Sourdement des bruits nous parviennent d'en bas, comme autant de coups de tonnerre.

Aussitôt nous voyons les cavaliers tomber de cheval, les fantassins s'arrêter dans leur marche pour s'asseoir, terrassés par un ennemi invisible contre lequel ni les canons, ni les fusils, ni les baïonnettes ne peuvent être d'aucun secours.

Les hommes du premier bataillon, que nous avons dans notre vue, s'affaissent, lâchant leurs armes, les uns sur les autres, comme des capucins de cartes. On dirait de là-haut une sinistre pantomime, car on n'entend point ces cris, ces hurlements, qui avec le fracas des pièces d'artillerie de l'ancien modèle et les coups de fouet des balles, caractérisent la musique atroce d'une bataille. On dirait que ce n'est pas vrai, que ces hommes jouent une comédie. Et ils tombent toujours les uns après les autres, sur cette terre où ils ne trouveront même pas une tombe, car l'acide azotique qui va se former sous la première averse les détruira jusqu'au dernier.


Illustration

Les Japonais tombèrent comme des capucins de cartes. (Page 534.)


La voici précisément, l'averse. Elle nous inonde et nous alourdit.

Burke jette du lest, remonte et s'écarte. Le Vulture et le Condor nous imitent. A quoi bon rester là? Nous risquons de périr asphyxiés à notre tour. Je le fais remarquer à Burke; mais c'est un enragé. Il se tient sur la limite de la zone dangereuse avec une audace qui n'est pas rassurante. Pigeon en a frémi.

D'autant plus que le tableau devient effroyable en bas.

Sur les trente bataillons qui se succédaient, en route pour Lead Mountain, le même effet foudroyant s'est reproduit. Par milliers les Japonais ont roulé à terre pour ne plus se relever. A quoi peut-on attribuer le salut de ceux qui parviennent à échapper?

Faiblesse de rayonnement du phénomène, sans doute, par suite d'une insuffisance d'énergie aux machines génératrices.

— Il faudrait doubler la force, dit Burke. Le maréchal l'a bien déclaré dès le premier jour. Les générateurs qu'on a envoyés de Saint-Louis ne sont pas de taille à provoquer le désordre atmosphérique sur un assez grand carré. Voyez ce qui se passe... Quatorze bataillons seulement ont été pris dans le cataclysme de l'atmosphère. Les seize autres ont eu la malice de faire une route plus au Sud, où ils ne pourront être atteints. Les voyez-vous qui se défilent?... Allons, c'est déjà un beau résultat que celui-ci: quatorze bataillons à six cent cinquante hommes, environ neuf mille Japs couchés dans l'herbe par la seule vertu de Madame Spark! Il faut bien qu'il en reste pour expérimenter à présent le réseau des fils électrisés sous la Montagne de Plomb. Allez-y les petits! Courez vite voir ça. Vous avez raison! Mais les voyez-vous s'élancer à toute vitesse! On dirait qu'ils sont déjà sûrs de tenir Erickson au bout de leurs baïonnettes!

En effet, les Japs des seize bataillons qui venaient de franchir indemnes le passage de la Mort prenaient le pas de course, comme s'il se fût agi déjà de donner l'assaut final.

— Suivons-les avec attention, fit Burke, d'autant plus que voici dans l'Ouest quelques voyageurs de notre espèce dont nous n'avons rien de bon à espérer aujourd'hui. Tout le courant est dirigé sur la terre, ce matin, sauvons nos existences que menaceraient certainement ces Fils du ciel si nous les attendions.

Le mot de « Fils du ciel » n 'avait frappé, ainsi que Pigeon.

Tous deux, nous nous jetâmes sur les besicles géantes, après avoir constaté que les aérocars japonais ne pouvaient nous inquiéter, car nous filons à soixante kilomètres sur la Montagne de Plomb et eux s'arrêteraient sûrement au-dessus du champ funèbre des Cinq Arbres pour y découvrir le secret de l'hécatombe magistrale perpétrée par Erickson.

Point d'erreur! C'étaient bien des Chinois que nous apercevions devant un bataillon japonais!

Au moins deux cents Chinois, armés et équipés à l'européenne, s'avançaient vers l'Est, poussés, on peut le dire, la baïonnette dans les reins par leurs maîtres-instructeurs les Japs.

Je connaissais les détails qu'on m'avait donnés sur la Chinatown de San Francisco: les Chinois qui l'habitent transformés en éclaireurs des Japs, bon gré, mal gré. Je pensai d'abord que les soldats célestes que nous apercevions étaient de ceux-là.

Mais Pigeon fit observer que les Chinois de la Chinatown étaient presque tous de gros et gras bonshommes, abrutis par l'opium dans les souterrains de la grande ville où les Japs les laissaient s'étioler tandis que ceux qui s'avançaient en tête du bataillon japonais nous donnaient l'impression d'hommes jeunes, très valides.

— Est-ce qu'il y aurait du nouveau? demandai-je à Burke, qui se déclara incapable de me renseigner, du reste. Et la Chine aurait-elle été contrainte par le Japon de lui prêter sa marée d'hommes pour précipiter le mouvement?

Bah! Chinois ou Japonais, tout fera nombre sur les réseaux tendus en avant de la station. Suivons aussi cette opération-là.

— Ce sera la plus amusante, grommela Burke en augmentant la vitesse pour devancer les assaillants.


9. Dix mille électrocutés.

Il était midi. Les Japonais avaient parcouru en deux heures seize kilomètres au pas de course.

Devant le réseau de fils de fer la colonne s'arrêta.

Nous suivions de très haut, comme nos amis du Vulture et du Condor, les dispositions que prenaient aussitôt ses chefs pour entourer la Montagne de Plomb et lui donner l'assaut.

En quelques minutes les seize bataillons se développèrent sur trois quarts de cercle.

L'énorme croissant noir formé par ces dix mille quatre cents hommes, que suivait une nuée de porteurs chinois, chargés comme des mulets, nous impressionna, Pigeon et moi, autrement que les bataillons allemands aux environs de Londres.

Ne savions-nous pas par coeur le martyrologe des Blancs que leur mauvaise chance fait tomber aux mains de ces sauvages équipés à l'européenne?

L'idée que nous étions à la merci d'un incident de moteur, de quelque arme inconnue, capable de perforer notre enveloppe, et que nous pouvions être précipités au milieu de cette horde me faisait froid dans le dos.

Quant à mon lieutenant, il était tout pâle.

Autant que moi il connaissait les supplices cruels que les Jaunes réservent à leurs prisonniers, tout civilisables qu'ils se prétendent.

— Attention, lui dis-je. C'est ici, comme en d'autres circonstances, qu'il faut s'assurer du petit flacon. Avez-vous le vôtre, Pigeon?

— Oui, patron, me répondit-il d'une voix qui tremblait. Et vous?

Je m'étais tâté par acquit de conscience. Le poison libérateur était bien à sa place, dans ma poche, sur mon coeur, prêt à déterminer avant l'heure naturelle la fin de ses battements.

— Voici l'objet, fis-je en exhibant la minuscule bouteille. Espérons que nous n'aurons pas à nous en servir.

Burke n'écoutait guère. Il était tout à ce qui se passait en bas.

— Attention, dit l'Américain, le bal va commencer!

Les Japonais, l'arme au pied, sur trois lignes, n'attendaient qu'un ordre pour enjamber les fils de fer.

Ils voyaient bien que personne n'en défendait l'accès. Ils voyaient même à longue distance qu'on ne voyait rien, pas un soldat, pas un être vivant, et ce désert d'hommes ne pouvait manquer de leur paraître suspect.

— Ils ne sont pas assez naïfs, insinua Pigeon, pour croire que le maréchal les attend là-haut comme s'il les avait invités à dîner. Ils se demandent quel plat nouveau le terrible magicien va leur servir, voilà tout.

— Croyez-vous qu'ils ne devinent pas le rôle destiné à tant de fils entre-croisés, au pied de la montagne où s'est concentrée la défense électrique de toute une région? fis-je.

— Sans doute ils le devinent, interrompit Burke, l'oeil toujours plongé dans le vide, et de temps en temps relevé sur l'horizon pour y guetter la flottille aérienne. Sans doute; aussi vous allez les voir enjamber délicatement les réseaux et se faire un jeu, comme des petits chats, de sautiller entre ces conducteurs qu'ils supposent — avec raison — chargés d'électricité. Mais Erickson ne serait pas Erickson s'il n'avait trouvé que ce moyen-là pour les clouer où ils sont et les empêcher de retourner d'où ils viennent... Ecoutez!

Au même instant un premier grondement nous frappa les oreilles, assez semblable à ceux que nous avions entendus trois heures plus tôt aux Cinq Arbres. C'était de dessous la terre que le bruit partait, et non des profondeurs du ciel.

— On dirait les mistpoëffers de notre pays, s'écria Pigeon.

— Ecoutez! reprit alors Burke épanoui. Ecoutez, gentlemen.

Tout aussitôt nous entendîmes le grondement recommencer. Puis une troisième fois, une quatrième une cinquième. Chaque fois le bruit succédait au bruit précédent avec une vigueur plus brutale.

Les coups devenaient rapides. J'eus l'impression du départ d'une colossale locomotive, et de ses halètements peu à peu accélérés.

Lorsque le ronflement devint plus saccadé, avec des ralentissements brusques et des à-coups précipités, auxquels correspondait chaque fois un rire large de Burke, le plus inattendu des mouvements stratégiques s'opéra sous nos yeux.

Dix mille quatre cents Japonais, et les Chinois qui les accompagnaient, tant éclaireurs que porteurs, se mirent à danser.

Nous avions vite compris que le génie d'Erickson trouvait le moyen de faire trembler la terre qui portait les assaillants sous l'influence de je ne sais quel envoi d'ondes magnétiques.

Quel que fût son point de départ, le phénomène était là, visible à mille mètres au-dessous de nos lunettes.

Toute l'armée ennemie tressautait.

Projetés à quelques pieds en l'air, les Japonais et les Chinois retombaient lourdement, gauchement, ayant perdu tout équilibre, sur le réseau des fils électrisés, que machinalement, dans un geste auquel des cerveaux affolés ne pouvaient commander, leurs mains saisissaient pour ne plus les lâcher.

Alors se produisait un phénomène que j'avais vu la veille même de l'incendie de La Haye, dans la capitale néerlandaise; il m'avait beaucoup frappé. Un ouvrier électricien, ayant perdu l'aplomb tandis qu'il réparait un câble de lumière en pleine rue, s'était saisi d'un autre câble, inondé par un fort courant. Ses mains accrochées désespérément au fil avaient alors déchargé des étincelles. On lui criait d'écarter sa main du fil, mais le malheureux s'y cramponnait au contraire, par la raison qu'il ne pouvait plus s'en détacher.

La foule ignorait que l'homme électrocuté de la sorte ne lâche plus le câble de mort dont il s'est emparé.

Il y est rivé, pour ainsi dire, et tant qu'on n'interrompt pas le courant, il le serre désespérément, jusqu'à ce que la mort s'ensuive.

L'armée qui grouillait à terre nous donnait ce spectacle hideux, multiplié par dix mille.

Tous les hommes, secoués par le continuel tremblement de la terre, s'affolaient sur les fils de bronze et ne manquaient pas de les empoigner. Ils étaient pris.

Nous devinions les étincelles, mais ce que nous apercevions très bien, c'était la danse de Saint-Guy que Burke avait prédite.

Erickson ayant attendu que les trois files d'assaillants fussent engagées dans les réseaux, avait lancé sa foudre, comme disait Pigeon; et nous pouvions voir désormais les milliers d'assaillants gigoter, se tortiller, choir sur un côté, se relever, puis retomber sur l'autre, avec des grimaces atroces et des cris de douleur qui montaient jusqu'à nous comme un choeur abominable de damnés.

— Très curieux, disait Burke, très curieux! On dirait des marionnettes.

Et froidement, l'Américain sortait de son étui un grand appareil photographique, avec lequel il prit des « vues » diverses de l'opération.

En un quart d'heure tout ce qui portait un fusil avait roulé sur la terrible toile d'araignée et se débattait dans de lamentables convulsions.

On vit alors descendre de la Montagne de Plomb cinq ou six mille hommes de l'Electrical Corps, commandés par le général Strawberry en personne.

Sur les Japs et sur les Chinois accrochés aux redoutables fils les Américains s'exercèrent à tirer comme des chasseurs; d'abord à distance, puis tout près.

L'odeur de la poudre grisait les vainqueurs.

J'eusse préféré, pour la gloire d'Erickson, qu'un nouveau cataclysme atmosphérique éteignît toutes ces vies d'un seul coup; mais le maréchal avait voulu laisser à ses soldats le plaisir sauvage de canarder à leur aise ceux qui avaient si bien cru les cerner dans la Montagne de Plomb et les exterminer.

Ce fut un abatage atroce.

Les fusils automatiques ne cessaient de crépiter. Les tireurs s'amusaient à choisir leurs têtes, visaient comme à la cible et logeaient leurs balles à dix pas dans les petits crânes des Jaunes. Pour une fois les Blancs se livraient à des tirs qui manquaient de générosité.

Mais, comme disait Pigeon, que fût-il advenu si Erickson avait fait grâce de la vie à tout ce monde-là?

— Croyez-vous, ajouta Burke, que si le maréchal arrêtait le courant, ceux de ces gaillards qui vivent encore lui en témoigneraient quelque reconnaissance?

— A coups de fusil, opinai-je.

— Parfaitement.

Et de ses deux yeux perçants le second lieutenant d'Erickson admirait le travail exécuté par l'Electrical Department.

— Nous pourrons bientôt redescendre, fit-il, quand les armes cessèrent de se faire entendre, faute de victimes à fusiller. On enverra ce soir là-dessus une bonne décharge de péroxyde d'azote, et comme il pleuvra cette nuit, ce charnier aura bientôt disparu. Les gens de Tucson pourront venir faire ici de bonnes semailles pour la fin de l'année.

Avec une prudence que j'appréciai, notre pilote fit le grand détour pour éviter de passer au-dessus du champ de bataille.

Le mot pouvait-il servir encore à désigner l'endroit où la science moderne tuait les hommes à distance et par milliers sans qu'il y eût combat?

Pigeon, satisfait d'avoir vu ces choses et surtout d'avoir échappé aux anicroches possibles, plaida tout haut le pour et le contre, chercha des termes nouveaux sans les trouver.

Des trompettes sonnaient partout le ralliement des soldats que la passion du tir avait emportés trop loin, jusqu'aux derniers fils du réseau.

Les autres revenaient à la Montagne de Plomb en chantant The star spangled banner. Toute la soirée ce fut une noce bruyante dans les cantines.

Erickson rayonnait.

Comme Rockbigger et Burke étaient occupés ailleurs, ce fut moi qu'il chargea de téléphoner à Gardiner le résultat de cette deuxième partie de la journée.

L'honneur n'était pas mince.

Je lus au président la note que le maréchal avait écrite à son intention. Elle disait simplement: Black-River est vengé.

Ma foi, cette concision valait toutes les phrases.

— Merci, monsieur, me dit de président de la République américaine.


10. Un coup de poignard.

Pourquoi faut-il qu'en ce bas monde le succès soit inconstant?

Les dernières lampes qui s'éteignaient ce soir-là, très tard, dans les baraquements, dortoirs et chambres de Lead Mountain éclairaient la victoire, et c'était pour la dernière fois.

On dormit tard le lendemain.

Les troupes avaient besoin de repos. C'est que le travail de chaque homme, dans l'Electrical Corps était autre chose que celui d'un pionnier ordinaire.

Nous nous levâmes vers dix heures et Pigeon se préparait à jeter sur le papier les premières lignes d'un récit de l'extraordinaire électrocution de la veille lorsque nous fûmes assourdis par un vacarme insolite.

C'était un appel de trompettes. Répété dans toutes les parties de la station avec une insistance bizarre, il me parut empreint de quelque inquiétude.

J'ignorais les sonneries américaines et leur signification; mais Tom Davis les connaissait pour nous.

Il dénonça l'Alerte et le Ralliement.

Que se passait-il donc?

Nous vîmes Burke et Rockbigger courir comme des fous vers la chambre où reposait Erickson et en sortir aussitôt, les bras levés, en criant:

— Assassiné! Assassiné!

Je m'élance avec mes deux compagnons.

Quel spectacle! Le maréchal est étendu sur son lit, la tête entourée des compresses et des bandeaux que le chirurgien a multipliés la veille pour soutenir sa mâchoire démantibulée.

Ses draps sont relevés, et de sa poitrine sort le manche d'un poignard japonais. J'ai déjà vu quelque part un manche analogue: chez moi d'abord, à Paris, où j'en ai plusieurs qui s'entrecroisent dans une panoplie, puis à bord du Krakatoa, dans le dos de Haas, le second mutiné...


Illustration

De la poitrine du maréchal sort le manche
d'un poignard japonais. (Page 538.)


Mais tous les poignards japonais se ressemblent. Peu importe d'ailleurs le manche de celui-là. C'est sa lame qui a pénétré profondément dans les organes vitaux du pauvre maréchal!

Il est mort depuis plusieurs heures déjà, et l'on peut dire que l'oeuvre sinistre est signée.

N'est-il pas tout indiqué que seul un Japonais ait commis le crime.

Mais à quelle heure?

— Allez donc chercher! s'écrie Burke désespéré. Le coup a été fait sans doute vers trois ou quatre heures du matin, pendant que nous dormions tous sur nos lauriers, comme des imprudents que nous sommes. L'un de ces misérables Japs a échappé à l'électrocution d'hier; il s'est glissé jusqu'ici à la faveur de l'obscurité...

Le général Strawberry, les colonels, les médecins venaient d'arriver.

La chambre du mort était bientôt pleine de monde.

Et chacun émettait son avis, chacun faisait des reproches à son voisin.

— Vos sentinelles dormaient donc cette nuit? demandait le général aux colonels.

— Et ici, personne n'a donc veillé?

— Qui a pu pénétrer dans la chambre du maréchal? demanda-t-on aux quatre infirmiers chargés de donner leurs soins au blessé.

Tous firent la même réponse. Ils n'avaient vu personne de la nuit.

On vit alors arriver tout effarée, dans un costume hétéroclite, mi-européen, mi-japonais, couverte d'un châle, l'une des dames de la Croix-Rouge qui accompagnaient le service médical.

La malheureuse jeune femme déclara en pleurant qu'elle avait été volée de ses vêtements pendant la nuit.

Aux appels de trompettes elle s'était aussitôt affublée tant bien que mal des nippes qu'elle avait trouvées sous sa main...

Le général comprit tout.

Et nous donc!

Un Japonais s'était introduit dans le camp de la Montagne de Plomb, sous un costume qui ne l'avait pas fait remarquer. La nuit, il avait dérobé et revêtu les vêtements de l'ambulancière, sous lesquels il lui était facile de pénétrer dans la chambre du maréchal, une potion à la main.

Interrogés, les infirmiers reconnurent le fait une femme était entrée pendant la nuit chez le blessé...

Tout devenait limpide, et, ajoutai-je dans l'oreille de Tom Davis, très japonais.

Il y eut, à la constatation de cette abominable vengeance, une consternation profonde, un véritable abattement de quelques minutes. Le général Strawberry prit la parole, devant les officiers de tout grade qui étaient groupés là, dans une grande salle, contiguë à la chambre d'Erickson.

— Messieurs, dit-il avec force, le sang appelle le sang. Les Japonais viennent de réussir le coup qui pût nous être le plus sensible. Ils ont assassiné avec une incroyable audace le grand citoyen dont ils redoutaient par-dessus tout le génie et la science. Nous devons venger la mort d'Erickson.

— Oui! oui! Vengeons-la! s'écrièrent les officiers, d'une voix qui n'osait éclater trop vive par respect pour le mort.

— Messieurs Rockbigger et Burke sont ses successeurs désignés. Je vais informer le président Gardiner du deuil qui frappe la République. Mais je voudrais lui annoncer en même temps que nous avons déjà commencé l'oeuvre de vengeance. Elle nous sera d'un accomplissement facile et le programme en est tout tracé: aujourd'hui, demain, après-demain, nous anéantirons la seconde partie de l'armée des Japs comme nous avons anéanti la première dans la journée d'hier.

— Oui, oui, répondirent en faisant un geste de serment Rockbigger et Burke.

Les portes de la chambre s'ouvraient alors et nous apercevions le petit lit de sangle sur lequel reposait le corps du grand citoyen.

Nombre d'officiers et d'assistants, les infirmiers, les infirmières accourues, les clergymen de la garnison s'étaient agenouillés. C'était un spectacle pitoyable.

— En ce cas, reprit le général avec force, donnez des ordres pour que l'opération d'hier soir renouvelé, aux Cinq Arbres ou ailleurs, contre la nouvelle armée qui va nous arriver de l'Ouest. Pas un seul des vingt mille hommes qui osèrent marcher sur notre station électrique n'a survécu à cette tentative. Un seul peut-être, et celui-là fut assez audacieux pour pénétrer jusqu'ici... Faites à présent que pas un de ces Jaunes n'échappe aux forces vengeresses de la Nature dont Erickson a su jouer habilement. Vengez-le avec nous! Donnez-nous à tous notre rôle dans l'électrocution! Il faut que des milliers de cadavres soient couchés encore dans l'Arizona. L'affront nouveau qui vient d'être fait à la bannière étoilée ne peut rester impuni.

L'un des clergymen se releva, dit quelques versets de la Bible, et bénit l'assistance. Puis chacun courut à son poste.

Rockbigger et Burke avaient hâte de savoir par les microphones où se trouvait l'ennemi. Je regardai ma montre: onze heures!

Mais au dehors ils rencontrèrent une foule de plantons, qui parlaient vite, et fort, avec des gestes effarés.

Qu'y a-t-il encore? demanda Pigeon au général. La journée me paraît mal commencée...

Il y a, messieurs, répondit le grand chef, très pâle, après avoir écouté sept ou huit rapports de sergents, accourus de tous les postes de la station... il y a que le meurtre de notre cher maréchal n'était que le prélude d'une série d'attentats. Celui qu'on m'annonce est des plus graves. Il rend notre situation fort critique...

— Qu'est-ce donc? fit Tom Davis préoccupé.

— Partout on vient de constater que nous n'avons plus de courant. La station de Lead Mountain est approvisionnée en « houille blanche » comme vous le savez, par la jonction de deux rios, le Santa Maria et le Rio Gila. Les barrages et les usines hydrauliques qui se trouvent à vingt-cinq kilomètres d'ici, dans les collines Noires, sont gardés par quinze cents hommes de bonnes troupes, et en arrière de notre position dans l'Est. Par conséquent aucune armée venant de la Californie n'a pu s'en emparer. Mais un détachement isolé de coupeurs de câbles, aussi audacieux que les coupeurs de gorges, a pu se glisser au prix d'une fusillade qui ne leur fait pas peur, jusqu'aux sources de notre énergie et les tarir, en détruisant la ligne qui nous amène le courant.

On vint chercher le général en toute hâte. Il nous quitta.

Le désordre était complet.

Partout les officiers et les hommes couraient. En échangeant des mots brefs, ils se renseignaient de leur mieux.

A la vérité il transparaissait qu'on ne savait rien, sinon que le câbles étaient coupés et que nous ne recevions plus un atome de force aux usines de transformation.

C'était d'autant plus grave qu'il ne nous restait aucun moyen de nous renseigner sur la marche des Japonais.

— Si, pourtant! Il nous reste un moyen de savoir où en sont les Japs, fit Tom Davis: l'Eagle, le Vulture, le Condor!

Le lieutenant oubliait que les trois aérocars de la station n'avaient que de simples moteurs. électriques.

— Plus de force, plus de ballons-éclaireurs, plus rien, lui criai-je, dans le feu de la première émotion.

Pigeon, philosophe, nous démontrait que chaque méthode de destruction a ses points. faibles. On le savait de reste.

— Ainsi voilà toute une machinerie superbe, redoutable, disait-il, qui va très bien tant qu'on l'alimente avec de l'eau courante. Ce n'est pas malin d'avoir de l'eau courante et de l'envoyer dans des turbines, en ce pays montagneux où les rios ne se comptent plus. Mais si par malheur l'eau vient à manquer, c'est fini. L'instrument formidable de votre puissance destructive est à la merci d'un cisaillement audacieux... Et trois Japonais qui n'ont pas peur de se faire pendre réussissent à couper le courant dont se servit un Erickson pour anéantir en un jour vingt mille des leurs!... Si Bossuet avait connu ces choses, mes amis, il en eût tiré d'admirables effets!

Je n'avais pas envie de plaisanter, et il me sembla que Pigeon, pour une fois, manquait de jugement.

Il apercevait bien tout ce que la rupture de ce câble entraînait de conséquences terribles pour les Américains, mais il ne semblait pas en redouter pour nous-mêmes.

Les événements n'allaient pas tarder à lui rendre sa clairvoyance ordinaire. Mais à quel prix!


11. Le flacon libérateur.

Tout ce qui est cavalier monte à cheval. Les trois cents éclaireurs de l'Ouest qui se trouvent à Lead Mountain s'en vont ainsi, à l'ancienne mode, battre l'estrade et s'informer de la position des Japonais.

Nous les voyons partir au galop dans la plaine, par groupes de sept et huit, cependant que les mécaniciens de toute catégorie s'efforcent d'obtenir un envoi de courant au bout des câbles.

Peine perdue! La télégraphie sans fil fonctionne seule et permet de savoir promptement que les usines qui entourent le barrage et les chutes des rios sont intactes. Aucun Japonais n'a été vu dans la région: c'est donc bien un raid audacieux qui à été poussé sur les derrières de la place par quelques éclaireurs jaunes.

L'anxiété augmente au camp lorsque vers deux heures nous voyons revenir les nôtres avec des nouvelles.

Les Japs s'avancent au pas de course, accompagnés d'hommes plus hauts et plus forts, qui sont évidemment des soldats chinois. Cette fois encore on nous représente les Célestes comme des combattants équipés à la moderne et non plus sous les aspects de magots qui nous sont familiers.

Que s'est-il donc passé depuis que nous avons perdu le contact avec l'Europe?

La Chine aurait-elle enfin cédé aux instances du Japon et ferait-elle cause commune avec ces demi-frères instructeurs dont elle voulait naguère encore, semblait-il, secouer le joug pour s'entendre directement sur la conduite de ses affaires avec les puissances blanches, en haine du Japon, précisément, qui l'a tant secouée, battue, humiliée?

Tom Davis ne pensait plus guère à la gravité de notre situation, sur cette colline désormais sans défense.

Il voyait, bien au-delà, les combinaisons diplomatiques si péniblement échafaudées perdre de leur valeur devant une coalition sérieuse des Jaunes.

— J'ai toujours pensé, nous dit-il, que l'intrigue des Japs serait déjouée par la sagesse des Chinois, et que ceux-ci refuseraient de se laisser entraîner dans une alliance: pan-mongolique offensive, où ils ont tout à perdre. La présence de ces soldats chinois dans les rangs de l'armée d'invasion me laisse croire que la faute inquiétante a été commise à Pékin...

— Inquiétante, c'est le mot, hasarda Pigeon.

— Oh! certes! Si la Chine était restée tranquille, l'Europe, unie enfin, exécutait sans peine les Japs turbulents et les réduisait en quelques mois à l'impuissance finale. Avec la Chine contre soi, ce n'est plus la même chose. Car la Chine va entraîner le Tonkin, l'Annam et l'Inde. Tout ce que m'ont annoncé nos envoyés secrets à Key-West se réalise, je le prévois. L'Europe s'est concertée trop tard. Ou du moins les précautions des Japs étaient prises depuis si longtemps, et si bien prises, que le contre-poids qu'ils avaient préparé, en vue de la volte-face anglo-française, s'est déclenché tout seul. Quel dommage qu'on n'ait pas le temps de demander là-dessus des détails au président Gardiner! Il est documenté, lui...

Mais il s'agissait bien de causer au téléphone avec le président Gardiner! Toute la cavalerie rentrait en désordre.

— Les Japs sont là! Les Japs sont là! criaient les éclaireurs démoralisés.

— Ils arrivent! Dans une heure mille cavaliers chinois qu'ils encadrent seront ici. Et derrière eux, très loin, nous avons aperçu le gros de l'armée, l'infanterie, l'artillerie, les convois!

Rockbigger et Burke se désolaient de n'avoir plus, sous la main, la force nécessaire pour immobiliser dans la mort, comme la veille, cette horde d'envahisseurs.

Qu'allait-on faire?

Le général Strawberry voulait résister.

— Nous sommes dix mille. Faisons tête à l'ennemi et défendons-nous! Un contre deux! Voilà qui n'est pas pour effrayer des Yankees patriotes.

Il fallut que ses officiers lui fissent remarquer que la place n'avait pas de canons.

— Sans artillerie, plaida un colonel, rien à faire. Quant à nos hommes, ce sont surtout des électriciens, des manipulateurs de courant. Sortis de leurs appareils et des logettes où nous les cantonnons, ils ne valent guère. Ils parlent tous de se replier sur Tucson et de là de gagner le Texas. C'est le plus sage. Nous n'en ferions rien ici. N'ajoutons pas une déroute à notre malheur. Battons en retraite avec ordre: il en est temps encore...

— Tout juste, hasarda un autre colonel.

— En faisant sauter nos installations, pour que rien ne tombe aux mains de l'ennemi de ce que l'immortel Erickson avait fait si rapidement sortir de terre.

Cette évocation troubla tout le monde. Nous étions là une vingtaine, réunis comme en conseil de guerre. L'idée d'abandonner à l'ennemi le corps du héros de la Défense Nationale par l'emploi des Forces Naturelles ne pouvait venir à personne.

Que faire? Il était trop tard pour songer à une crémation.

De plus chaque officier savait que le peuple entier des Etats-Unis lui demanderait compte de sa conduite s'il ne faisait l'impossible pour ramener à Washington les restes d'un héros aussi digne d'être donné en exemple au peuple.

Le général proposa une solution:

Nous rassemblons nos hommes et dans dix minutes le corps d'occupation de Lead Mountain prend la route de l'Est. On emportera le corps d'Erickson à dos de mulet, au centre d'un peloton d'escorte...

— Non, général, dit Rockbigger. Vous pouvez être attaqués. Or, il est inadmissible que le corps de notre vénéré maître soit pris et profané par ces sauvages. Nous allons l'emmener, Burke et moi, dans les airs, sur l'Eagle, où l'on va faire de son mieux pour réunir les batteries encore chargées des trois aérocars du service...

Une approbation unanime, et le travail commence aussitôt. Tom Davis, préoccupé des événements diplomatiques, propose aux deux successeurs d'Erickson de les accompagner, ce qui lui est accordé bien vite, et nous faisons brigade, Pigeon et moi, avec le général Strawberry.

Alors se passe une scène touchante. L'Eagle est gonflé en toute hâte et muni de toutes les batteries utiles qu'on peut trouver dans la station. Il y a de quoi faire de la route, à ce que nous voyons, et gagner tout au moins Saint-Louis du Missouri.

Au milieu des appels de trompettes, des formations de route qui se préparent, des groupements de matériel qui se multiplient sur la pente de la colline, l'Eagle apparaît, gonflé vivement, tenu à la corde par une vingtaine d'hommes.

La nacelle a touché terre. Elle est entourée aussitôt à distance par tous les officiers, tête nue. Les troupes qui sont déjà prêtes à partir forment le carré. Nous pressons vigoureusement les mains de Tom Davis à qui nous donnons rendezvous à Washington dans la huitaine. Il se tient alors respectueusement au bord de la nacelle, tandis que six sergents apportent le corps d'Erickson enveloppé soigneusement dans les plis du drapeau fédéral.

Les trompettes sonnent en l'honneur de l'illustre mort, tant que dure l'opération de l'embarquement.


Illustration

L'Eagle emportait dans les airs le mort illustre, en-
veloppé dans les plis du drapeau fédéral. (Page 541.)


On installe le cadavre au fond de la coque. L'instant d'un éclair je revois celui de Mourata dans la coque de l'Austral.

Quel chemin parcouru! Quels événements depuis les heures douloureuses vécues avec Mourata et ses Japs! Amis hier, ennemis aujourd'hui!

Rockbigger et Burke veillent tendrement aux détails funèbres et sautent à bord avec Tom Davis.

C'est tout l'équipage. Point d'aide. Ils n'en ont pas besoin. Un coup de sifflet domine le bruit des trompettes, et l'Eagle s'élève rapidement, emportant vers Saint-Louis son triste et précieux fardeau.

Il était temps, et notre inquiétude fut grande, car à l'horizon, dans l'Ouest, apparaissaient au même moment plusieurs aérocars japonais qui se lancèrent à la poursuite de l'Eagle.

Confiants dans l'habileté de ses pilotes et dans leur audace, nous adressons à ceux-ci nos derniers voeux et nous songeons à nous. Il n'est que temps aussi! Les Japonais ne peuvent être loin.

A tout prix le général veut éviter un combat dans lequel il n'a plus aucune confiance.

C'est la déroute de la scientific war devant le courage personnel, qui s'avance à marches forcées.

Je saute en selle, Pigeon aussi. Mais par je ne sais quel malheureux hasard, mon lieutenant n'a pu trouver un cheval; il doit se contenter d'un mulet. En cas de panique le handicap serait certain et je prends toutes sortes de précautions pour convoyer de près mon Pigeon, dont je connais l'humeur craintive.

Les fantassins suivent à pas rapides l'escadron que nous formons avec les éclaireurs de l'Ouest.

Une à une les compagnies de l'Electrical Corps ont quitté la Montagne de Plomb, en bon ordre, ma foi, pour des soldats de laboratoire qui se sentent talonnés par les éclaireurs de l'ennemi. Bientôt dix ou douze explosions se succèdent. Tout saute. Afin de rassurer les Zig-zags, nous passons à l'arrière-garde avec le général Strawberry, ses officiers d'ordonnance, les services auxiliaires et les voitures.

Au centre du petit corps d'armée marchent les prêtres et les ambulancières.

— C'est la retraite de Russie! marmotte Pigeon mécontent, avec cette différence qu'il fait ici plutôt chaud...

En effet, le soleil darde de fameux rayons sur notre exode. Je fais d'amères réflexions et je m'éponge le front tour à tour.

Quel revers de médaille! Avoir vu l'extraordinaire Erickson manoeuvrer tout cet attirail de façon si brillante, si terrifiante!


Illustration

Au centre marchent les prêtres et les ambulancières. (Page 542.)


Et à la Nouvelle-Orléans, donc!

Et à Key-West!... Oui... à Key-West, lorsqu'il disait: Je vais leur en tuer moi, des fils!... Pauvre père! Il a bien fait comme il l'avait prédit. Il leur en a tué des milliers de fils! Et son tour est venu de succomber sous l'arme bête d'un fanatique.

Celui-ci, du coup, a pris la revanche de tous les pères à qui le maréchal des Forces Naturelles avait tué un ou plusieurs fils pour venger le sien!

Quelle abominable comptabilité! Quel cercle vicieux, tout de sang et de carnage!

Nous arrivions près de Tucson où l'embarquement de quatre mille hommes pourrait se faire en quelques heures, tandis que le surplus continuerait à marcher, sur une bien mauvaise route, jusqu'à la station de Nevada. Déjà l'on préparait les trains qui conduiraient le reste de la garnison, et nous-mêmes à El Paso, ensuite plus loin vers la Louisiane.

Mais il était écrit que nous n'arriverions pas à Tucson.

Comme l'infanterie apercevait déjà les maisons de la petite ville arizonienne, de grands cris furent poussés derrière nous, qui fermions la marche. Je me retourna.

Horreur! C'était un parti de ces cavaliers chinois dont les éclaireurs de l'Ouest nous avaient dénoncé la présence.

Je n'eus que le temps d'apercevoir une douzaine de petits chevaux trapus et de grands gaillards qui les excitaient de la voix et du bois de leur lance.

Ils ne manquaient pas d'audace! Se jeter ainsi sur nous, qui étions deux cents environ, alors qu'ils n'étaient pas un demi-escadron!

Mais le général Strawberry, à côté de moi, fit observer qu'il en venait derrière ceux-là un fort contingent. Il fallait se montrer, sinon l'audace des agresseurs deviendrait insolente et dangereuse.

— Volte-face et au galop contre ces drôles! cria-t-il aux officiers.

Ceux-ci répétèrent le commandement, et la troupe entière des Eclaireurs de l'Ouest s'ébranla.

Je ne crus pas qu'il fût de mon devoir de charger aussi; d'autant moins que Pigeon, sur son mulet, n'eût pu suivre.

Je préférai faire halte avec lui, à côté de lui, entre les masses de l'infanterie qui continuaient à entrer dans la gare de Tucson et la cavalerie chinoise que nos Roughriders repoussaient très gaillardement.

L'isolement est toujours dangereux. Je l'appris à mes dépens.

Bien en vue au milieu de la plaine, nous devenions un double but, très exposé, pendant que les uns poursuivaient leur route et que les autres besognaient pour protéger la retraite.

Comment une réminiscence me vint-elle, à cette minute inquiétante, de Don Quichotte exposé sur une route d'Espagne aux coups des enchanteurs, avec son écuyer Sancho Pança « qui n'en menait pas large »? Je l'explique par le phénomène de l'association des idées, que j'ai eu plus d'une fois l'occasion de signaler au lecteur.

Toujours est-il que je prenais la chose assez gaiement — quand on n'a pas conscience du danger, on ne réfléchit guère.

Or, voici que tout à coup des cris de guerre se font entendre à quelques pas de nous. Par notre droite deux cavaliers chinois nous ont tournés.

Ils ne portent pas la tenue moderne, ces deux-là, mais l'antique accoutrement que l'on a tant de fois vu sur les images: la robe serrée à la taille, illustrée de dragons multicolores; les bottes à pointe recourbée; le chapeau à gouttière.

A deux cents mètres de nous, ils exécutent dans l'air des moulinets avec leur coupe-coupe, et hurlent comme des chacals, de plus en plus fort, à mesure que le galop de leurs chevaux les rapproche.

Cette fois la terreur m'a bien pris, et Pigeon aussi.

Nous avons nos pistolets automatiques pour nous défendre. Mais les Célestes ont aussi des armes à feu: je les vois qui placent le coupe-coupe entre leurs dents pour nous coucher en joue.

Alors la vision d'une capture m'affole: je sais trop ce qu'il advient des prisonniers qui tombent vivants entre les mains de ces sauvages. Je crie à Pigeon, dans un accès de désespoir:

— Avez-vous le flacon libérateur?

— Oui, répond le malheureux, cloué d'épouvante sur le dos de son mulet. Et vous, patron?

— Le voici! Disons donc adieu à la vie, mon pauvre ami, et buvons tous les deux! Dans une minute il sera trop tard!

.... ..... ..... .... ..... ..... .... ..... ..... .... ..... .....


Illustration

Je vois les deux Chinois qui placent le coupe-
coupe entre leurs dents pour nous coucher en joue.


J'allais porter le flacon fatal à mes lèvres, et Pigeon, devenu blême, en faisait autant lorsque l'incident le plus surprenant nous sauva — pour peu de temps, malheureusement!

Dans la précipitation des mouvements que l'infanterie faisait pour gagner Tucson, un chariot chargé de fils et de maintes autres pièces télégraphiques avait culbuté, étalant autour de lui des aimants, d'énormes paquets de fil galvanisé.

De grosses bobines s'étaient désagrégées en route, et dans leurs fils qui jonchaient le sol les chevaux de nos Chinois venaient de s'empêtrer, au point de ne plus pouvoir allonger les jambes, ni devant, ni derrière. Les deux hurleurs se trouvaient ainsi pris dans un piège que le hasard seul, ou ma bonne étoile, avait placé sous les sabots de leurs bêtes.

L'incident nous fit réfléchir.

— Attendons pour boire, criai-je à Pigeon, que le geste suprême n'amusait guère plus que moi, et tirons comme des sourds sur ces magots! Nous sommes bons!

Mon lieutenant ne se fit pas répéter deux fois le conseil.

Il sauta lestement à bas du mulet, qu'il amena près de mon cheval en le tirant par la bride.

J'avais mis pied à terre aussi vite que lui; car à tous deux la même idée nous était venue, dans cette plaine où l'on n'apercevait ni un arbre ni un monticule: placer nos bêtes côte à côte et nous abriter derrière elles pour canarder les agresseurs.

En un clin d'oeil la jonction fut opérée.

Les Chinois avaient chu plutôt qu'ils n'étaient descendus de leurs selles, et se trouvaient pris autant que leurs chevaux dans les fils déroulés, détortillés et emmêlés, qui couvraient une surface de plusieurs mètres carrés.

Je jugeai qu'ils barbotaient à vingt mètres de nous dans cette mare de ferraille.

Nous étions deux contre deux, et nos adversaires, pendant une minute décisive, ou deux, ou trois, ne pouvaient se servir utilement de leurs montures ni de leurs propres jambes pour évoluer, nous joindre face à face, ou nous rejoindre si nous prenions la fuite, car leurs efforts pour se dégager n'aboutissaient pas.

La fuite! Ma foi, je n'ai pas pour habitude de cacher la vérité, ni de me vanter après coup de nobles pensées qui ne me sont pas tout d'abord venues.

J'avoue que ma première idée fut pour une reprise des étriers et un galop de chasse vers Tucson, où l'on voyait nos derniers fantassins pénétrer l'arme sur l'épaule.

Assurément les Chinois ne nous poursuivraient pas jusque-là; ils auraient trop peur d'y rencontrer du monde, sans parler des éclaireurs de l'Ouest qui ne pouvaient manquer de se rabattre bientôt vers la ville, et de les surprendre, si éloignés de leurs vilains confrères que fussent les batteurs d'estrade chargés par les Japs de nous harceler.

La position désagréable dans laquelle ils se trouvaient, avec du fil de fer autour des jambes, les empêchait de tirer parti de leurs avantages, du moins de ceux dont pouvaient bénéficier, sur deux civils comme nous, deux pillards de grand chemin comme eux, amenés des provinces chinoises par l'envahisseur, avec armes et bagages.

— Si qu'on se trotterait vers les amis qui sont là-bas? me souffla dans l'oreille le Moi égoïste et persifleur.

L'idée d'un salut possible par la fugue à toute bride m'avait fait, une seconde, penser en gavroche. Mais bien vite le sentiment de la réalité m'était revenu.

Avec mon cheval, certes, je pouvais prétendre à un petit raid de deux kilomètres, grâce auquel j'entrerais dans Tucson pour me mettre à l'abri.

Mais Pigeon, avec son mulet?

Si robuste que fût l'animal aux longues oreilles, si sûr que fût son pied dans les défilés dangereux, sur les sentiers qui contournent les montagnes et surplombent les précipices, il n'y avait pas à contester son infériorité sportive.

Pigeon, sur son dos, était handicapé, vraiment trop.

Employât-il pour lui caresser les côtes la plus cinglante des baguettes — et il n'en avait aucune dans la main— que le mulet se fût obstiné à suivre cahin-caha le petit pas dont la nature avare l'a doué, pour le différencier du cheval, son supérieur dans l'échelle des êtres.

A la proposition du Moi égoïste le Moi altruiste riposta sans délai que le geste ne serait pas joli; qu'il aurait même quelque chose de vil, et de vilain.

Le combat de ces deux personnages n'est jamais long dans ma cervelle, et j'ose dire que neuf fois sur dix c'est le bon Moi qui triomphe du mauvais.

Je repoussai toute idée de fuite, puisque détaler sur un cheval c'était abandonner mon compagnon moins bien monté.

Une fois de plus ces idées successives, qu'il n'est possible de confier au papier qu'avec l'aide des mots et des phrases, passèrent dans mon esprit à une folle vitesse; il ne s'était pas écoulé trente secondes, certainement, entre l'instant où les Chinois semblaient nous tomber dessus, et celui qui voyait leur désarroi. Nos montures formaient un gabion vivant: le mulet placé devant nous protégeait les jambes. Nos corps et nos têtes se trouvaient complètement à l'abri derrière le cheval.

— Nous avons chacun vingt-quatre cartouches, dis-je à Pigeon, ne les gaspillons pas; mais tout de même envoyons-en le plus possible à ces odieux bonshommes. Feu, Pigeon, feu! feu!...

FIN

Lire Samedi dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 18. Jap contre Sam.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


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