Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.


PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 12 — PERDUS DANS L'ATLANTIQUE

Cover Image

RGL e-Book Cover
Based on an image created with Microsoft Bing software

Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 12: Perdus dans l'Atlantique, le 12 avril 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-09-17

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

All content added by RGL is proprietary and protected by copyright.

Cliquez ici pour plus de livres de cet auteur


Illustration

Pour éviter les glaces du Pôle, où la tempête les a entraînés, les
combattants de l'Austral, un des ballons de la flotte aérienne
française, jettent par dessus bord le cadavre d'un des leurs.


TABLE DES MATIÈRES



Illustration

Cette fois le ballon baissait sur l'eau à
raison de deux mètres par heure. (Page 370.)



Illustration


JUSQU'ICI

La guerre — une guerre infernale — met aux prises Anglais et Allemands. En vertu de l'entente cordiale, la France a dû prendre parti pour l'Angleterre. Le correspondant de l'An 2.000, grand journal parisien, raconte les événements sensationnels auxquels il assiste et en particulier les exploits féroces d'un véritable bandit, l'Américain Jim Keog, inventeur d'une machine volante qui ressemble à une grosse tortue noire et dont le pouvoir destructif est foudroyant. Vainement le journaliste cherche à décider son gouvernement à faire l'acquisition de cet engin, offert au dernier enchérisseur. La routine des bureaux, l'opposition d'un confrère jaloux: l'An 3000, font rater l'affaire. La France se laisse devancer par l'Allemagne qui achète le secret. Bien qu'il n'en soit pas responsable, le reporter de l'An 2000, afin de calmer l'exaltation de ses compatriotes, jure de s'emparer, mort ou vif, de Jim Keog et de ruiner son invention...

Dans ce but il part pour Londres, où se prépare une lutte effroyable entre les flottes aériennes de France et d Allemagne. Le petit dirigeable de l'An 2000, l'Austral, le conduit sur les bords de la Tamise, grâce au concours de pilotes improvisés, cinq Japonais chargés par leur gouvernement d'une mission auprès du gouvernement anglais, qui ont saisi avec empressement cette occasion de passer en Angleterre, ce dont ils risquaient d'être empêchés par l'interruption des services postaux. Même leur joie est à son comble quand l'aéramiral français consent à militariser l'Austral et son équipage. Justement Keog ne tarde pas à signaler sa présence à la tête de la flotte aérienne allemande. Du haut de son Sirius, — c'est le nom de son mystérieux engin, — il lance une bombe explosible qui produit dans le sous-sol londonien des ravages effroyables.

L'Austral se lance à la poursuite du Sirius. Après une lutte épique et grâce au dévouement de trois des petits Japs qui se précipitent dans le vide pour permettre à leurs compagnons de monter toujours plus haut et de dominer la Tortue Noire, celle-ci finit par être détruite de la main même du narrateur. Mais, pendant le combat, l'Austral a lui-même été désemparé. Son moteur n'obéit plus au mécanicien et c'est une épave inerte que la tempête emporte dans son tourbillon, une épave dont la nacelle ne contient plus que deux moribonds, un fou furieux et le reporter de l'An 2000, dont l'angoisse est à son comble!


1. Chochin mochi, wa saki ni late!

Je restai longtemps hébété, devant la plus terrifiante des perspectives.

Assis dans le fond de la coque, je me vois encore cramponné à la caisse de provisions.

Explique qui pourra comment il se fit que j'aie gardé alors ma lucidité presque intacte, tandis que la plus extravagante nervosité s'était emparée de Wami!

Un fait est certain: le petit Jap, dont les nerfs s'étaient mieux défendus que les nôtres jusqu'à ce moment, venait de subir à son tour les effets affolants d'une trop copieuse absorption d'oxygène. Un genre particulier de malaise l'avait saisi. Tous les objets, lourds ou légers, qu'il pouvait découvrir dans le poste, inconsidérément il s'en emparait, et les lançait par-dessus bord en criant à tue-tête:

— Jetez du lest! Jetez du lest!

J'eus l'impression qu'il finirait par s'y lancer lui-même en dépit de ma défense, si cette excitation nerveuse se prolongeait.

Aussi, le geste que je fis en saisissant la caisse, pour la protéger contre cette fureur projective, est-il resté très nettement dessiné dans mon souvenir. L'instinct de la conservation me le dictait.

J'avais froid. Je me souviens de l'empressement que je mis à palper aussi le tas de fourrures sur lequel la caisse était à présent appuyée.

Vivre! Toujours le souci de vivre, de prolonger notre vie, fût-elle ramenée à quelques heures d'épouvante!

Un instant, je me demanda si je n'avais pas eu tort de refuser l'offre du lieutenant: le grand saut dans le vide. Mais aussitôt l'effroi me reprenait, avec la vision sinistre de nos corps tournoyant dans une colonne d'air haute de plusieurs kilomètres.

Je fus ressaisi, comme je l'avais été en Bavière dans le filet du Sirius, par appréhension du choc à terre, de l'émiettement de tous mes pauvres membres en une bouillie sanglante.

Je sais bien, me disais-je, qu'avant de sauter, on aurait bu les gouttes libératrices.. Eh! bien, non! Pas ça! Pas cet abandon de la partie, même alors que tout la présente comme irrémédiablement perdue... Vivre jusqu'à preuve du contraire! Lutter!

Et dans cet ouragan qui nous emportait je ne savais où, je ne savais à quelle vitesse, sans bruit, car c'est le propre des ballons enlevés par les vents, de fuir en silence, sous les éléments déchaînés, un vers d'André Chénier revenait me trouver, comme un conseil d'ami.

Je marmottais en crispant mes doigts sur la caisse aux comprimés:


Je ne veux pas mourir encore.
Je ne veux pas mourir encore.


Cette idée fixe me conduisit à une autre: pour combien de temps l'Austral était-il gonflé?

Je cherchai dans mes souvenirs, très vite, comme il convenait en un pareil moment. Je me rappelai des conversations, les bouts de conférences que Pigeon nous plaçait de temps à autre et que j'écoutais d'une oreille trop distraite, je le regrettais bien à présent!

Il me sembla pourtant qu'on m'avait cité des chiffres superbes: huit jours, dix jours, deux semaines, trois semaines! Oui, j'avais certainement entendu parler de semaines entières.

Au surplus, la mémoire me revint de ballons échappés de leurs abris, chassés, comme le nôtre, par les rafales, sans passagers. On les avait aperçus dans les airs, à des milliers de kilomètres de leur point de départ, après d'assez longs délais.

Nous émergions à cet instant d'une mer de nuages dans un ciel pur.

J'eus la force de coordonner ces premières pensées et de regarder l'heure.

Deux heures! Je répétai machinalement, comme si j'eusse appréhendé d'oublier:

— Vendredi 4 octobre, deux heures! Vendredi 4 octobre, deux heures!

Mais j'étais exténué. Depuis la veille, depuis minuit, on n'avait pas mangé.

Ouvrir la caisse de provisions fut l'affaire d'un coup de pouce. Je pris au hasard des comprimés que j'absorbai à la demi-douzaine, pêle-mêle, goulûment. L'idée était bonne, car aussitôt restauré, je vis les choses d'un oeil moins triste.

Nous pouvions flotter des jours et des semaines dans le vide, nous avions de quoi nous couvrir el de quoi nous nourrir.

Sans doute, à la condition qu'un projectile ennemi ne vint pas perforer notre enveloppe. Mais il s'agissait bien désormais des projectiles imaginés par l'homme pour détruire son semblable! Nous n'étions plus à portée de ces misérables tentatives. Il n'y avait tout à l'heure encore qu'un Jim Keog au monde, et depuis tout à l'heure il était anéanti.

C'était bien plutôt des éléments qu'il fallait redouter une surprise fatale.

Que pouvait-il nous arriver? me demandai-je. Une dilatation, une compression, une explosion de ce gaz dont je connaissais à peine les propriétés comme j'ignorais tout de la science nouvelle?

Alors c'était la chute quand même, la chute plus ou moins lente, avec des arrêts, des pauses, des soubresauts, et le bris final de nos os sur la terre.

Sur quelle terre? Nous filions certainement très vite sous le vent. J'avais vu dans les couches inférieures un oiseau de mer suivre notre route, et nous l'avions dépassé.

On allait très vite et le vent soufflait de l'Est. Donc, l'Austral était poussé vers l'Irlande. Et après? Après l'Irlande, hélas! c'était l'Atlantique. Donc, la mort certaine par noyade finale. Au bout de combien d'heures, de jours, peut-être? Après quel tournoiement dans l'espace, au-dessus des flots, loin de toute côte, de tout navire, au gré des courants aériens, variables avec les altitudes?

Décidément, il ne fallait plus lutter que pour un prolongement de notre misérable vie. Quant à l'espoir de la sauver, je l'abandonnais à nouveau, devant les difficultés insurmontables que j'entrevoyais, que nous allions certainement rencontrer.

Encore une fois, le flot de ces idées successives m'était monté au cerveau en moins de temps qu'il ne m'en faut pour les aligner ici. C'était la première manifestation d'un égoïsme bien humain. Je songeais à moi, je ne voyais que moi, pour commencer.

Une fois fixé sur le sort qui m'attendait, j'en vins à m'occuper des autres.

Wami, n'ayant plus rien à jeter, s'était assis à l'avant, dans une attitude résignée, fataliste. Sûrement, son exaltation se calmait. C'était bien simple: il avait jeté son ballonnet d'oxygène avec le reste. La cause de son délire s'en était allée du coup.

Rassuré sur celui-là, je me tournai vers nos deux compagnons inanimés dans la coque.

Déjà je me reprochais d'avoir laissé passer dix, quinze, vingt minutes, peut-être, sans m'être occupé de Marcel Duchemin.

Pauvre enfant! Vivait-il encore?

Je m'approchai en rampant dans la nacelle, maintenant déséquilibrée. Je pris ses mains, je tâtai son front ses tempes. Tout cela brûlait. Sûrement, qu'il n'était pas mort!

Le soleil venait de reparaître, au lieu de la neige que Wami avait espérée. Et comme nous allions dans le même sens que l'astre sublime, ses rayons aveuglants vinrent frapper les yeux fermés de Marcel.

Un clignement, une grimace souffreteuse me dirent aussi qu'il vivait. Je mis la main sur son coeur: il battait fort, et vite. Je poursuivis alors mes recherches pour découvrir le projectile qui l'avait couché là. Rien! Impossible de trouver sur tout son corps la trace d'une balle, le moindre filet de sang. C'était étrange. Je ne pouvais m'occuper à la fois des deux victimes de Keog. Doucement j'invitai de la voix et du geste Wami à venir vers l'arrière pour y tâter le coeur du capitaine. Un instant je crus qu'il ne m'avait pas compris: le sentiment de la réalité lui revenait à peine. Il eut un petit frisson, et aussi comme une grimace tragique.

Puis, s'étant frotté les yeux, le front, les oreilles, le nez, il prit dans sa poche la poignée de riz qu'il avalait comme ses camarades, de temps en temps, et se coula vers son chef. Il lui dit, penché sur son dos, des mots pressants en japonais.

L'autre ne répondant pas, Wami chercha aussi la balle funeste. Moins heureux que moi, il la trouva. Et vite, il lui suffit de retourner le corps du capitaine, la face au soleil.

— Voyez, me dit-il, avec un accent de sincère chagrin.

Entre l'oeil droit et la bouche, le projectile était entré, fracassant la mâchoire. La plaie ne saignait plus; la position du blessé, sur le ventre, avait laissé couler tout le sang qu'il y avait dans ce petit corps. Le visage était d'un jaune verdâtre qui m'effraya.

— Mort? demandai-je.

Wami ne répondit pas avant une grande minute. Il tâtait à son tour; il palpait le coeur, y collait son oreille.

— Non, finit-il par me crier, mais il vaudrait mieux pour lui qu'il fût mort, le pauvre capitaine! Plus de sang...

— Mettez-lui un cordial dans la bouche. Vous trouverez des comprimés au rhum dans le coin de la caisse.

Le lieutenant n'eut pas de peine à découvrir les tablettes de réconfort. Il en mit une sur la langue du moribond, et attendit.

Je compris bientôt, aux signes qu'il me faisait, que son chef ouvrait les yeux.

Ainsi nos deux compagnons respiraient, avec plus ou moins de chances de vivre encore.

Au surplus, me disais-je en frictionnant Marcel Duchemin pour le ranimer, qu'importe? Celui-ci blessé atrocement, celui-là victime d'une inexplicable commotion ne sont-ils pas emportés dans le même aérocar naufragé que nous-mêmes? Leurs jours, leurs heures, peut-être, sont comptés comme les nôtres. Qui nous dit qu'avant le coucher de ce soleil que nous poursuivons nous ne serons pas précipités tous dans la mer? Elle ne doit pas être loin, au train dont nous allons. La plongée que nous ferons alors, nous qui sommes intacts et eux qui semblent à moitié morts égalisera les destinées....

Je vis Wami se pencher à nouveau sur le corps du capitaine et lui faire absorber une nouvelle pastille d'alcool.

— Il a parlé tout bas, bien bas, me cria-t-il. Le pauvre capitaine n'a plus que le souffle.

— Qu'a-t-il dit?

— Un proverbe de chez nous: Chochin mochi wa saki ni late.

— Qu'est-ce que ça veut dire, Wami?

— C'est juste. Excusez, monsieur. Ça veut dire: Porte-lanterne, marche en avant des autres! Comme vous diriez: celui qui conduit les autres doit donner le bon exemple. Il sent qu'il va mourir, et il me rappelle que c'est son devoir.


2. Vers le Nord.

Je ne pus m'empêcher d'admirer le patriotisme farouche de ces petits Japs. Il empruntait toutes les formes, en vérité!

Laissant Wami soigner de son mieux le capitaine, je me consacrai tout entier à Marcel.

Il vivait! non seulement il vivait, mais son corps ne portait pas trace de blessure.

Je pensai aussitôt à son beau-frère, à sa jeune soeur, à ses neveux et nièces, à toute cette charmante famille Martin du Bois.

Que nous étions donc loin de Paris et de l'hôtel somptueux de la rue Spontini, où je revoyais, l'instant d'un éclair, notre dîner de conspirateurs, le soir du départ des hommes-crabes pour Dunkerque et Cuxhaven!

Penché sur mon hardi compagnon, je me mis à lui parler de tout cela.

Il m'entendait. Il faisait d'évidents efforts pour me répondre. Il comprenait fort bien ce que je lui disais. A chaque mot d'amitié, à chaque évocation de la famille et de la patrie absentes il répondait par une sorte de tic nerveux; sa main droite pressait la mienne, de plus en plus fort, et des soupirs de plus en plus larges sortaient de sa poitrine.

J'allai en titubant dans le fond de la nacelle chercher à mon tour des pastilles de rhum et les lui administrai.

Il sourit, agita les lèvres, suça et fit de visibles efforts pour avaler. Dès qu'il y parvint la peau de son visage cessa d'être contractée. Ses traits reprirent du calme. Il ouvrit enfin les yeux tout grands. Je les préservais du soleil avec ma main. Alors je pus considérer Marcel comme sauvé. Mais de quelle crise inexplicable sortait-il ainsi sans blessure? Car la première chose qu'il me demanda fut celle-ci:

— Je n'ai pas de balles dans le corps, n'est-ce pas?

— Pas une, mon bon ami. Je vous ai tâté de partout et n'en ai trouvé nulle trace. Mais cherchez vous-même. Sentez-vous une douleur, un malaise localisé?

— Rien.

— Palpez-vous, encore une fois.

Il allongea les mains et assez allègrement les promena le long de son corps.

— Rien.

— Vous aviez pourtant l'air d'un homme mort, tout à l'heure.

L'enseigne se recueillit, puis, s'accoudant sur le côté pour s'abriter de sa propre main contre le soleil.

— Electrisé, fit-il.

— Comment cela?

— Je n'en sais rien. Les idées me reviendront peu à peu et je pourrai plus tard me rendre compte de certaines circonstances qui en ce moment sont confuses dans ma pauvre tête. Ce que je puis vous dire, c'est que j'ai éprouvé en passant devant la Tortue de Keog la sensation d'une décharge électrique. A dose plus forte le dégagement qui s'est produit à ce moment-là m'eût terrassé, comme un coup de tonnerre vous frappe en plein champ... D'ailleurs une lueur m'a brûlé les yeux. Je me suis cru aveugle.

Sans insister je réfléchis aux éclairs mystérieux qui de temps en temps sortaient de l'engin. Sûrement il y avait une source importante d'énergie électrique dans affaire. Mais au diable Keog et sa Tortue! La satisfaction de leur avoir porté le coup final ne pouvait nous laisser indifférents.

— Tout de même on les a eus, dis-je, l'une portant l'autre!

— Oui, répondit le pauvre Marcel. Ah! si mon beau-frère savait! Quelles annonces lumineuses, mon ami!

— Quelles clameurs des phonographes sur les balcons!

— Et pour vous, quel bon généreux à la caisse!

Fiers de l'exploit que nous venions d'accomplir, grâce au concours si précieux de nos Japs, nous avions trouvé le moyen d'oublier pendant un quart de minute l'effroyable situation de l'Austral désemparé, sous lequel nous représentions à peu de chose près des fétus de paille ballottés dans le vide.

Marcel eut un regard angoissé qui me rappela aux réalités.

— Où sommes-nous donc? Je n'entends plus le moteur...

— Hélas! mon pauvre ami, nous ne l'entendrons plus jamais. Plus de moteur, plus de ventilateur, plus de direction possible, plus rien qui nous permette de songer à prendre une route plutôt qu'une autre. Tout a été crevé, démantibulé, brisé par les projectiles. Vous ne verrez même plus les pièces de la machinerie, car Wami les a démontées, dans une espèce d'affolement, pour les envoyer à la volée par-dessus bord, jusqu'à ce que nous arrivions à des hauteurs où il espérait trouver de la neige.

— Pourquoi faire?

— Pour nous refroidir et descendre au plus vite. Mais il n'y a pas la moindre neige. Au contraire, le soleil brûlant nous dilate, et nous continuons à monter. Où cette ascension finira-t-elle?

— Mais la soupape? Vous n'avez pas ouvert la soupape?

— Allez donc chercher la corde là-haut! Coupée par une balle, elle voltige à dix mètres au-dessus de nos têtes, sur le dos de l'Austral.

— Et la corde de déchirure?

— La voilà. Impossible d'en rien obtenir. Nous avons eu beau tirer dessus, rien à faire...

A chaque révélation nouvelle les yeux du jeune homme prenaient une expression plus effrayée. Maintenant que le sens de la vie lui revenait il comprenait. Comme moi-même, que nous étions perdus.

— Perdus, mon ami, me dit-il doucement, nous le sommes bien. Nous allons vers l'Ouest, n'est-ce pas?

— Et à quelle vitesse!

— Pourtant on ne sent rien, on dirait que la nacelle reste immobile, mais je sais qu'il en est ainsi dans les ballons libres... Nous sommes bien perdus.

Il avait faim. Je lui passai des comprimés qu'il dévora. Merveilleuse influence de la matière sur l'esprit! A peine fut-il réconforté à son tour que son cerveau, redevenu lucide, lui commanda des actes. Le marin ressuscitait.

Il essaya de se lever; mais comme on ne pouvait tenir debout à cause du tangage que la course furibonde du ballon imprimait à la nacelle, il se traîna sur les genoux jusqu'au poste du capitaine, où deux instruments avaient échappé au saccage: la boussole et l'indicateur de vitesses.

— Ouest-Nord-Ouest, fit-il avec découragement, et le vent fait quinze mètres à la seconde. Perdus, perdus, nous le sommes bien... Et à quelle hauteur le diable nous mène-t-il cette sarabande?

Ses yeux cherchaient le baromètre; il n'était plus là, non plus que le petit inscripteur d'altitudes qui traduisait si clairement ses variations pour les profanes. Il n'y avait plus rien.

— Cette caisse de provisions, lui dis-je, et ce paquet de fourrures que j'ai eu la bonne pensée d'emporter de Sydenham, voilà tout ce qui nous reste, avec mon fusil et trois cartouches. Tout le reste est descendu à terre en quelques minutes.

J'ajoutai en baissant la voix:

— Pauvre petit Wami! Il était excité par l'oxygène qu'il ne cessait de respirer, jusqu'au moment où la toquade l'a pris de lancer aussi son ballonnet dans le vide... Alors le bon sens lui est revenu. Il soigne le capitaine...

— Le capitaine est blessé?

— Très fort. Nous ne le sauverons pas.

Complètement réveillé, Marcel se dirigea vers l'arrière, où le lieutenant se tenait agenouillé près du corps de son chef. Il les regarda l'un et l'autre avec mélancolie, comme un homme qu se dit:

— A quoi bon? La fin de tout est aussi proche de nous que de lui.

Wami lui fit un sourire affectueux qui disait son contentement de le voir revivre.

Mais quand Marcel l'interrogea des yeux sur l'état du capitaine, le pauvre Wami fit un geste désespéré. Notre avis, au surplus, ne différait pas du sien: Mourata ne pouvait en réchapper, même dans l'hypothèse la plus favorable d'une descente sur la terre d'Irlande. Il avait la tête perforée; son énergie seule pouvait le prolonger quelques heures. Sûrement il allait mourir dans les bras de son compatriote.

Brave et chevaleresque Mourata!

Wami nous traduisit quelques-unes des paroles qu'il lui avait dites. Une joie dominait sa souffrance. On avait eu la peau de Jim Keog.

On venait d'inscrire dans les fastes de l'aérotactique, par ce début inopiné, le nom des nobles ancêtres dont le sang coulait aussi dans ses veines. Il parlait, par hoquets, de Sikawa, de Narabo, de Motomi, de l'ambassadeur nippon à Paris, de l'ambassadeur à Londres, et du Mikado.

Sans trop comprendre où l'on était ni ce qu'on faisait dans les espaces infinis, il supposait qu'on descendait doucement vers la terre, où le courage de ses camarades serait brillamment célébré par l'Angleterre et par la France, les deux grandes puissances « blanches » dont les Japonais ambitionnent le rôle en Asie.

Vers quatre heures, après un long silence, il demanda l'altitude.

Wami lui répondit sans ménagements, d'après la théorie, nous dit-il, que nous n'avions plus de baromètre, ni de moteur. Alors il fit une grimace chagrine et balbutia. Mais Wami ne voulut pas nous traduire ce balbutiement. Du moins il nous fit comprendre, par un geste, qu'il ne l'avait pas compris.

Brusquement un froid plus vif nous incommodait au point que je donnai l'ordre à chacun de revêtir une fourrure.

Wami étendit une grande pelisse sur le corps de son capitaine. Alors Marcel nous cria, hagard devant la boussole:

— Plein Nord!

Ce fut la consternation silencieuse, la préface de la fin.


3. Sur la banquise.

Au Nord! Nous allions au Nord, à présent! Il était trois heures.

— Parbleu! C'est bien simple, dis-je en maugréant. Que sommes-nous dans cette nacelle, sous ce ballon de six mille mètres cubes gonflé à bloc? De ridicules jouets que les courants aériens vont ballotter de l'Est à l'Ouest et du Sud au Nord, suivant les altitudes. Sans pouvoir y remédier par une manoeuvre quelconque, nous allons être entraînés pendant des jours et des nuits peut-être? Et pour finir, quand la neige que cherchait Wami et que nous ne tarderons pas à rencontrer dans cette direction nous aura précipités des hauteurs où nous sommes, trois mille mètres peut-être, quatre mille, que sais-je? nous tomberons misérablement dans la mer pour y périr de la plus pitoyable des morts, de la noyade sans secours possible...

Marcel ne disait rien. Il se plaignit seulement du froid. Heureusement que j'avais emporté les fameuses couvertures! Il ne les plaisantait plus. Wami lui-même, si vaillant contre les intempéries, si dur au froid qu'il ne portait jamais de manteau, se pelotonnait sous une peau de vison.

La nuit vint comme nous finissions de déterminer le point du monde où nous pouvions être. Pendant quatre heures, accroupis dans la fragile nacelle, nous avions échafaudé des calculs sur un tas de suppositions. Quand je dis: nous, j'exagère. Car pour ma part, ignorant, hélas! de la science astronomique, cosmographique et, pour dire le vrai, de toutes les sciences, j'étais bien incapable de dire seulement à quelle vitesse le vent nous emportait vers ce Nord glacé qui nous faisait peur.

Marcel, oui, savait ces choses, et Wami. Deux marins! Ils prenaient des points de départ empiriques et faisaient des hypothèses. C'était mieux que rien.

— Supposons...

C'était toujours par: « Supposons » que commençaient les phrases de l'un ou de l'autre, de quart d'heure en quart d'heure, tandis que sous la poussée folle d'une bourrasque à présent retournée, nous exécutions dans l'infini un raid affolé au bout duquel s'indiquait la plus affreuse des catastrophes.

— Supposons, disait Marcel, que nous soyons partis d'un point perpendiculairement repéré au-dessus de Londres à midi. Nous savons que le vent fait quinze mètres à la seconde. Admettons que cette vitesse ait été constante. Est-ce votre avis? me demandait-il par déférence.

— Oui.

Qu'est-ce que j'en savais?

— Allez toujours, ajoutais-je, nous n'avons pas autre chose à faire, malheureusement. Félicitons-nous même d'être assez maîtres de nos esprits pour ne pas nous abandonner à d'inutiles désespoirs. Supposons donc...

Le brave garçon poursuivait:

— Supposons que nous soyons partis de Londres à midi... Où sont les cartes?

— En bas, mon ami. Il n'en reste pas une.

— Diable, ce sera difficile... Enfin, essayons à l'aide des souvenirs. Nous sommes partis de Londres à midi par un vent de quinze mètres à la seconde qui nous a poussés vers l'Ouest jusqu'aux environs de trois heures. Est-ce exact?

— Oh! jusqu'ici, sans aucun doute.

Wami confirmait, entre deux regards jetés au capitaine, mort à ce qu'il me sembla.

— Donc trois heures de route folle dans l'ouest approximatif de Londres. Nous allons aussi vite que le vent puisque nous ne lui offrons aucune résistance.

— Au contraire.

— Donc nous avons fait... Multiplions quinze par soixante secondes: neuf cents mètres à la minute! Multiplions neuf cents par soixante minutes. Ci soixante-trois kilomètres par heure. Nous avons fait sauf erreur.

— Vous pouvez le dire.

— Sauf erreur soixante-trois kilomètres à l'heure pendant trois heures. Multipliez soixante-trois par trois; vous trouvez?

— Cent quatre-vingt-neuf kilomètres, dit Wami.

— L'Austral a donc parcouru environ cent quatre-vingt-neuf kilomètres dans l'Ouest... Attendez. Combien de kilomètres au degré de longitude? Zéro, zéro, neuf et neuf dix-huit... L'Austral aurait parcouru un peu plus de deux degrés de longitude ouest. Où prendre le deuxième degré de longitude à l'ouest de Greenwich? Pas très loin de Bath, je parierais... Un peu avant Bath. Eh! Eh! Bath, ce n'est pas encore Bristol et son canal, mais presque... Nous allions donc enfiler le canal de Bristol et celui de Saint-Georges pour traverser le sud de l'Irlande et entrer dans l'Atlantique lorsque le courant qui nous emportait a changé de direction.

— C'est-à-dire que nous avons changé d'altitude.

— Exactement. Avons-nous monté plus haut ou descendu plus bas? Ce qui est sûr c'est que nous voilà repartis à trois heures vers le Nord. Regardez la boussole, vers le plein Nord!... Il est à présent six heures?... Trois autres heures de route, oh! oh! à dix-huit mètres par seconde, en rafale. Ci plus de deux cents kilomètres environ en latitude. Je ne dois pas me tromper de beaucoup en disant que si l'un de nous tombait à l'instant de cette nacelle, ses débris seraient ramassés, et en piteux état, par les gens de Derby ou de Nottingham...

— Et alors?

— Alors de ce train-là nous aurons quitté l'Angleterre dans deux petites heures, par Hull, Scarborough, peut-être Sunderland. Enfin, vous voyez d'ici la zone de notre sortie. Nous nous égarons ensuite au-dessus de la mer du Nord, à quatre-vingts kilomètres à l'heure.

— Et enfin?

— Et enfin c'est la Norvège pour demain, si l'Austral résiste aux températures déjà glacées de ces régions. C'est l'océan Arctique après demain, et la mort dix fois pour une dans les glaces éternelles... Pauvres amis!

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues de l'enseigne. Il simula un frisson pour les excuser; mais je compris bien que ce n'était pas seulement le froid qui les avait provoquées. Pauvre garçon! Si jeune!

Je sentis un grand vide se faire dans mon cerveau. C'était bien fini cette fois. Nous avions quatre-vingt-quinze chances contre cinq de sombrer ayant peu sur quelque iceberg désolé, loin des régions habitées, dans l'abîme de la glace et des ténèbres.

La nuit, venue rapidement, transformait notre tragique voyage en un supplice atroce. Tout ce que vous imaginerez restera nécessairement au-dessous de l'impression folle que nous éprouvions. Elle nous clouait sous nos couvertures, aidée par le froid qui cinglait de plus en plus.

Pendant les premières heures de la soirée nous échangeâmes quelques mots d'espérance conditionnelle.

Sans nous voir, sans rien voir autour de nous, sans savoir si cette obscurité qui nous séparait de la planète avait encore trois mille ou quatre mille mètres d'épaisseur, ou davantage, nous émettions encore des suppositions qui voulaient être consolantes.

Marcel en tenait pour une descente toute naturelle en Norvège, au fond de quelque fjord, où l'on aurait beaucoup de mal à se tirer d'affaire, certes, mais d'où l'on finirait par gagner une hutte de pêcheurs, puis un village plus ou moins éloigné, une petite ville, enfin Tromsæ ou Bergen.

Il avait un faible pour Tromscæ et Bergen, comme s'il eût été impossible d'atterrir en Norvège autrement que par l'un ou l'autre de ces deux points.

En phrases brèves, qui s'entendaient admirablement dans le silence de la nuit, dans ce silence qui semblait nous escorter à raison de vingt mètres par seconde à présent, Marcel rappela, en phrases décousues, d'une voix exténuée, qu'il avait fait, une croisière dans ces parages lorsqu'il était aspirant, Sur je ne sais quel navire.

Son désir ardent de vivre, de revivre à terre s'accrochait à cette chimère: il ne doutait plus d'une solution heureuse pour le lever du jour. Tout à coup ses lèvres cessèrent de remuer. Epuisé de fatigue il s'était endormi sous les peaux de bêtes.

Le petit Jap n'avait pas attendu longtemps pour se couler auprès de son capitaine. Il m'avait crié que le coeur battait toujours, puis s'était tu.

Je les devinais emmitoufflés aussi, côte à côte, sous un paquet de fourrures.

Quant à moi, je serais bien en peine d'expliquer par quel phénomène je devins subitement insensible à tout ce qui se passait autour de moi.

Le froid, sans doute, la terreur, l'abolition de toute espérance, l'anéantissement de toute volonté devant la mort inévitable désormais.

Tout d'abord je m'étais laissé entraîner à mon tour par des visions de sauvetage. J'imaginais au petit jour une miraculeuse chute dans la mer, pas trop loin des côtes, au long des îles Loffoden, où naviguent beaucoup de pêcheurs, de braves pêcheurs. Ils s'étaient empressés à nous sortir de la mer.

Je regardais de temps en temps au-dessus de ma tête la masse confusément énorme du ballon toujours gonflé que le vent poussait avec furie, sans répit, sans apparence de ralentissement.

Au surplus il n'y avait d'apparences en aucune sorte.

Montions-nous? Descendions-nous? N'avions-nous pas repris une autre direction? Ne revenions-nous pas une seconde fois sur l'Irlande?

Et si nous allions repiquer droit sur la France? Pourquoi pas? Un courant nous chassait au Nord, un autre nous ramènerait au Sud aussi bien!

C'est là qu'il y avait une surprise! Oui, vraiment, si le jour allait se lever sur une course au Midi, au plein Midi?

Au moins on aurait des chances, par là, de rencontrer des humains, de la chaleur, toutes les formes du salut!


Illustration

Je me pelotonnai sous les couvertures et je perdis
toute sensibilité jusqu'au petit jour. (Page 360.)


Tandis que vers ce Nord lugubre, c'était la mort, la mort sans phrases, proche, certaine, l'anéantissement dans le froid, dans l'interminable nuit, car nous étions en octobre et depuis quinze jours déjà le soleil refusait d'éclairer cette calotte gelée du globe avant six mois... Le froid devenait de plus en plus vif. Je me pelotonnai sous les couvertures. Je perdis alors toute sensibilité jusqu'au petit jour.

Il vint très tard. Ma barbe était gelée. Nous étions couverts de neige. Alors le spectacle de la nature nous réveilla.

Nous n'étions plus qu'à cinquante mètre de la terre, et au-dessous de nous c'était la banquise. Le lamentable désert des glaces polaires s'étendait à perte de vue, si blanc, si funèbre que nous eûmes tous les trois, à la même seconde, le même cri de désespoir.


4. Le sacrifice.

De toutes parts nous n'apercevions que des glaces, de fantomatiques blocs de glace, polyèdres et polyèdres entassés dans le désordre chaotique sur une terre de désolation.

Le phénomène refrigérant que Wami avait tant souhaité s'était produit pendant la nuit, à des hauteurs que nous ne connaîtrions jamais, et à quelle distance de notre point de départ!

Combien de kilomètres avions-nous parcourus depuis la veille à midi? Et quelle heure était-il? Le jour venait de se lever. Mais le jour, dans les parages que nous avions si rapidement atteints, poussés sans merci par l'impitoyable bourrasque de vingt mètres, le jour se levait tard en octobre, - pour s'éteindre tôt. Je compris du premier coup d'oeil que si nous vivions encore le lendemain, ce qui était invraisemblable, et que nous fussions toujours entraînés dans la même direction, nous ne reverrions plus la lumière, jamais, jamais, puisque nous étions dans la période de l'année où le soleil laisse les abords du pôle boréal figés pour six mois dans les ténèbres.

Où étions-nous?

Ce fut la première préoccupation qui nous vint à tous les trois. Pourtant j'avoue que mes regards se dirigèrent, avant même de chercher la boussole, vers l'amas de couvertures et de fourrures sous lequel les deux Japonais avaient passé la nuit.

Wami s'était dégagé de cette hutte improvisée.

— Il y fait presque chaud, dit-il en secouant la neige qui l'écrasait.

— Et le capitaine?

— Il souffre beaucoup; il n'en réchappera pas; il ne veut pas en réchapper d'ailleurs, il me l'a dit. Car il parle encore. Le peu de chaleur que nous avons pu nous procurer en nous enfermant tous les deux sous vos couvertures lui a fait du bien.

— Abritez-le soigneusement.

— Il veut que je lui laisse du jour. Il tient à nous entendre. Je crois même qu'il a des avis à nous donner.

Marcel s'était secoué comme un canard qui sort de l'eau, et j'avais fait de même. Malheureusement, l'image n'était pas tout à fait exacte.

En effet la neige qui recouvrait nos cuirasses de poil était gelée. Nous avions mis de grosses moufles dès que le froid nous avait incommodés, la veille au soir. Elles étaient, comme le reste de nos vêtements, recouvertes d'une épaisse couche de neige. Je tâtai ma barbe: un glaçon!

D'ailleurs le froid qui me saisissait au nez et aux oreilles, en dépit de ma toque enfoncée jusqu'au cou, paralysait mes mouvements.

Découragé, je retombai dans le fond de la coque, où Wami s'était accroupi philosophiquement.

Seul, Marcel paraissait conserver quelque énergie. Il resta debout un instant. Je le vis s'approcher des instruments.

— La direction n'a pas changé, fit-il, d'une voix épuisée. Plein Nord, toujours!

Pour la vitesse, nous pouvions l'apprécier à présent que nous étions redescendus des solitudes aériennes où les points de comparaison manquaient.

Les blocs de glace par milliers, par chaînes, défilaient au-dessous de nous à perte de vue, dans une indescriptible monotonie.

Nous pouvions néanmoins mesurer notre allure d'après le temps que certains d'entre eux, aux difformités plus visibles, mettaient à passer derrière l'Austral.

— Quarante à l'heure, fis-je au hasard.

— Tout juste, répondit Marcel en contrôlant son estime à l'aide de l'indicateur-télémètre. Le vent est tombé de vingt mètres à dix. Mais plus que jamais il nous pousse au Nord. C'est fini, mes braves, nous allons à la plus affreuse des morts dans quelque coin de l'extrême Scandinavie.

— Croyez-vous, demandai-je avec beaucoup de difficulté, car je pouvais à peine articuler, croyez-vous que nous soyons encore au-dessus de la Norvège? J'ai idée qu'elle est déjà loin derrière et que nous sommes ici au-dessus de quelque contrée glaciaire, le Spitzberg ou la terre de François-Joseph... Regardez! La glace partout, et partout la neige sur la glace.

— Est-ce même une terre que nous voyons? objecta Wami, comme il eût dit la chose la plus simple du monde.

Marcel réfléchissait, faisait et refaisait des calculs de tête. Comme on ne pouvait se tenir debout dans le poste déséquilibré, il revint s'accroupir auprès de moi.

— En effet, dit-il en se pelotonnant sous les fourrures pour reprendre un peu de chaleur, je crois que vous avez raison. Nous serions à présent au-dessus de ls mer de Barentz que je n'en serais pas surpris. Ah! mes amis, mes pauvres amis! Que faire? Qu'espérer? Rien, plus rien, moins que rien. Nous allons périr sans rémission.

— On descend encore, dit Wami, qui observait au dehors. Sûrement nous descendons!

Un frisson d'épouvante nouveau me passa par tout le corps.

Cette fois c'était bien fini. Notre Austral avait perdu là-haut toute valeur ascensionnelle. Son gaz, sous les rafales de neige qui l'avaient chargé, s'était refroidi. De quelle hauteur étions-nous descendus? A quelle heure? Engourdis par le froid comme nous l'étions, nul de nous ne s'était aperçu de rien.

J'avoue que je m'étais assoupi avec la quasi certitude, je dirai même l'espérance, de ne jamais plus me réveiller. Marcel, plus tard, me dira que dans le sommeil de plomb qui l'a terrassé les mêmes visions funèbres lui sont apparues.

Pour l'instant le brave garçon émet une idée qui eût dû me venir. Mais à cet instant, je suis le plus déprimé de nous deux. Son tour reviendra.

Il a vu Wami qui, silencieusement, grignotait sa poignée de riz.

— Quelques comprimés! dit-il en se traînant jusqu'à la caisse.

Il a raison. Nous avalons tout ce qui lui est tombé sous la main. Solides et liquides nous restaurent assez pour que nous ayons l'énergie de regarder, à notre tour, ce qui se passe au-dessus de nous d'abord, au-dessous ensuite.

Sur notre tête, barrant un ciel bleu pâlot, où se réfracte une lueur crépusculaire, comme si le soleil eût déjà fourni sa tâche, et se fût hâté de nous replonger dans l'horreur de la nuit, le ballon tout aussi gonflé qu'au départ, en apparence, nous donne une espèce de confiance par son volume, j'ose écrire par sa majesté.

Jamais il ne nous a paru aussi long, ni aussi gros. Les attaches tiennent toutes; elles sont seulement chargées d'une neige qui ne fond pas, ainsi que toute la nacelle, et je comprends que nous soyons encore, de ce fait, considérablement alourdis.

— Dans une heure nous serons en bas déclare Wami toujours en vigie au-dessus du désert blanc que nous parcourons.

Cette phrase frappe nos oreilles gelées comme un verset du De profundis.

Je sens mon cerveau se contracter, s'émietter, à l'appréhension de l'atterrissage fatal sur la terre glacée.

Que deviendrions-nous sur cette croûte brillante, étalée à perte de vue?

A certains indices Marcel reconnaît une mer polaire, celle de Barentz, il n'y a pas doute. Sans armes, sans provisions autres que notre caisse de comprimés, sans feu, sans instruments, sans aucun des moyens les plus élémentaires de nous défendre contre les éléments d'abord, contre la faim ensuite, et contre les ours!...


Illustration

Nous étions descendus assez près du sol pour voir les rennes
qui passaient à toute vitesse, en petite troupe puis sur les
blocs, des pingouins, des cormorans, des eiders. (Page 363.)


A peine venais-je d'entrevoir par la pensée la bête qui rôde sur ces icefields d'un bout de l'année à l'autre, qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, que le petit Jap nous montra du doigt des théories d'animaux errant sur la banquise.

Nous étions descendus assez près du sol, à présent, pour les apercevoir à l'oeil nu.

C'étaient des rennes, qui passaient à toute vitesse, en petite troupe; puis, sur les blocs, des pingouins, des cormorans, des eiders.

Enfin apparut le premier ours blanc. J'en frissonne encore.

L'horrible bête mesurait bien deux mètres cinquante de long. Elle avançait lourdement, sur ses quatre pattes, à la rencontre d'une demi-douzaine de congénères.

Je ne pus m'empêcher de serrer fortement le bras de Marcel. Le pauvre garçon rendit l'étreinte en me prenant la main.

— Du courage, fit-il par acquit de conscience, d'une voix que l'émotion étranglait, le dernier mot n'en est pas dit. Si nous pouvions remonter un peu, car enfin le Jap a raison: nous tombons vraiment...

Ses yeux inquisiteurs cherchaient ce qu'on pourrait bien lancer dans le vide pour nous faire regagner quelques mètres. Il ne nous restait que les couvertures et les peaux. Impossible de songer à nous en défaire; c'eût été nous exposer volontairement à mourir de froid sans délai.

Nous devions toucher aux 50 degrés de froid, sinon aux 55. Même avec toutes les fourrures possibles, une température pareille nous terrasserait en moins d'un jour, à présent...

De la caisse aux provisions il ne fallait pas davantage parler, car c'était le même raisonnement. Marcelle vit bien au regard que je lui lançai.

— Rien, dit-il alors avec découragement, plus rien...

Nous ne parlions plus, chacun de nous jugeant désormais les paroles inutiles...


Illustration

Nous tombions effroyablement; il ne nous restait plus que les cou-
vertures et les peaux que nous ne pouvions songer à lancer dans le
vide sans nous exposer volontairement à mourir de froid. (Page 363.)


Soudain la voix de Wami nous appela.

— Messieurs, nous criait-elle, le capitaine voudrait vous voir. Il vous demande. Il veut vous parler à tous deux.

Pauvre Mourata!

Nous nous traînâmes jusqu'à l'amas de couvertures sous lequel il agonisait.

Son visage était verdâtre; ses yeux se fermaient pour se rouvrir à grand'peine.

Lorsque Wami lui eut déclaré que nous étions à ses ordres, il balbutia une phrase en japonais que le lieutenant nous traduisit. C'était comme le thème philosophique de ce qu'il allait nous dire:

Chimpou yo no norai.

— Dans ce monde on flotte et on enfonce tour à tour, expliqua le lieutenant. Il n'y a qu'heur et malheur.

Alors le pauvre capitaine ajouta, en anglais un peu décousu, car il pouvait à peine articuler:

— Wami vient de me dire que nous tombions. Il faut vous élever, vous, avec lui, pour défier le mauvais sort et lutter encore. Vous n'avez plus de lest? Mais vous oubliez ma mauvaise carcasse. Elle pèse encore assez pour vous permettre de regagner une couche d'air où peut-être les vents n'auront pas la même direction... Lancez-moi dans la glace... Je l'ordonne!

Marcel protesta. Et moi donc! J'ajoutai de fermes paroles sur la solidarité humaine. Tant qu'il vivrait, le capitaine Mourata...

Mais je n'eus pas le temps d'achever.

Sans dire un mot, sans trembler, Wami déboutonna la tunique de son chef, fouilla sur la peau. Il y trouva, pendu comme un scapulaire, le minuscule sachet que portent tous les officiers japonais en temps de guerre.

Il en cassa le cordonnet de soie, d'un coup sec.

Agenouillé auprès du moribond, il lui mit sur la langue le poison de prévoyance.

Deux yeux s'ouvrirent, brillants cette fois, pour remercier le compatriote d'avoir exécuté l'ordre suprême. Et le capitaine mourut.

Nous restâmes cinq grandes minutes devant son cadavre, accroupis, les yeux pleins de larmes, claquant de froid.

— Messieurs, dit alors Wami, je vous prie, équilibrons l'arrière pour lancer le corps. Aidez-moi! Je ne pourrai jamais y parvenir tout seul.

Je voulais protester encore. Mais Marcel, d'un geste, me fit comprendre que c'était désormais inutile.

— Profitons au moins de son sacrifice, murmura l'enseigne après une phrase d'admiration qui n'était pas la première.

Alors je prêtai la main à l'horrible travail.


Illustration

En nous traînant lentement sur les genoux, nous
parvînmes à étaler le corps sur la lisse. (Page 364.)


Wami dégagea le corps des couvertures et le plaça en travers du poste, face à l'arrière.

Marcel se mit à sa gauche; j'étais à droite.

Agenouillés tous trois, nous plaçâmes le corps en travers de la nacelle. Il n'y avait plus qu'à le pousser vers la poupe, ce que nous fîmes.

Wami prit le cadavre en dessous. Nous l'imitâmes. Et en nous traînant lentement sur les genoux, nous parvînmes à l'étaler sur la lisse.

— Poussez, dit simplement Wami.

Le capitaine Mourata tomba dans le vide, tandis que nous faisions en hauteur un bond qui nous sauvait.


5. L'axe du monde.

Oui, la mort de Mourata nous sauvait, tout au moins de la catastrophe qui ne comporte pas de lendemain.

Nous avions regagné facilement une altitude rassurante. Il me semblait qu'en ces régions la pesanteur de tout notre attirail fût moindre. Marcel me dit que le contraire était la vérité scientifique. J'en conclus que le gaz de l'Austral, après avoir franchi avec cette légèreté plusieurs centaines de mètres, devait être encore bon pour quelques heures de voyage.

Quelques heures!... Et après?

Que nous donneraient quelques heures? Un retardement un dernier supplice, un raffinement dans son atrocité.

Car presque aussitôt la nuit était revenue. Nous n'avions pas ce jour-là — le samedi 5 octobre, précisai-je — vu le jour plus de trois heures.

Si j'avais eu à ma disposition un carnet de route et un crayon, en admettant que l'engourdissement progressif qui nous envahissait m'eût permis d'écrire, j'eusse, à cette heure-là, résumé ainsi mes impressions:

— Sacrifice bien inutile. Nous courons à une mort plus affreuse, dans la nuit revenue, pour l'éternité cette fois.

Comme le dernier pinceau de lumière disparaissait à toute vitesse à l'horizon, pour faire place au mystère épouvantable de l'au-delà, j'entendis Marcel dire, en philosophe vraiment stoïque pour son âge:

— Adieu tout ce que nous aimons, adieu! Entrons dans les domaines de la mort...

A partir de ce moment, nous retombons dans le silence angoissé qui a caractérisé la nuit précédente. Le ciel est noir, l'abîme au-dessous de nous est noir. Rien ne subsiste de toute cette blancheur éclatante de la mer glaciaire à laquelle nos yeux s'habituaient déjà.

Engoncés sous les couvertures, nous n'en sommes pas moins transis de froid. La monotone randonnée, dans le silence et dans la nuit, recommence comme la nuit précédente. Depuis vingt heures environ nous allons ainsi. Où étions-nous? Mais où donc pouvions-nous être?

Ma tête brûlante commençait à déraisonner. Un spectacle hideux me hantait. Je voyais le pauvre Mourata étendu sur la banquise, dévoré par une bande d'ours blancs qui se livraient bataille sur les derniers débris de son petit corps jaune.

Puis c'était notre tour. Il me semblait que nous fussions précipités aussi dans les glaces par une série de soubresauts de la nacelle, enfin tombée à la suite du refroidissement de l'air. Alors c'était une lutte plus effroyable encore. Les carnassiers nous flairaient de loin, mais ils nous respectaient encore par crainte de notre dernier fusil.

Il nous restait trois cartouches. Juchés sur les débris du ballon pour mieux assurer notre défensive, nous attendions en grelottant que la mort vint nous prendre sous la forme qu'il plairait à cette sorcière de choisir.

Un jour, deux, trois, quatre jours nous vivions sur les provisions de la caisse, heureusement tombée avec nous, comme la nacelle et enveloppe déformée, flasque.

Du haut de cette barricade nous attendions la mort. Dans la réalité, notre groupe eût ainsi attendu au milieu de l'obscurité polaire, mais imagination maladive d'un homme qui attend sa fin à toute minute accommode les choses d'autre façon.

Dans mon rêve nous étions éclairés par une auréole boréale dont les feux se jouaient à miracle sur des falaises de glace aux stalactites gigantesques, aux pendeloques scintillantes, aux gemmes bleuâtres.

Enfin, les provisions étant épuisées, nous commencions à périr d'inanition, au milieu d'un cercle menaçant formé par les ours, les pingouins, les cormorans, toute la faune boréale qui nous guettait, lorsque Wami, poussant à ses dernières limites le besoin de mourir qui est au fond de tout coeur japonais, nous proposa le suicide commun, cette fois.

Marcel résolument accepte. Comment refuserais-je? Dans mon cauchemar j'acceptais aussi.

Nous étions donc d'accord pour mourir ensemble. Mais c'était difficile. Nous n'avions qu'un fusil pour trois cartouches. Il fallait que l'un de nous se proposât pour tuer les deux autres et réservât pour lui-même la dernière balle. Je levais la main avec insistance et je m'écriais — en latin, notez ce détail baroque, et bien caractéristique de l'hallucination:

Me, me, adsum!

Autrement dit:

— Je suis là! C'est mon affaire!

A quoi j'ajoutais, dans un discours enflammé, en anglais:

— Tuer les autres? Ah! ah! Ça me connaît. Oubliez-vous donc que c'est moi qui, de cet index que voici, ai mitraillé Rapeau, Drapier, Cailleville, Ravignac et tant d'autres braves, mes compatriotes, mes compagnons d'armes, mes frères, qui eussent dû m'être sacrés?... Oubliez-vous donc, ou ne savez-vous pas que c'est moi qui les ai exterminés de là-haut, au-dessus de Francfort? Je sais tuer mieux que vous, mes camarades, tout guerriers que vous soyez l'un et l'autre par profession. Je l'ai bien montré aussi à ce traître de Petit, que j'ai si proprement débarrassé, dans l'Elbe, des poids qui l'empêchaient de remonter au grand jour, où sûrement il eut son compte. Donnez-moi donc ce fusil, le seul qui nous reste, et les trois cartouches...

Aussitôt je passais des discours aux actes.

Je tuais d'abord Wami, qui tombait la face dans la neige en criant son banzaï.

Puis je tuais Marcel, qui, par une gaminerie macabre, avait demandé à tenir à deux mains le canon du fusil que je poussais dans sa bouche.

Enfin, je me trouvais seul en présence de l'arme, sans trop savoir comment j'allais m'en servir contre moi-même.

Incapable de remuer bras et jambes, à cause des fourrures dont j'étais bardé, je ne pouvais faire partir le coup avec mon pied. Ni corde ni ligament d'aucune sorte!

Je prenais alors un parti étrange. Je déchargeais le fusil sur un ours blanc énorme, une sorte de chef, de sachem des ours. Il avait plus de trois mètres de long et me regardait avec une fixité féroce. Sa tête me rappelait les traits de Petit et de Pezonnaz à la fois, les deux masques où toute la haine de mes ennemis était condensée. L'ours reculait d'un pas au coup de feu, puis fondait sur moi et me mangeait la figure...

— Qu'avez-vous donc? me demandèrent mes deux compagnons au milieu de la nuit. Calmez-vous!

Brusquement leur intervention me tira de l'accès qui me faisait pousser, paraît-il, des cris rauques.

— Rien, fis-je. Je rêvais de choses plus atroces encore que celles qui nous arrivent.

— Et quelles étaient ces choses? murmura la voix de Marcel Duchemin, sous le tas de fourrures qui le recouvrait:

— Celles qui nous attendent...

A partir de ce moment je me sentis défaillir dans le froid.

J'étais glacé, gelé, incapable de faire un mouvement.

— Allons, me dis-je, comme la nuit précédente, après avoir essayé de voir quelque chose dans l'immensité noire où nul oeil humain n'avait jamais rien vu, endormons-nous du dernier sommeil, cette fois...

Combien d'heures dura cette-nouvelle prostration? Il m'est impossible de le dire car je n'en eus pas l'idée. Ce que je sais, c'est qu'au milieu de cette nuit atroce, ou du jour suivant qui était encore la nuit — preuve indiscutable que nous allions toujours vers le Nord, — Marcel se jeta sur moi dans une sorte de délire convulsionnaire. Il secoua de même le petit Jap qui ronflait, le pauvre!

— Regardez, nous criait-il, regardez!

— Quoi? Regardez quoi?

— Là-haut.

— Eh bien là-haut. Sans doute... C'est une splendide vision d'étoiles. Jamais en aucun lieu de la terre, en aucune saison je ne les vis briller ainsi.

— Vous ne voyez donc pas?

— Mais si, je vois. C'est très joli. Cela prouve que nous sommes toujours de ce monde, que l'Austral n'est pas encore englouti dans les glaces et qu'il n'a pas neigé cette nuit.

Mais l'enseigne eut un regard de profonde pitié pour le profane qui ne le comprenait pas à demi-mot.

Ce fut à Wami qu'il s'adressa en lui montrant le ciel constellé.

— Regardez, Wami, criait-il avec force. Regardez au-dessus de votre tête. Qu'y voyez-vous?

— L'enveloppe du ballon, répondit le Japonais; du moins je sais que c'est elle, cette masse noire, opaque...

— Oui, mais si vous vous penchez un peu pour découvrir ce que je veux vous faire admirer presque au zénith, qu'est-ce que vous voyez?

— L'étoile polaire! cria Wami à son tour, abasourdi.

— La polaire? fis-je, incrédule. Presque exactement au-dessus de nous? Cette étoile-là serait la polaire, mes pauvres amis?

— Ne dites pas: serait. Dites: est. Sa détermination est bien aisée. Voyez l'allongement vers l'orient de la constellation qui lui fait escorte: les sept étoiles de la Grande-Ourse!

— Quasi-perpendiculaire, mes enfants! répétait Marcel d'une voix étranglée par l'émotion plus que par le froid.

— Mais alors, demandai-je avec désespérance; car l'originalité du fait n'améliorait pas notre situation, nous sommes au Pôle Nord?

— Presque.


6. Triple serment.

C'était bien l'étoile polaire que nous apercevions au-dessus de nos têtes, non pas tout à fait, mais à un si faible écart de la verticale que nous pouvions être certains d'avoir pour tombeau le bout du monde, ce bout légèrement aplati que nul homme n'a jamais atteint, si près qu'en soient venus Lockwood et Nansen.

Dans mon cerveau paralysé j'eus tout de même la force d'évoquer l'image du malheureux Andrée et de ses compagnons, partis volontairement à la fin du siècle dernier dans un ballon libre, avec l'espoir de franchir ce point où nous étions parvenus, et d'aborder quelque part, sur l'autre versant de la boule terrestre...

Ce fut comme un choc, cette évocation. La figure bien connue d'Andrée m'apparut, ou plutôt son fantôme. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête.

— Andrée, dis-je à travers mes couvertures, est peut-être venu jusqu'ici...

— Ce qu'il y a de certain, riposta Marcel de même, c'est qu'il n'est pas allé plus loin.

— La constance des vents est-elle possible sur ce plateau d'où nous pouvons imaginer l'axe du monde perforant la planète?

— L'Austral au pôle boréal, voilà une antithèse!

— Hélas, ce ne sera pas pour longtemps. Est-ce une idée, il me semble que j'entends un bruit de vagues.

— La mer libre! Vieille histoire. Je n'y crois pas. Je crois que nous sommes bel et bien sur une croûte de glace qui n'a pas de trous.

J'eus une peur atroce à ce moment même.

— Marcel, Marcel, criai-je. Nous avons talonné!

— Hein? Quoi?

— Vous avez dit?

Les deux emmitouflés sortirent des couvertures l'extrémité de leur nez pour m'interroger.

— Vous n'avez pas senti? leur demandai-je, persuadé que nous avions raclé quelque roche de glace.

— Rien, dit Wami.

— Nous sommes toujours en l'air, fit Marcel, mais votre réflexion n'est pas si extravagante. Elle avance de quelques heures, voilà tout.

J'étais hanté par l'idée d'une mer libre au-dessous de nous. Je voulais à toute force que le pôle fût caractérisé par une mer libre. J'avais lu quelque part des affirmations hasardées là-dessus. L'idée me semblait juste. Pourquoi? Le savais-je? En dépit des étoiles, on n'apercevait rien en bas, ni glace, ni eau.

— Ecoutez! fis-je encore, en laissant tomber dans le vide un gros écrou qui traînait, par miracle, au fond de la coque. Une trentaine de secondes et nous entendîmes:

— Plouf!

La mer! Nous passions sur une mer qui n'était pas gelée! Mais le froid nous arrêta net dans nos expériences.

Chacun reprit son poste de chien couché, après avoir donné un dernier regard aux étoiles dont les mille clartés parvenaient tout de même à diminuer l'horreur de la nuit. Elles scintillaient avec une grandiose intensité. Hélas! à peine si nous considérons ces sublimités.

Dès que je fus recroquevillé sous mes peaux de bêtes, je fis de tristes réflexions. En d'autres circonstances, dans une autre saison surtout, nous eussions admiré avec respect ces constellations magnifiques, cette Grande-Ourse et cette étoile polaire qui marquaient au-dessus de nos têtes le point boréal presque exactement.

Certes jamais l'idée ne me fût venue que j'irais un jour au Pôle Nord sans le vouloir, et que ce jour serait fait d'une succession de nuits décevantes au bout desquelles une mort misérable m'attendrait avec mes compagnons, tels le pauvre Andrée et les siens.

Je pensais à l' An 2000, et aux admirables réclames que M. Martin du Bois eût combinées pour annoncer tant de choses au public, si seulement il pouvait savoir que nous fussions encore vivants, et promenés par l'Austral désemparé dans les parages du Pôle.

Mais il ne savait rien, le malheureux! Il nous croyait déjà défunts sans doute, et déjà sa charmante femme pleurait le jeune Marcel, son frère.

La vanité professionnelle l'emportant, je me dis que c'était vraiment dommage d'approcher de si près le Pôle Nord sans avoir la satisfaction de raconter plus tard une semblable prouesse aux Parisiens.

La kyrielle des ressouvenirs scientifiques emmagasinés depuis le lycée, des lectures géographiques, des récits de voyageurs, ceux-ci fantaisistes, ceux-là véridiques, défilait dans mon cerveau, décidément affaibli autant que mon corps par le froid.

Je songeais à l'immobilité du point boréal, alors que tous les autres points tournent avec une inconcevable rapidité autour de l'axe idéal.

Pour l'instant, me disais-je, pour un instant nous voila immobiles, tandis que les gens de l'Equateur exécutent une ronde de 396 lieues par heure et cela sans discontinuer, depuis que le monde est monde...

Je pensais aux cosmographes, aux astronomes, aux officiers de marine qui savent si bien vous dire un tas de belles choses à ce sujet, par profession. Je réfléchissais que Marcel eût été un conférencier intéressant à entendre sur les curiosités géodésiques, géologiques, sidérales, mondiales, universelles, que soulevait un voyage aussi sensationnel.

Hélas, Marcel, aussi gelé que moi-même, ne sacrifiait plus à la science, ni à quoi que ce fût.

Vaincu par le froid, le brave garçon ne voulait plus rien entendre.

— J'attends la mort dans ma coquille, m'avait-il dit, avant de se pelotonner une dernière fois sous ses couvertures. N'oublions pas que nous avons la petite fiole. Dès qu'on talonnera pour de bon, moi qui ne veux pas être dévoré vivant par les ours, je boirai.

— Adieu, Marcel, dis-je alors, pour la troisième fois depuis que nous étions ainsi emportés dans l'espace par l'implacable vent du Sud-Ouest.

— Adieu, mon bon ami, répond l'enseigne.

— Adieu, messieurs, lance timidement le petit Wami.

— Adieu, Wami, répondons-nous ensemble.

Et c'est désormais un silence funèbre, que rien n'interrompra pendant. Pendant des heures? direz-vous. Pendant deux journées pleines!

Ce ne fut pas sur le moment que nous prîmes une notion aussi exacte du temps, mais plus tard, en comparant les dates.

Nous apprîmes ainsi que les deux journées du 5 et du 6 octobre, nous les avions passées sous nos abris, dans une sorte de léthargie atroce, d'où seul un fameux compagnon pouvait nous tirer, et nous tira: le soleil!

Revoir le jour, c'était quelque chose, à coup sûr; mais nous étions si abattus que nous n'aperçûmes pas les lueurs de l'aurore lorsqu'elles commencèrent à se montrer. Ce ne fut qu'à l'arrivée en plein ciel de l'invincible Phébus, tout rutilant, tout brûlant encore, que j'eus la force de me dégager de ma hutte protectrice pour regarder d'où venait ce coup de chaleur. |

Immédiatement j'eus une peur affreuse d'avoir perdu la raison.

Mais lorsque je me fus palpé, tâté, retâté, lorsque j'eus senti sous mes doigts les étoffes réchauffées par un soleil au-devant duquel l'Austral s'avançait encore assez vite, bas, très bas sur une mer totalement libre de glaces, je poussai de véritables hurlements de joie.

— Marcel! Wami! criai-je. Réveillez-vous donc! Nous sommes sauvés! Voici le jour, le soleil, toute la boutique! Vite donc! êtes-vous morts?

Cette question me fit peur. S'ils avaient été moins résistants que moi? Si j'allais les trouver morts de froid?

Je les secouai d'importance, l'un après l'autre, ne voulant pas croire à un dénouement aussi tragique.

J'avais raison. Ils se dégagèrent, mirent le nez à la portière, comme dit Marcel affolé de joie, et se confondirent en admiration devant la chance inespérée qui nous ramenait vers le Sud, devant la crinière lumineuse du dieu qui n'éclaire plus les pôles à partir du 22 septembre.

A peine s'il eut pris le temps de se frotter les yeux que Marcel tendit le cou vers le compas.

Route au Sud-Ouest, mes enfants! Ça se devine! Mais depuis quand? A la bonne heure! En voilà une surprise!

— C'est le pôle qui nous a valu ce brusque revirement, fis-je.

— Je le crois. Le pôle est le grand distributeur des courants aériens. Il nous a suffi de redescendre à cent mètres si nous étions à deux cents, je suppose, pour virer cap pour cap et revenir dans l'Atlantique. Hourra! hourra!

Secouant à son tour Wami interloqué:

— Crie donc au père Soleil un Banzaï énergique, petit Jap! crie donc. Il ne l'a pas volé.

L'autre ne se fit pas prier. Comme aux instants solennels des jours précédents, mais cette fois, avec une joie débordante, le lieutenant poussa trois Banzaï qui durent émouvoir les poissons, car nous vîmes à ce moment même sortir de l'eau et batifoler une douzaine de marsouins.

— Des belugas! criai-je. Serions-nous sur les côtes de la Bretagne? Pas possible! Cet Austral nous ramènerait chez nous? Il serait le ballon pensant! Le ballon intelligent! Le ballon patriote!

Je ne sais quelles sottises du même genre je jetai encore aux éléments calmés. Mais notre joie de revoir la lumière, et quelle lumière, les excusait bien, n'est-ce pas?

— On n'est pas pour cela sauvé des eaux, repris-je, car nous voilà redescendus à trente mètres et nous ne pouvons plus remonter, cette fois. Mais c'est égal, ca fait plaisir. Ouf! quelle affreuse chose que cette nuit de six mois autour du pôle!

— Et comme on va se jeter sur les provisions qui restent, dit Marcel. Il fait joliment faim.

Nous n'avions pas mangé depuis de longues heures. J'ouvris la caisse, et tout ce que nous pûmes digérer fut englouti en moins de dix minutes,

Marcel était redevenu espiègle. Il forçait Wami à faire comme nous, à se nourrir de comprimés européens. Il le fallait bien; sa dernière poignée de riz était depuis si longtemps avalée.

On se battit les flancs avec les bras; on secoua ses habits, on entassa les couvertures et les fourrures.

— Si qu'on en jetterait quelques-unes à l'eau? interrogea Marcel goguenard. Nous n'en aurons plus guère besoin à présent.

— Non, non, protestai-je. Sait-on jamais? Supposez qu'un nouveau courant...

— Nous reconduise au Pôle Nord? Ah! ça, non! Je m'y oppose! Je ne veux plus aller qu'au Mexique, désormais.

D'un commun accord, on convint de les conserver. Mais d'un commun accord aussi, la situation fut vite reconnue plus grave que jamais.

Sous quelle latitude étions-nous? Les étoiles eussent pu le dire par à peu près à nos officiers de marine. Mais pour le moment, le soleil les éteignait, et pour de longues heures encore, car il n'était pas tout à fait au milieu de sa course.

Nous pûmes seulement constater que l'astre marquait au méridien du lieu quelque chose comme onze heures. C'était peu.

Nous le vîmes marquer midi, au milieu de nuages qui accouraient du Nord-Est. Nous pûmes estimer, par le vol de quelques canards sauvages, notre allure à une vingtaine de kilomètres à l'heure. Mais il fallut bien reconnaître, cette fois, que le ballon baissait sur l'eau, à raison de deux mètres par heure, à peu près, et que nous allions nous retrouver aussi impuissants au-dessus de l'océan liquide que nous l'avions été au-dessus des mers gelées.

— Laisse porter, dis-je philosophiquement. Quelques heures de jour nous restent. Qui nous dit qu'on ne rencontrera pas un navire? Il n'est pas possible que nous n'en apercevions pas un...

— Savoir, objecta Marcel. Si nous avons dépassé les grandes routes qui sont couramment suivies par la navigation entre l'Europe et l'Amérique, nous sommes réglés, et si nous ne les avons pas encore atteintes, c'est le même compte.

Deux grandes heures se traînèrent ainsi. La mer devenait houleuse. Wami nous paraissait soucieux. Il regardait le ciel et l'horizon. Tout à coup, il nous prit les mains à tous deux.

— Mes amis, nous n'avons pas rencontré un navire depuis trois grandes heures et nous avons encore descendu de six mètres. Continuez à vous défendre. Moi, je saute pour vous gagner du temps.

D'un même geste, férocement amical, nous l'avions saisi chacun par un bras au moment où il allait se lever et faire comme il avait dit.

Je pris mon ton le plus doctoral pour démontrer à ce digne garçon que son sacrifice était de ceux que notre morale nous refusait d'accepter.

Il eut toutes les peines du monde à me comprendre.

Il fallut que je lui fisse une petite conférence sur le devoir tel que nous voulions qu'il l'envisageât, puisqu'il était embarqué avec nous dans cette horrible aventure.

Je lui racontai le naufrage de la Méduse. Marcel, dont la jovialité trahissait une confiance qui me rassurait presque, malgré l'évidence, lui déclara qu'il ne voudrait pour rien au monde goûter à sa chair teinte au safran.

Avec la solennité que comportait un tel pacte, je lui demandai de jurer, comme nous allions le faire nous-mêmes, que nos trois destinées devaient s'accomplir ensemble, quoi qu'il pût advenir, et non séparément.

Ses petits yeux clignotaient; un sourire de pitié pour ces concessions accordées à la morale des blancs plissa ses lèvres.

Enfin, la main étendue, et pour nous faire plaisir, il jura.


7. Un derelict.

Le soleil descendait très fort et nous allions toujours dans la direction du Sud-Ouest, de plus en plus bas sur la mer.

La houle nous énerva d'abord. Bientôt elle nous terrorisait. Quinze mètres à peine nous séparaient des lames. On était à nouveau ballotté sur un abîme d'où rien ne pouvait nous sauver. Aux ours blancs succéderaient les requins; ce serait toujours par d'horribles bêtes que nos corps seraient déchiquetés.

— Dans combien de temps le bain final? interrogea Marcel en mesurant la distance qui séparait de la mer la nacelle de l'Austral.

— Avant la nuit, répondis-je.

Wami confirma.

— Soit! Notre destinée ne veut pas que nous en réchappions. Vous avez votre petite fiole?

Je tâtai ma poche.

— Elle est là.

— La mienne se réchauffe sur mon coeur. Et toi, Wami?

Les deux collègues se tutoyaient à présent.

— Sachet, comme le capitaine.

— Bien. Qui est-ce qui commandera le feu?

— Moi, répondis-je d'une voix que j'essayais d'assurer, mais qui tremblait d'angoisse. Quand je commanderai: la mort! chacun de nous s'empoisonnera.

Il y eut un long silence, pendant lequel nous fîmes, pour la centième fois depuis le matin, l'inspection de la mer.

Tout à coup le Japonais aux yeux d'épervier poussa le cri tant attendu.

— Navire dans le Sud!

— Où ça? Où ça?

Marcel fit une longue-vue de ses deux mains et bientôt confirma:

— Dans le Sud-Sud-Ouest! Un voilier! Sur notre route! Pourvu que le vent ne change pas! Pourvu que nous arrivions dans sa vue avant la nuit! Vite, des signaux!

Les trois pavillons gisaient au fond de la nacelle. Wami les attacha au long d'un cordage.

Ils flottèrent avec des indécisions fâcheuses sous le vent devenu plus frais. Mais puisque nous allions couper la route de ce navire, les hommes de bossoir ne manqueraient pas de nous apercevoir.

— On est bien près de l'eau, fit remarquer le Japonais. La vue s'exerce mal dans la masse confuse des laines. Il faudrait remonter d'une centaine de mètres.

— Avec quoi? demandai-je.

— Couvertures.

— Vous croyez qu'il faut en jeter?

— Deux ou trois suffiront.

— Conseil de guerre, messieurs! Aux voix. Trois couvertures à l'eau?

— Unanimité, cria Marcel.

— Adopté!

Les plus grosses, les plus lourdes furent lancées dans la mer. Nous rebondissions aussitôt.

— Ah! je crois bien que le voilier va nous apercevoir! Il va en Europe, et le soleil couchant nous éclaire en plein. Il faudrait qu'il fût monté par des aveugles pour que nous ne fussions pas aperçus avant une demi-heure de tout son équipage.

La joie éclatait sur nos figures.

J'éprouvais pour ma part un trouble singulier. L'appréhension, la crainte que le salut si proche ne nous échappât pour quelque raison que je ne voyais pas très nette, mais que je redoutais comme il arrive toujours en pareil cas, me faisaient trembler de tous mes membres. Pas une seule fois dans les régions glaciaires je n'avais frissonné de la sorte.


Illustration

A la vue du voilier, notre joie éclata. Vite, les signaux! (Page 371.)


Avec deux officiers de marine à mon bord je n'avais qu'à écouter. Marcel prit d'autorité le commandement.

Mais, me disais-je, le commandement de quoi? Nous sommes une épave volante et le navire qui passe est monté par des gens bien éveillés. Dès qu'il nous verra il nous fera des signaux. Fût-il américain, prussien, nous descendrons dessus... à la condition qu'il vienne à nous. C'est lui qui peut agir. Nous autres, nous ne pouvons rien.

— Descendre dessus, répétais-je... C'est aisé à dire. Comment ferons-nous pour descendre dessus avant la nuit, puisque nous n'avons pas une corde de soupape à notre disposition et que le câble de déchirure ne fonctionne plus? Allons toujours! Au surplus le vent ne nous demande pas notre avis.

Très rapidement nous fûmes à un mille du navire, puis à un demi-mille. On voyait nettement sa voilure enflée par le vent.

— Marchand de bois, nous annonça Marcel, agenouillé à côté de Wami dans la coque, les deux mains au-dessus des yeux... Trois-mâts barque norvégien. Pavillon en berne! Diable! Pas de chance... Qu'est-ce qui lui est arrivé? Une fissure énorme sûrement. Ces bateaux norvégiens ont cent ans... Voyez! Sa menuiserie est à fleur d'eau. Ah! les pauvres! Ils en font une navigation aussi, ceux-là! Ils courent grand largue pourtant vers le Nord-Est. Dans un instant nous pourrons leur parler.

En effet, nous nous rapprochions vite du trois mâts, qui continuait sa route cahin-caha, sous ses voiles majeures.

— Ah! çà, m'écriai-je, ils ne nous voient donc pas, ces Norvégiens?

— Tirez une cartouche, me cria Marcel.

J'obtempérai. Je récidivai même, et mes deux coups de fusil firent assez de bruit pour être entendus. Nous n'étions plus qu'à trois cents mètres du voilier, un peu vers son arrière, à soixante-dix ou quinze mètres au-dessus de ses perroquets.

Au même instant, par un phénomène inattendu, voilà qu'il change de route!

Il a viré cap pour cap et revient à présent vers l'Amérique. Nous allons lui couper la route à l'avant.

— Ça par exemple, cria Marcel, c'est de la déveine, mes enfants. Personne à bord! Voyez-vous du monde à bord?

— Personne!

— Personne!

-- Le pavillon en berne, la toile étalée, et personne à bord! Voilà qui est fait pour nous. C'est un derelict.

Je me rappelai, à ce mot sinistre, les histoires que me racontèrent vingt fois pour une, au cours de ma vie aventureuse, les marins de toutes les marines, marchandes ou militaires, à propos des derelicts. Ce mot anglais, qui veut dire « abandonné » traduit l'idée d'un bâtiment qui n'a plus d'équipage, mais néanmoins continue à flotter. Les hommes qui le montaient l'ont délaissé au milieu de l'Océan, à la suite d'une avarie grave qu'ils ne pouvaient songer à réparer.

Tantôt ils ont bien fait, tantôt ils sont partis trop vite.

Dans le premier cas le derelict est bien malade; dans le second il est encore très allant et constitue la bonne prise pour un vapeur qui le rencontre et peut le remorquer.

Dans les deux circonstances, c'est un danger terrible pour la navigation.

Ces épaves flottantes sont innombrables. Des statistiques tenues à jour par les Américains les énumèrent approximativement.

Je me rappelai des chiffres invraisemblables: plus de deux mille derelicts errant ainsi, connus, décrits, spécifiés, depuis des mois et des années, en tous temps, suivant les vents et les courants marins. Le gulf stream en est rempli, et lamentables sont les catastrophes qu'ils ont trop souvent provoquées.

Comment le capitaine d'un paquebot-monstre, qui fend l'Atlantique à 23 ou 25 noeuds, peut-il se douter qu'une épave de ce genre erre devant son étrave?

Le jour il peut l'apercevoir et l'éviter. Mais la nuit? Personne ne vient allumer, à bord de ces navires vagabonds, les feux réglementaires. Alors c'est là collision sinistre, l'engloutissement des passagers endormis, par centaines...

Je me souvins de chasses aux derelicts, organisées sur l'océan par la marine américaine. On les piste, on les découvre, on les poursuit. On monte à leur bord avec des tonneaux de dynamite dont on provoque ensuite l'explosion pour débarrasser les mers de ces dangereux vaisseaux-fantômes.

Le légendaire Hollandais Volant ne fut sans doute qu'un derelict aux temps jadis...

Celui qui passe devant nous n'est pas encore couché sur le périodique Pilot-Chart, et son aventure est récente. Elle date d'hier, peut-être. L'équipage, désespérant de venir à bout d'avaries constatées, a pris les embarcations et s'est dirigé de son mieux vers la route des grands navires, vers le passage des vapeurs qui, sans cesse, par centaines, vont du vieux monde au nouveau, quand les deux mondes ne sont pas en guerre. Et pour nous tirer de la misère où nous sommes, il faut que nous tombions sur ce radeau mâté! Ah! nous n'avons pas la chance!

Pendant que je rassemble confusément ces souvenirs, Marcel a pris une décision:

— Mes amis, il faut descendre sur ce chaland! Il n'y a pas à faire les difficiles, nous serons encore mieux sur ce tas de bois en mouvement que dans une nacelle qui ne veut plus tenir en l'air.

— Mais comment descendre?

— Il faut pourtant! Et tout de suite. Dans deux minutes il sera trop tard. Nous allons passer sur sa ligne, à l'avant. Il faut profiter de l'instant pour tomber à la mer.

Une idée me vint:

— Mettons-nous trois à tirer sur ce câble de déchirure! Il fonctionnera peut-être, aujourd'hui!

A quatre pattes nous nous traînons vers l'arrière, non sans imprimer à la nacelle un déplorable mouvement de pointe-en-l'air.

Le câble est là. Nous le saisissons. Il résiste. Nous appuyons de toutes nos forces: il résiste encore.

— Un grand coup sec, commande Marcel.

Nous donnons le coup sec.

Enfin! Avec un fracas qui nous remplit de joie, l'étoffe s'est, tout en haut, déchirée.


Illustration

Enfin! Avec un fracas qui nous remplit de joie, l'étoffe s'est
déchirée, et nous tombons brusquement dans la mer. (Page 373.)


Nous tombons brusquement dans la mer.

Adieu la nacelle, et l'enveloppe, et la caisse aux provisions, et les couvertures! Tant pis cette fois! Il faut à tout hasard gagner le pont de ce voilier qui avance sans direction, la coque entièrement submergée, le pont chargé de planches qui barbotent.

Nous avons plongé à dix mètres de son étrave, à tribord. Et avant qu'il ne change encore de route par un rabattage subit de toute sa toile, nous parvenons à grimper sur sa lisse.

Trempés, mais saufs, nous voilà hissés, juste comme le soleil s'enfonce dans l'horizon.


Illustration

Nous regardions avec inquiétude Wami ressaisir notre caisse à pro-
visions, et il nous semblait toujours apercevoir un requin... (Page 373.)



8. La manoeuvre d'Adamastor.

Les épaves de l'Austral flottaient à dix mètres du bord. Tout ruisselant d'eau, Wami eut la présence d'esprit d'aviser une gaffe qui traînait sur les bois et de replonger.

En quelques brasses, la gaffe entre les dents, il eut rattrapé notre caisse à provisions, qu'il ramena vivement au navire. Je le regardais faire avec inquiétude, car il me semblait toujours apercevoir un requin, le requin persécuteur, sortant de l'eau et happant notre vaillant petit Jap.

Chargées d'eau par les lames, la nacelle et l'enveloppe de notre cher Austral descendirent presque aussitôt dans la mer.

Vers cinq heures du soir, le lundi 7 octobre à notre estime — nous apprîmes plus tard que c'était en réalité le mardi, 8, — l'aérocar de l'An 2000 n'existait plus.

Il ne restait aux trois survivants de son équipage, pour lutter contre les fureurs et la traîtrise de l'Océan, qu'un vieux bateau chargé de bois, abandonné de ses matelots, plein d'eau, ballotté par les vagues et incapable de la moindre orientation.

Nous n'eûmes garde de rester sur le pont, ou plutôt sur les planches de sapin, arrimées avec méthode, qui le surchargeaient, car l'eau de mer venait les battre et passait même par-dessus, chaque fois qu'une lame un peu courte brisait au long du bord.

Sur tous les voiliers de ce type ancien, la construction destinée au logement du capitaine s'élève, carrée et rustique, à l'arrière du bâtiment, d'un mètre environ au-dessus du pont.

Nous fîmes irruption dans ce refuge à sec, abrité du vent, non sans y avoir traîné la caisse aux comprimés. Détériorées ou non par l'eau salée, les boîtes en fer-blanc qu'elle contenait encore représentaient la nourriture de dix hommes pendant un mois. Nous n'avions donc rien à redouter de la faim ou de la soif.

Il nous parut même — et ce fut une impression de bien-être toute naturelle après tant d'heures d'angoisse passées dans les airs que la vie à la mer, dans ce carré bien clos, d'où l'on entendait le vent siffler au dehors, ne serait pas si ennuyeuse pour le peu de temps qu'elle durerait — tangage et roulis à part.

Sûrement avant deux jours, avant trois jours, avant dix jours, on rencontrerait un navire qui ne serait plus un derelict.

Dussions-nous attendre pendant un mois le libérateur en vivant sur nous-mêmes que notre tour finirait bien par venir.

Il n'était pas possible que nous fussions promenés sur l'Atlantique pendant un mois sans que la chance amenât un jour ou l'autre dans notre route un vapeur, fût-ce un autre voilier!

Cet espoir, assez logique au demeurant, nous donnait une telle assurance que nous nous trouvâmes aussi heureux pendant une heure, dans la cabine du capitaine, que si cette épave eût été un paquebot transatlantique en pleine action.

Nous étions trempés, nos habits dégouttaient abominablement dans la chambre et le froid humide nous ressaisissait, comme à la sortie du souterrain de Finsbury Park.

D'un oeil amusé pourtant, nous regardions nos accoutrements défraîchis par l'eau de mer. Pour la première fois depuis notre départ de Sydenham, je trouvai tout drôle de porter l'uniforme des contrôleurs militaires anglais, qui unissait aux élégances de la coupe martiale des broderies essentiellement civiles.

Je me disais aussi que nous n'étions plus au magasin d'habillement où Tom Davis nous avait si impérieusement envoyés: que les effets de l'équipage, dans le navire submergé, étaient trempés, inutilisables, dans les cambuses inférieures, lorsque Marcel et Wami, qui fouillaient déjà les armoires du capitaine, se mirent à gambader comme de vrais gamins.

Marcel sortait des tiroirs un veston, des suroîts, des gilets, trois ou quatre cirés, des chemises de flanelles, des savates, toute une garde-robe masculine.

Mais le Japonais avait trouvé autre chose! En un tour de main il s'était déshabillé derrière notre dos, pour reparaître affublé d'une robe de femme, deux fois trop grande pour sa taille de nain jaune, bien entendu, mais si comique, avec la traîne interminable qu'elle lui faisait!

Dans le placard où il avait découvert cet accoutrement, Wami prit alors un fichu de couleurs voyantes, tissé de soie et de fils d'argent qu'il noua autour de son cou.

Sur sa tête il campa une coiffure que je reconnus pour le diadème des paysannes norvégiennes.

Multipliant les révérences, il nous offrit alors une tranche de jambon qui traînait dans une assiette. L'heure n'était guère aux facéties, et pourtant son harnachement nous apparut drôlatique au point que nous tombâmes assis sur les bancs de la cabine, secoués tous deux par un rire qui dura deux grandes minutes. Il y avait longtemps, hélas, que nous n'avions ri.

Bientôt l'impression produite par le linge mouillé nous parut si pénible que tout en plaisantant nous abandonnâmes nos vêtements pour entrer dans le trousseau du capitaine norvégien, tant bien que mal.

La sensation me parut plus délicieuse que jamais.

Quand nous fûmes secs, Marcel invita la « dame » à s'asseoir par terre, ce qu'elle fit en tombant brusquement sur son séant, à la manière des clowns.

Surprise! Le Japonais fureteur nous offrit alors des cigares et des allumettes.

— Mais, m'écriai-je, c'est le paradis flottant que nous venons de rencontrer!

Je n'eus pas de peine à me rappeler que nombreux sont les capitaines de navires norvégiens qui emmènent leur femme en voyage pendant des mois entiers. C'est précisément lorsque leur absence doit durer longtemps qu'ils associent leur légitime aux dangers d'une vie aventureuse.

— Ils trouvent, dit Marcel en dissertant sur leur cas, que mieux vaut courir le monde avec sa femme que de la laisser à la maison. C'est une idée qui a sa valeur.

Quand l'émotion joyeuse du premier moment fut calmée, nous procédâmes à l'inventaire de la pièce où nous allions passer enfin une nuit à l'abri des intempéries.

D'abord deux lits jumeaux.

— Wami aime mieux les nattes. Comme ça se trouve! fis-je presque gaiement à mon tour.

La chambre était carrée. Des verres épais, protégés par deux appentis, l'éclairaient d'en haut. Au mur une carte du monde et des documents en norvégien.

Marcel cherchait le livre du bord. Il nous eût fourni des éclaircissements sur notre position géographique, mais il fut impossible de le découvrir. Evidemment le capitaine, abandonnant le navire en bon ordre, avait emporté ses papiers.


Illustration

Impossible de découvrir le livre du bord; il nous eût fournit
des éclaircissements sur notre position géographique. (Page 375.)


Au mur, encadré par des baguettes dorées, se lisait le nom du trois-mâts: Magnus Lagaboete, de Christiania.

— Drôle de nom!

— Celui d'un roi des temps jadis, sans doute, compléta Marcel, en me faisant remarquer qu'une couronne royale surmontait le cartouche.

Au-dessous de cette inscription utile, deux photographies: le capitaine et sa femme.

On avait d'autant moins de peine à les reconnaître l'un et l'autre que leurs noms étaient inscrits au-dessous.

Capitaine Foerer et son épouse Dagmar Johansen.

Une commode à quatre tiroirs, fixée dans la paroi comme les lits; deux bancs au long des refends, une table ronde attachée au plancher par des vis; des pliants, que les mouvements du navire avaient bousculés, une pendule, un baromètre anéroïde et une petite boussole de poche qui décore l'encrier du capitaine, c'est tout ce que nous découvrons.

Rien qui nous permit de savoir où nous étions.

Marcel se plaint amèrement de cette pauvreté de renseignements.

— Parbleu, dit-il, nous savons par le soleil où est le Nord, jusqu'à présent. Cette boussole miniature nous le confirme, mais c'est insuffisant. D'autre part, il est vraisemblable que ce Magnus Lagaboete, étant chargé de bois, venait de son port d'attache avec ces bois. Il allait évidemment de Norvège en Amérique, dans l'Amérique du Sud peut-être...

— A-t-on besoin de faire venir du bois de Norvège en Amérique? demandai-je.

— C'est juste... Il faudrait abandonner la supposition. Ce bateau n'allait pas en Amérique... Voilà qui me plaît. Nous resserrons ainsi le cercle des recherches. Le Magnus chose, machin, comment dites-vous?...

Lagaboete...

— C'est cela même, portait un chargement de bois tiré des forêts norvégiennes. Notez en passant qu'il pourrait aussi bien l'avoir pris dans un port du Canada pour le transporter en Europe... Mais préférons la première hypothèse: notre Magnus Lagaboete va de Christiania en France, en Espagne, ou ailleurs, dans la Méditerranée. Une tempête lui fait des avaries; il ne gouverne plus. Les vents moyens l'empaument dans le golfe de Gascogne pour le chasser vers le Nord-Est, dans la Manche? Ce n'est pas le cas. Nous devons être loin de la Manche. Alors il a franchi le golfe de Gascogne? Très bien! Les avaries l'ont rendu indirigeable au long des côtes de Portugal. Alors la moyenne des vents l'a rabattu vers le Sud-Ouest. Apparition des vents alizés, qui sont constants. Ils l'ont écarté des côtes de l'Espagne et du détroit de Gibraltar pour le pousser vers la mer des Sargasses.

— Ce qu'il y a de certain, répliquai-je en avisant un coin de tiroir, c'est qu'il a fait escale à Lisbonne, car voici un numéro du journal portugais le Diario de Noticias.

— Daté du?...

— Du 30 septembre. Quelques jours à peine.

— J'ai deviné.

Wami, après avoir troqué son premier déguisement contre un ciré deux fois trop grand pour lui, s'était éclipsé à la découverte de nouveaux indices.

Je le vis revenir les bras pleins d'algues marines.

Il les jeta devant la chambre du capitaine, étendit le bras au loin, sur la mer que le crépuscule rendait déjà noire.

— Ça, dit-il en décrivant un cercle avec son index autour de l'horizon, tout ça autour de nous, sargasses!

— J'allais le dire aussi, opina Marcel.

Devant la carte, je suivis le tracé que l'enseigne y fit, avec un crayon ramassé sur la commode, du voyage probable de ce Magnus Lagaboete, rencontré si à propos par les naufragés de l'air.

Je n'ignorais pas l'existence de la mer des Sargasses. Toutefois il appartenait à Marcel d'en rappeler les particularités.

Notre Magnus Lagaboete a fait d'abord la route que je viens de dire: Mer du Nord, Manche, Atlantique, golfe de Gascogne. Puis les vents alizés l'ont entraîné vers le milieu de l'Océan: il vient d'entrer, voilà quelques instants, et nous avec lui, dans cette zone marine couverte de sargasses brunes qui à tant intrigué Christophe Colomb lorsqu'il s'en fut à la découverte des Indes Occidentales. Mer des Sargasses, dit-on pour spécifier. Elle mesure plus de quatre millions de kilomètres carrés, huit fois la surface de la France! On peut dire qu'elle va des Canaries aux Antilles.

Wami était de nouveau parti à la découverte.

Il revenait avec une deuxième brassée de végétaux brunâtres, cueillis à la main nous dit-il, au long du bord.

— Nous y entrons donc en plein, reprit Marcel, satisfait d'être fixé sur un point aussi important. C'est dire que nous sommes entre 16° et 38° de latitude nord et dans les 40° de longitude ouest, guère plus, presque au milieu de la grande tasse.

Un bruit de tous les diables interrompit ses explications.

— Malheureusement fit-il sans s'émouvoir, Adamastor, génie de la mer, vient encore de nous renvoyer de bord. Regardez plutôt!...

Nous sortîmes pour constater en effet que les voiles, rabattues par le vent d'un bord sur l'autre, nous ramenaient à présent vers l'Afrique, en admettant qu'elles pussent nous ramener quelque part.


9. Noyés!

En réalité, c'était un mouvement mécanique qui pouvait se répéter pendant des jours et des nuits. La disposition des voiles (grand foc et brigantine hissés, à demi bordés, les deux huniers fixes et volants) la direction du vent et celle des lames, tout s'accordait pour que le navire fût renvoyé de bord alternativement et changeât de cap sans cesse.

Un bateau d'enfant sur le bassin des Tuileries, cria Marcel vexé, voilà le sabot! Mais n'en disons pas de mal. Il nous a sauvé la vie...

— Jusqu'à ce que nous la perdions par sa faute, répliquai-je avec découragement.

Nos pensées s'étaient promptement assombries avec l'arrivée de la nuit.

Qu'allions-nous endurer sur ce radeau follement entraîné dans un cercle d'où il ne pouvait plus sortir?

— Conseil de guerre, dit Marcel.

C'était le mot qu'il affectionnait pour annoncer qu'une résolution grave s'imposait.

On s'assit dans l'obscurité de la cabine, éclairée seulement par les feux de nos cigares.

— Je propose, dit-il en s'adressant à Wami, son confrère, de couper les écoutes et de laisser toute cette toile flotter au vent.

— Absolument, reprit le collègue. Une fois débarrassé de ses voiles, le bateau flottera tout autant; il cessera d'avancer sous le vent: ce sera déjà quelque chose. Errer pour errer, puisqu'il est condamné à changer perpétuellement de route, mieux vaut le laisser dériver. En deux jours il peut être pris dans le courant équatorial du Nord...

— Qui nous conduirait vers les Antilles. On voit du monde sur cette route-là... Ça ne vaut pas le boulevard maritime du Havre à New-York, avec ses bouées électriques qui jalonnent à présent l'Océan de dix milles en dix milles; mais tout de même on y sera mieux qu'ici. Coupons!

— Avec quoi? objectai-je. Tous les outils du bord sont noyés.

Chacun avait un couteau de poche, et prétendit qu'il lui suffirait. Les lames des deux eustaches m'apparurent comme des langues de feu.

Avec une agilité, une hardiesse que j'admirai, les jeunes marins se mirent à l'ouvrage.

Sur l'arrière d'abord, où la brigantine nous tarabustait avec son gui sans cesse déplacé.

Wami sauta comme un chat, de cercle en cercle jusqu'au milieu du mât, tandis que Marcel allait au palan d'écoute. Tous deux tailladèrent au jugé dans la toile, dans les cargues, hautes et basses, dans les drisses et les écoutes. Il fallait qu'ils fussent familiarisés avec la vieille manoeuvre des voiliers pour exécuter en quelques tours de main cette opération plutôt dure, à cause du vent.

— Ça me connaît! criait Marcel. On a bien raison de nous apprendre encore le vieux style à l'Ecole navale. Et chez vous, les Japs, on travaille aussi dans la toile?

— Très fort! répondait Wami gaiement. Chez nous on fait tout! On rame encore sur des galères.

— On a raison. Dans dix mille ans, malgré tous les moteurs qu'on aura pu inventer, le vieil aviron sauvera toujours son homme. Sinon toujours, souvent, souvent!

Quand ils eurent délivré la voile en trapèze, qui se mit à claquer, folle et bruyante, contre le mât d'artimon en raclant le toit de la cabine, ils coururent, bottés à miracle, au grand-foc, sur l'avant. Là ce fut plus facile.

Marcel était plein d'entrain.


Illustration

Tous les deux donnèrent des coups de couteau
féroces aux écoutes des huniers. (Page 377.)


— Messieurs les voyageurs pour l'entresol, en voiture! cria-t-il gaiement au Japonais quand le foc se mit à battre l'air à son tour.

Tous deux, ayant escaladé les haubans, le lieutenant au mât de misaine, l'enseigne au grand-mât, donnèrent des coups de couteau féroces aux écoutes des huniers.

Je ne les voyais déjà plus, tant il faisait noir. Aussi vivement qu'ils étaient montés, les braves garçons redescendirent, la besogne indispensable accomplie.

Ce n'était plus, à bord du Magnus Lagaboete, qu'un tintamarre assourdissant de voiles folles, mais je compris bientôt que nous en serions débarrassés avant peu, car le vent s'était levé avec la nuit, amenant de gros nuages qui commençaient à déverser sur nous des torrents de pluie. Elles s'en iraient en morceaux.

Nous l'avions si ardemment désirée, la pluie, au milieu des froids secs que nous avions subis au pôle!

— Vous qui souhaitiez un peu d'eau chaude, mon cher, me dit Marcel, vous voilà servi!

Nous avions tant bien que mal mis la pendule du capitaine à l'heure sur le soleil, après l'avoir remontée. Des bouts de bougie traînaient dans les flambeaux fixés au mur. J'en allumai un pour éclairer notre premier quart.

Il était huit heures juste.

De grandes rafales de vent s'élevaient, tourbillonnaient autour de nous et faisaient valser le bateau, maintenant, comme une toupie.

— Conseil de guerre, annonçai-je à mon tour.

— Cigares? proposa Wami.

Il avait trouvé cette boîte, à peine entamée, de grands cigares jaunes, dits de Hambourg, qui ne valent rien. Nous eûmes, pour les fumer lentement et faire durer le plaisir, des précautions de raffinés.

— Je dis, messieurs, que le tangage et le roulis de ce navire sont insupportables, et que si aguerris que nous soyons tous les trois contre le mal de mer, nous allons passer une bien mauvaise nuit. Je dis surtout qu'il est désolant de ne pas avoir découvert ici le moindre fanal, la plus mauvaise lanterne. Nous allons vagabonder par la mer sans que rien signale notre présence. Qu'un vapeur vienne sur nous; au lieu de nous sauver, il nous coule. Et lui avec, comme il arrive...

— C'est là, déclara Marcel, non sans ironie, un ennui très fâcheux; mais comme nous ne pouvons y apporter aucun remède, je crois que le mieux est de nous tourner les pouces en fumant philosophiquement... Bang, bang... Ah! ce potin!

A vrai dire c'était un fracas, un vacarme à rendre sourd.

On eût dit qu'une armée de démons frappait au-dessus de nos têtes sur d'invraisemblables instruments. Le concert du diable!

Les vagues, en ondulant dans la cale incomplètement remplie, en se heurtant aux parois, produisaient un grondement sinistre. La houle courait sur le pont, rugissant comme au bord d'un rivage. La pompe à vent surtout, avec ses grands bras dégingandés, tournait sans arrêter en grinçant abominablement.

— Que faire? dis-je. Attendre? Soit! Mais attendre avec les yeux grands ouverts! Il faut réfléchir: l'occasion qui peut-être passera à notre portée cette nuit ne se retrouvera pas demain; il faut établir le quart deux à deux, tandis que le troisième se reposera. Si par bonheur nous voyons des feux apparaître, réunissons toutes nos forces pour appeler, pour hurler notre présence....

Wami ne disait rien.

— Je n'ai pas confiance dans la nuit, avoua-t-il enfin.

Nous l'envoyâmes se coucher, pour cette belle réponse, ou mieux s'étendre sur le plancher de la cabine, tandis que nous allions veiller, Marcel et moi, bien abrités contre la pluie par nos cirés.

Hélas! de huit heures à minuit la mer ne nous donna que des tourments nouveaux sans une lueur d'espérance. Pas un feu ne parut à horizon, et le vent, déjà frais, se mit à souffler en tempête.

Je dus contraindre Marcel à se reposer à minuit, tandis que le Japonais veillerait avec moi jusqu'à quatre heures.

Toujours rien au large, sinon des vagues énormes, accourant du Nord-Est avec une véritable furie, et s'abattant sur nous, en même temps que de monstrueuses averses.

Nous n'avions pas peur de couler, et pour cause. Tout ce bois ne pouvait que nous aider à flotter. Ah! nous flottions!

Mais nous flottions trop, car à chaque instant les lames saisissaient le bâtiment et lui imprimaient des mouvements giratoires de plus en plus inquiétants.

A quatre heure du matin j'allai me coucher, pour respecter à mon tour le roulement que j'avais institué. Mais il m'en coûtait. Je me méfiais de l'obscurité, même dans les solitudes de la mer des Sargasses.

Comme j'avais raison! Etendu sur le lit du capitaine, à moins que ce ne fût celui de sa femme, j'écoutais crier, craquer tout l'arrière du navire sous les paquets de mer qui nous drossaient à présent et entraient jusque dans la chambre.

Je prêtais une oreille angoissée aux lamentations du vent, aux grincements funèbres des poulies, aux battements précipités des voiles et de leurs écoutes, lorsque j'entendis les appels affolés de mes deux compagnons. Une sueur froide m'inonda le visage.

Vite debout!

Dans l'obscurité, je sors à tâtons de la cabine.

Je sais où les trouver: l'un se tient à droite, l'autre à gauche de la baraque, cramponnés de toutes leurs forces à des échelons en fer.

— Criez avec nous! me dit Marcel, fou de terreur, criez fort! Ah! Ah! Ah!


Illustration

— Criez avec nous! me dit Marcel, fou de terreur, criez fort! (Page 378.)


Sans savoir, je hurle avec les autres. Mais au même instant c'est un choc épouvantable, un éclair aveuglant qui me rappelle la Tortue, de triste mémoire, et notre derelict est éventré, coupé en deux par un grand navire d'où l'on n'a rien vu, qui n'était pas davantage visible, car il n'avait pas de feux allumés. Règlements de guerre! C'est un croiseur.

— J'ai aperçu la lampe du timonier, me crie Marcel.

Mais c'est tout ce que j'entends. Ce sont les dernières paroles que j'entendrai. Car un mugissement effroyable domine tous les bruits.

Sous les éclats d'un projecteur qui nous inonde à présent de sa lumière bleue, dansant autant que nous-mêmes sur les lames, le Magnus Lagaboete s'ouvre en deux par l'avant.

Une lame énorme tombe dans la déchirure.

Je perçois l'horrible craquement du bateau qui s'abîme, la dispersion dans tous les sens des planches de sa cargaison, et je fais dans la mer le plongeon final.

Cette fois j'y suis bien et je vais y rester. Au moment où j'essaie de penser à quelque chose, je reçois une rame de voliges sur la tête. Je bois un grand coup qui m'étrangle, et je coule...


10. Le Minnesota.

Si quelqu'un de vous, lecteurs, s'est jamais noyé, j'entends noyé à demi, pendant deux minutes, il me ferait un grand plaisir en me communiquant le résumé de ses impressions.

Furent-elles gaies ou tristes, sereines ou lugubres? J'ai maintes fois raconté à des amis que les miennes, en cette circonstance, avaient été des plus agréables. Personne n'a voulu me croire. On a taxé de fantaisie mes déclarations. Et pourtant! Les souvenirs sont là, très présents à mon esprit.


Illustration

Sous les éclats d'un projecteur qui nous inonde de sa lumière,
le Magnus Lagaboete s'ouvre en deux par l'avant, tandis
qu'une lame énorme tombe dans la déchirure. (Page 378.)


Quand je bus le coup fatal, sous la protection d'une masse de planches que leur flottabilité retint heureusement au niveau de la mer, celles-ci formèrent au-dessus de ma tête un toit hermétique, J'étais emprisonné, là-dessous. Je me mis, nécessairement, à faire des mouvements respiratoires, à introduire de l'eau de mer dans mes bronches. Aussitôt j'éprouvai une violente oppression. Il me sembla que j'eusse la colonne vertébrale brisée, ainsi que le sternum.

Sans doute j'avais coulé à une grande profondeur et la masse de l'eau me comprimait tout le corps. J'eus le sentiment de la position dangereuse où me mettait ce toit de planches qui flottait au-dessus de moi, et je tirai une coupe la tête en bas, la bouche désormais fermée, pour gagner de l'espace et donner utilement un coup de pied qui me permettrait en quelques secondes de remonter à la surface.

Je le donnai, mais la fatalité voulut que ces maudites planches, ou d'autres, car le chargement en comprenait des milliers, fussent encore une fois un obstacle à mon émersion. De ce coup je me considérai comme perdu, tout bon nageur que je fusse depuis ma prime jeunesse. Mais aussi la douleur que j'avais d'abord ressentie s'atténuait à mesure que l'asphyxie s'établissait, par accumulation de l'acide carbonique dans le sang.

Instinctivement je fermais la bouche pour ne plus avaler d'eau. Mais c'était plus fort que moi, aussitôt après je l'ouvrais; l'eau entrait, m'étranglait, provoquait une déglutition partielle, et c'était à recommencer. Ce manège tragique se renouvela deux ou trois fois; c'est alors que je perdis connaissance. Mais, phénomène peu croyable, je l'avoue, et pourtant observé — d'autres l'ont noté avant moi, — les centièmes de seconde qui se succédèrent alors, entre le moment où je me sentis écrasé par la masse liquide et celui où je revis la lumière du jour ne me parurent pas désagréables. Au contraire! Je sentais que je me noyais, et nonobstant ce ne furent point des sensations pénibles que j'éprouvai. Seule la toute première fut angoissante. Je revoyais ma famille. mes amis, tous assemblés pour mon enterrement, ce qui laissait à supposer que, vivant ou mort. j'allais être tiré de la mer.

M. Martin du Bois s'apprêtait à prononcer un discours. Il me semblait déjà l'entendre s'écrier avec des larmes dans la voix: adieu, cher ami et collaborateur, adieu!

Cette phrase, banale comme le reste de l'éloquence funéraire, me conduisit à des idées plus gaies. Ce furent d'abord des combinaisons de couleurs vives, puis dans l'éclat d'une aurore boréale, une vision de la banquise et de la polaire. A ces choses sublimes, Marcel Duchemin faisait une grimace d'écolier. Il leur tirait la langue...

Mais aussitôt j'entrai dans une sorte de béatitude. Température très agréable: ni froid ni chaud. J'étais balancé entre l'océan et les nuages par l'Austral, au son de la musique déjà entendue qui, cette fois, jouait des airs guillerets.

Puis un grand trou noir se fit, dans lequel je plongeai.

Une sorte de néréide couverte de sargasses me prit dans ses bras et m'emporta vers un tunnel interminable, au bout duquel j'apercevais la lumière du jour, comme dans le champ d'une longue-vue.

Ce fut tout, du moins jusqu'au moment où je me retrouvai étendu dans l'entrepont d'un navire de guerre, entre Marcel et Wami.

Couchés sur des matelas, nous étions habillés de vêtements secs. Ce fut ma première constatation. Elle trahissait l'horreur que j'ai toujours éprouvée pour les habits mouillés. Pour la troisième fois je me sentais délivré d'un poids insupportable et collant.

Où étions-nous? Sous quel pavillon naviguait ce navire?

Deux sentinelles qui montaient la faction devant notre dortoir improvisé me firent l'effet de marins anglais. Mais au premier qui se retourna je reconnus sur un béret les insignes de la marine américaine et le ruban qui portait le nom du bâtiment: Minnesota. Nous étions donc en pays ennemi, sauvés de la mer mais perdus, autrement dit prisonniers.

Prudemment, sans trop m'aventurer, je regardai d'abord mes deux compagnons. Leurs yeux semblaient me transmettre: une consigne. Mais laquelle? A cinq pas des factionnaires un groupe d'officiers causait.

Tout à coup je vis Marcel se retourner de mon côté et allonger la main sur le plancher. Discrètement il y tambourina d'abord une batterie quelconque, comme un homme qui s'ennuie et qui agite les doigts sans but, pour calmer son impatience.

Les factionnaires, l'arme en bandoulière, nous regardaient d'un air féroce, comme si nous eussions été des malfaiteurs.

Evidemment ils avaient déjà interdit à mes deux compagnons de causer entre eux, car à peine si j'eus ouvert la bouche pour poser une question que l'un d'eux, un gros rougeaud qui me rappela aussi Jim Keog, s'avança vers moi et m'intima brutalement l'ordre de me taire.

Je me tus. Il le fallait bien.

Mais il ne nous était pas défendu d'échanger entre nous des regards. Je cherchai donc à ma droite les yeux de Wami. L'expression des deux escarboucles du Japonais me stupéfia. Elle me parut, à dire le mot vrai, celle d'un aliéné. Le petit lieutenant grimaçait de la bouche et du nez, plissait le front sans discontinuer. Ses yeux si intelligents, si mobiles, me donnaient à présent l'idée d'un parfait imbécile, d'un idiot, d'un hébété, tout au moins.


Illustration

L'expression des deux escarboucles du Japonais me
stupéfia: elle était celle d'un aliéné. (Page 381.)


— Pauvre Wami, pensai-je, il a perdu la raison dans cette crise suprême. Ces gens-là l'ont tiré de la mer, mais sa cervelle s'est vidée avant qu'on l'eût repêché! Nous voilà bien.

J'essayai de lui faire comprendre toute la compassion que j'éprouvais pour son état en le couvrant de regards quasi-paternels. Il n'en avait cure. Il riait de la plus stupide façon. Au point que je me demandais s'il me reconnaissait.

Mais sûrement non qu'il ne me reconnaissait pas! Car aux avances muettes que je lui faisais, le malheureux répondit par un soubresaut répété cinq ou six fois sur son matelas, avec finalement, un éclat de rire qui se figea bientôt sur son visage immobile, jaune et vert comme celui de Mourata frappé à mort.

Je tournai alors mes yeux attristés vers Marcel. Couché sur le flanc droit, l'enseigne continuait à tapoter de la main gauche le plancher de l'entrepont. Ses yeux aussi me regardaient, mais avec une fixité grave qui voulait dire quelque chose.

Quoi?

Aucun muscle du visage de Marcel ne bougeait, mais le tapotement des ongles persistait en roulements de tambour à peine interrompus.

Tout à coup, je toussai pour lui faire comprendre que j'avais compris son manège et que j'allais le suivre attentivement.

Afin de ne pas enfreindre la défense de causer qui nous était faite, Marcel me télégraphiait.

Il tapotait sur le plancher des signes de l'alphabet Morse que je n'eus pas de peine à saisir « à l'oreille » comme quiconque est aujourd'hui familiarisé avec la télégraphie sans fil, ou avec l'autre.

Le jeu est connu des employés des télégraphes dans le monde entier. Combien d'entre eux ont l'ouïe assez déliée pour traduire en langue courante sur du papier, de longues dépêches transmises en signes conventionnels, traits et points combinés qui constituent l'alphabet de Morse!

Un point, un trait; un point, deux traits; deux points, un trait... Tac, tac, tac, tac...

Je prêtai l'oreille et tout en regardant fixement Marcel, sans mot dire, je traduisis mentalement la phrase qu'il me « passait » par cette méthode discrète à laquelle nos gardiens ne voyaient guère malice.

— Faites le fou, me disait-il dans son langage discret.


Illustration

J'inclinai la tête, comme on fait en pareil cas pour indiquer qu'on a compris.

Mais Marcel répéta:

— Faites le fou.

Et pour être plus sûr ses doigts tapotèrent.

— Répétez si compris.

Alors de ma main gauche étendue aussi sur le plancher — nos matelas étaient séparés par deux mètres — je répétai, c'était le cas de le dire, du tac au tac:


Illustration

— Faire le fou. Compris.


11. Decision du major.

Mes deux gaillards, hors d'affaire avant moi, s'étaient donné le mot pour laisser croire à ceux qui nous avaient capturés, disons aussi recueillis, que la collision, le naufrage, le bain forcé en pleine nuit, dans une mer chargée de grosse houle et de grains incessants, les avaient privés de raison.

C'était une ligne de conduite qui en valait une autre. Quand on est fou, les gens vous laissent tranquille. On éviterait, par ce procédé, l'abus des questions indiscrètes.

Puisque nous étions prisonniers de guerre, autant valait faire notre temps comme aliénés. Je me demandai seulement si une semblable attitude, naturelle pour deux hommes arrachés à la mer dans ces conditions, au milieu de péripéties dramatiques, peut-être, que je ne connaissais pas, rencontrerait les mêmes chances d'être acceptée par les officiers du croiseur américain pour un troisième.

Trois hommes, dont un Japonais, rencontrés sur un navire à voiles norvégien, qu'on retire des vagues et qui, du coup, ont perdu tous les trois l'esprit à la même minute, c'était peut-être beaucoup.

Je réfléchis toutefois que l'état-major du Minnesota ne pouvait supposer a priori que le Magnus Lagaboete fût un derelict.

Il le croyait, sans nul doute, monté par un équipage assez nombreux. La conduite d'un trois-mâts barque de ce gabarit exigeait bien une douzaine d'hommes, y compris le capitaine et le second. Pour qu'on n'en eût sauvé que trois il fallait que le choc eût été effroyable, et huit ou neuf malheureux avaient dû périr noyés. En ce cas, le cerveau des trois survivants pouvait être assez atteint, pour que momentanément il ne fût possible d'en rien obtenir.

D'autre part, la présence d'un Japonais incontestable et de deux hommes de l'Europe occidentale, Français, Italiens ou Espagnols à bord de ce navire norvégien d'où pas un Norvégien ne s'était échappé, devait provoquer des divergences d'opinion au milieu du cercle des officiers. L'écho nous en arrivait très net.

C'était le matin; par un temps maniable, nuages et soleil entrecoupés.

Le Minnesota tremblait sous les efforts de ses machines et donnait une vitesse que j'estimai à plus de trente noeuds. C'était un destroyer de première classe, au surplus; je le connaissais de nom, me parut-il, par l'Annuaire des marines de toutes les nations, que j'avais plus d'une fois feuilleté au cours de mes voyages.

Je me rappelai même à peu près ses caractéristiques, que mes deux amis connaissaient sur le bout du doigt: mille tonnes de déplacement, cinq turbines dont trois à l'avant et deux à l'arrière, trois arbres à hélices, et un développement de quinze mille chevaux, ce qui lui permettait de faire à toute allure ses trente-cinq noeuds, près de soixante-cinq kilomètres à l'heure.


Illustration

Mille tonnes de déplacement, cinq turbines, trois arbres à
hélices, un développement de 1.500 chevaux faisaient alors
du Minnesota le croiseur le plus rapide du monde. (Page 383.)


Par les ouvertures de l'entrepont où nous étions déposés, provisoirement je l'espérai, car il y régnait un furieux courant d'air, nous apercevions le ciel et la mer, égayés par le soleil intermittent. Je regardai les vêtements dont on nous avait affublés; c'étaient des chemises et des effets de toile, pour les corvées. Je commençai par frissonner très fort, et j'avoue que ce n'était pas pour me conformer à la ligne de conduite adoptée. J'avais froid dans ce couloir.

Pour mieux attirer l'attention des officiers, qui ne s'en dérangeaient guère, je me mis à éternuer dix fois de suite, ce qui fut censément la terreur du Jap et une grande cause d'hilarité pour Marcel.

Chacun d'eux exprima son sentiment à sa manière. Ma foi, ils étaient réussis dans leur rôle. On eût dit de vrais singes! Dans chacun de leurs gestes je découvrais une apparence de souffrance cérébrale qui pour les Américains certifiait leur sincérité.

Je savais combien l'art de la simulation fut de tout temps celui que les Japonais possèdent le plus intimement. Mais les capacités de Marcel me donnaient des doutes.

Et les miennes? Saurions-nous, lui et moi, soutenir notre rôle jusqu'au bout? N'allions-nous pas être mis à de difficiles épreuves?

Justement le groupe des officiers s'avança. Je recommençai à frissonner, en exagérant cette fois. Je toussai très fort. Le médecin du bord, qui se préparait évidemment à un interrogatoire technique, ordonna qu'on nous envoyât des cabans en laine. Il me parut décent d'en témoigner de la reconnaissance, sans me demander si un fou, quelle que fût l'origine de sa folie, savait apprécier un bienfait de ce genre. Je saisis donc le vêtement avec frénésie; je l'enfilai de même, puis avec des jappements de petit chien, je saluai le major de la tête. Il me vint à l'idée de me frotter l'occiput, dans l'espoir qu'on m'enverrait par la même voie un béret. Il m'arriva, et les deux autres lunaties reçurent aussi le leur.

Marcel ne prenait pas les choses de la même façon. Il boudait. I] regardait tour à tour le major et le vêtement, comme un idiot. Quant à Wami, l'octroi d'un manteau et d'un couvre-chef semblait l'avoir mis au paroxysme de la fureur. Il se retournait sur son matelas, jouait des pieds et des poings comme un homme en proie aux plus vives souffrances. Le major ayant pris de ses propres mains le caban et le bonnet pour les offrir au récalcitrant, Wami, d'un geste sec, lui envoya le tout par la figure.

— Laissez-le donc se rafraîchir comme il l'entend, ordonna le docteur aux hommes qui avaient apporté les objets.

Ceux-ci s'éloignèrent alors, et en présence du groupe d'officiers, l'interrogatoire de Wami commença.

Il était le plus turbulent: c'était justice qu'on liquidât d'abord son cas.

— Comment vous appelez-vous? demanda le major.

Tatami, répondit le petit Jap sans avoir l'air de répondre.


Illustration

Wami, d'un geste sec, lui envoya le tout par la figure. (Page 383.)


Les officiers se mirent à rire. Tous savaient quelques mots japonais, et entre autres tatami, qui veut dire sandale, pantoufle, savate à la mode nipponne.

— D'où veniez-vous?

Tatami.

— Où alliez-vous?

Tatami.

— Vous ne me comprenez donc pas?

Tatami.

— Je vais vous faire jeter à l'eau.

Tatami.

— Ou fusiller. Pom-pom...

Le docteur fit le geste de fusiller mon Wami; mais le rusé Jap, d'un air toujours aussi bête, répétait Tatami, tatami sans rime ni raison, bien résolu à se tirer d'affaire avec ces trois syllabes, comme le personnage célèbre de notre Farce de maître Pathelin avec son ... de mouton têtu.

Les officiers regardaient le Japonais avec pitié; c'était bon signe.

Le major était ennuyé, mais sa figure, rasée, joviale, me laissait deviner qu'il était dupe de la supercherie. Et vous? demanda-t-il à Marcel. Qui êtes-vous? D'où venez-vous? Où alliez-vous sur ce voilier norvégien? Etes-vous Norvégien? Italien? Français? Turc?

Les réponses de Marcel ne le cédaient en rien à celles de son collègue jaune. Elles étaient même plus laconiques en ceci que l'enseigne ne disait rien du tout.

L'autre avait beau le questionner, c'était peine perdue.

Avec un sourire aimable il balançait la tête, comme pour acquiescer sans arrêt à tous les propos qu'on lui tenait.

En pareille conjoncture le mieux était encore, à n'en pas douter, de garder le silence. C'est toujours le meilleur moyen de ne pas se tromper.

Las de contempler ces deux figures, l'une stupide, l'autre stupidement souriante, notre interrogateur me posa les mêmes questions par acquit de conscience.

J'avais cherché dans mon cervelet une attitude qui me distinguât des autres; mais le temps pressait. J'arrêtai au vol la première lubie qui passa. Je me mis à chanter.

Je chantai très fort, dans un anglais dont je soignais l'accent, afin qu'on vît bien que je ne cherchais pas à dissimuler ma connaissance, très complète, de la langue du bord.

Je chantai naturellement un air de circonstance, l'hymne national des Etats-Unis: The star spangled banner, l'hymne au drapeau semé d'étoiles.

Quand j'avais fini les quatre premiers vers, je recommençais. Les matelots se tordaient; c'était encore bon signe. Et je lançais à tue-tête les notes, en battant la mesure comme un chef-d'orchestre à son pupitre.

— Décidément, déclara le docteur en haussant les épaules, il n'y a rien à tirer de ces malheureux....

Insanes, tel fut le qualificatif dont nous fûmes gratifiés tous trois à la suite de cet infructueux examen.

Juste, un timonier apportait aux officiers une dépêche sans fil qui parut les plonger dans un abattement complet.

Dès midi on nous traîna vers un carré hermétiquement clos, où nous étions surveillés avec la même rigueur que dans l'entrepont.

Le lendemain soir, sans autre incident, le Minnesota mouillait ses ancres dans la baie de Charleston.

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 13: La cohue des fous.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)



Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.