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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 11 — LE SANG DES SAMOURAÏS

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 10: Le Sang des samouraïs, le 5 avril 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-08-30

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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A sept mille mètres d'altitude, un journaliste
français fait sauter la mystérieuse machine volante
du pirate américain Jim Keog, vendu à l'Allemagne!


TABLE DES MATIÈRES



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La masse noire avait fait un mouvement insolite.
Sûrement la bête était touchée. (Page 313.)



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JUSQU'ICI

La guerre — une guerre infernale — met aux prises Anglais et Allemands. En vertu de l'entente cordiale, la France a dû prendre parti pour l'Angleterre. Le correspondant de l'An 2000, grand journal parisien, raconte les événements sensationnels auxquels il assiste, et en particulier les exploits féroces d'un véritable bandit, l'Américain Jim Keog, inventeur d'une machine volante dont le pouvoir destructif est foudroyant. Vainement le journaliste cherche à décider son gouvernement à faire l'acquisition de cet engin offert au dernier enchérisseur. La routine des bureaux, l'opposition d'un confrère jaloux: l'An 3000, font rater l'affaire. La France se laisse devancer par l'Allemagne qui achète le secret. Bien qu'il n'en soit pas responsable, le reporter de l'An 2000, afin de calmer l'exaltation de ses compatriotes, jure de s'emparer, mort ou vif, de Jim Keog et de ruiner son invention.

Dans ce but il part pour Londres, où se prépare une lutte effroyable entre les flottes aériennes de France et d'Allemagne. Le petit dirigeable de l'An 2000, l'Austral, le conduit sur les bords de la Tamise, grâce au concours de pilotes improvisés, cinq Japonais chargés par leur gouvernement d'une mission auprès du gouvernement anglais et qui ont saisi avec empressement cette occasion de passer en Angleterre, ce dont ils risquaient d'être empêchés par l'interruption des services postaux. Même leur joie est à son comble quand l'aéramiral français consent à militariser l'Austral et son équipage. Justement Keog ne tarde pas à signaler sa présence par de nouveaux méfaits. Il fait sauter toute une partie du sous-sol londonien. Puis il appuie l'invasion allemande qui s'effectue par la mer et par l'air, grâce à de nouveaux engins aussi ingénieux qu'inédits. L'^Austral_ se lance courageusement à la poursuite du forban au moment où il vient de «torpiller» cinq unités de la flotte aérienne française.


1. Sus au forban!

L'Américain ne laissa pas longtemps vide la scène où il prétendait jouer à présent le principal rôle. Mieux que personne je savais de quel prix nous étions exposés à payer ses sauvages fantaisies. Pourtant cinq minutes s'écoulèrent sans que nous le revissions.

La colonne d'invasion s'avançait toujours vers Londres, au pas accéléré: elle entrait à présent dans la zone des incendies, par les docks de l'East India.

Bientôt elle serait au coeur de la capitale, à Whitechapel, si la résistance à terre demeurait aussi veule.

Les torpilleurs ne pouvaient, à tout prendre, rien faire d'utile. Au cas où ils s'aviseraient de tirer sur l'ennemi, leurs projectiles n'iraient-ils pas frapper des Anglais?

Si la route que suivaient les Allemands en remontant la rive gauche de la Tamise eût longé de près le fleuve, rien n'eût été plus facile pour les canonniers des torpilleurs que de balayer la colonne d'invasion, la couvrir d'obus et forcer ainsi ces milliers d'hommes, fussent-ils héroïques, à se disperser sous une pluie de mitraille.

Mais trop de rues, trop de maisons en épais pâtés, séparaient la flottille anglaise de la colonne en marche, et la surface même du petit corps d'armée allemand se présentait trop étroite pour qu'on se risquât utilement à tirer dessus.

Les torpilleurs escortaient donc les Allemands comme ils eussent escorté des Anglais, paralysés dans leur offensive par la disposition fâcheuse de la route. Que faisait donc le War Office?

Je ne pus m'empêcher de poser la question tout haut à Marcel Duchemin, qui me répondit en ricanant:

— Il a envoyé l'armée anglaise aux Indes, au Canada, en Australie, en Irlande, à Ceylan, à Chypre, en Egypte, à la Nouvelle-Zélande, à Gibraltar, au Cap, en Chine, partout où il importe de contenir la poussée dangereuse des nationalités subjuguées par l'Angleterre depuis trois cents ans. Celles-ci sont toujours prêtes à s'affranchir du joug métropolitain. Pour occuper tant de points divers utilement il faut du monde, beaucoup de monde. Rien qu'en Irlande où les séparatistes travaillent au grand jour et fomentent depuis l'ouverture des hostilités une rébellion dont vous aurez bientôt des nouvelles, il faut immobiliser un fameux contingent! Et dans les grandes villes de l'Ile principale! Dans les centres ouvriers, principalement, où les internationalistes opèrent avec la même inconscience que sur le continent, il faut, pour tenir tête aux tentatives anarchistes, autre chose que des sections de policemen, fussent-ils montés sur des motocyclettes et en automobiles blindées! C'est à toutes ces besognes de coercition que le War Office emploie ses troupes. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir cent mille hommes à sa disposition, du cap Land's End à John O'Groates... et même sur toute la surface des deux royaumes d'Angleterre et d'Ecosse. Mais ces cent mille hommes sont dispersés. Il faut que des trains innombrables en amènent la moitié à Londres, ce qui demande quelque délai. Les Anglais n'ont jamais cru à la possibilité d'un débarquement par les airs. Ils n'ont pas deviné le parachute parfait.

— Enfin m'écriai-je, en regardant au nord de notre route, voilà une masse qui rutile au soleil! Ce sont des bataillons anglais qui s'ébranlent...

En deçà de Victoria Park, en effet, surgissait une forte colonne de fantassins en habits rouges, concentration hâtive de détachements arrivés par les différentes gares, depuis une heure ou deux.

Sans erreur possible, c'était là le petit corps d'armée que le ministre de la Guerre envoyait en hâte contre le corps allemand.

Nous jugeâmes qu'il comptait une vingtaine de mille hommes.

Chiffre inférieur à celui des envahisseurs! Certes, mais les Anglais étaient chez eux, tandis que les Allemands, avec une incroyable témérité, s'avançaient en pays ennemi sans s'être assurés d'une ligne de retraite, sans base d'opérations effective, comme des fous, ce qui n'était guère dans leurs traditions.

A coup sûr ceux-ci étaient en plus mauvaise posture que ceux-là, et il eût suffi — tel était l'avis unanime à bord de l'Austral — d'une marche vigoureuse à leur rencontre, avec quelques batteries, pour culbuter les Néo-Northmen, comme les avait appelés le Times, dans l'inhospitalière Tamise.

Les mitrailleuses des torpilleurs donneraient le coup de grâce à ceux qui tenteraient de surnager. Nous attendions avec curiosité que le corps ainsi formé opérât son mouvement.

A toute vitesse dix aérocars anglais s'étaient dirigés vers lui et le renseignaient sur les progrès que faisait la marche de l'ennemi vers Regent's Park.

Il s'ébranla enfin, escorté par l'escadrille aérienne, avec la Tour de Londres pour évident objectif.

A vitesse égale il devait y arriver une demi-heure avant l'adversaire. Le tout serait d'opposer à celui-ci une résistance telle, dans les rues, sur les places, où la petite guerre pouvait être aisément portée, que la jonction des Seedragonen avec les Luftdragonen fût irrémédiablement compromise.

Arriverait-on?

Nous regardions les deux serpents s'allonger sur les routes, sur les avenues nouvelles qui ont « haussmannisé » les quartiers surburbains de Londres.

Le noir avançait vite; mais le rouge ne paraissait pas moins alerte.

Tandis que les aérocars de sir John Burnside appuyaient le rouge en le suivant, la flotte française accompagnait le noir en jetant dessus des torrents de feu qui brûlaient affreusement des centaines d'hommes. J'en venais à me demander si les provisions de pyrotechnie faites à Sydenham n'allaient pas bientôt s'épuiser, car depuis quelques heures on en avait furieusement consommé.


Illustration

Près du pont de la Tour, les torpilleurs débarquaient
leurs équipages et leur petite artillerie. (Page 322.)


Les torpilleurs venaient d'atteindre les premiers le pont de la Tour. Ils y débarquaient déjà leurs équipages et leur petite artillerie: deux appoints qui ne manquaient pas de valeur. Bref, le soleil semblait à cette minute éclairer de ses plus vifs rayons une action décisive, où les Germains allaient connaître enfin le châtiment de leur audace, lorsque se produisit un nouvel incident, plus triste encore que le premier, et si rapide que nous eûmes à peine le temps de le voir et de le comprendre.

La Tortue Noire, reparaissant tout à coup dans les profondeurs du ciel, se rua sous un angle de quarante-cinq degrés vers la flotte en marche, décrivit à cinq cents mètres une de ces courbes hardies dont le mécanicien du Sirius possédait le secret, et faisant pour dix secondes la même route que nos transatlantiques, à deux cents mètres au-dessus d'eux, leur envoya, tel un semeur ses poignées de grain, une véritable cascade de projectiles.

C'était comme un tir au canon automatique. Moi qui connaissais l'intérieur de la cambuse imaginée par Keog, je voyais par la pensée le nègre et l'homme au poil roux servir à toute vitesse le plus petit des deux canons, lancer un aérobus sur la première carapace qu'ils rencontraient dans le vide au-dessous de leur route, puis un autre sur la deuxième, et ainsi de suite.

Le spectacle fut lamentable.

Avant que l'un ou l'autre des aérocars visés par le satanique artilleur eût trouvé le temps de faire un mouvement pour éviter le coup, son enveloppe éclatait avec un fracas sinistre.

Aussitôt après, explosion de celui qui le précédait; puis le chef de file de celui-là.

Quatre projectiles furent ainsi lancés du Sirius sur quatre unités de notre première classe. Quels étaient les noms de ceux-là? Nous ne pouvions nous en douter à la hauteur où nous étions.

Ce qu'il y eut de visible après l'explosion des enveloppes et la chute effroyable des hommes, leur destruction par aplatissement sur les maisons, sur les arbres, sur le sol, par perforation sur les baïonnettes de l'arrière-garde allemande, ce fut la nervosité, si l'on peut dire, des signaux que fit le Général-Meusnier, intact encore après ces rudes assauts.

L'aéramiral, enfin convaincu de la supériorité d'un adversaire qu'il avait trop longtemps dédaigné, envoyait à chacun de ses commandants l'ordre d'abandonner le corps d'armée envahisseur pour s'élancer dans les plaines de l'air à la poursuite du Corsaire Noir

De notre observatoire, à mille mètres d'altitude, entre la flotte et l'audacieux forban qui déjà évoluait pour regagner les quatre mille mètres sans jeter une pincée de lest, par la seule ingéniosité de son mécanisme, nous éprouvions les sensations les plus irritantes.

— Il faut confesser la vérité, me dit Marcel à la minute tragique où Keog venait encore de détruire, corps et biens, quatre de nos plus beaux engins, le drôle fait ce qu'il veut. Il domine tout ce qu'il y a dans l'air au-dessous de nous et autour de nous; s'il veut s'y obstiner, ce n'est qu'une question de temps, il crèvera l'une après l'autre les soixante et quelques enveloppes qui grouillent par ici. Toute la flotte aérienne en soie, construite à si grands frais par la République, y passera...

— Qu'en dites-vous, capitaine? demandai-je à Mourata.

Crispé sur son volant de direction, les traits contractés par l'ennui que lui causaient ces successifs malheurs de nos unités, le Japonais répondit d'une voix altérée:

— J'en dis que ce marchand de cochons mériterait une chasse sans merci, et que l'aéramiral vient seulement de comprendre la nécessité de tout mettre en oeuvre pour l'atteindre et le détruire, s'il veut redevenir maître de l'air. Il apparaît clair comme le jour à présent que tant que vous aurez à vos trousses un gaillard outillé comme l'est celui-là, votre flotte n'aura ni force ni sécurité. C'est la lutte jugée d'avance entre aujourd'hui et demain. Etant de soie ou de telle autre matière crevable, vos aérocars de guerre seront tous, fatalement, crevés par les aérobus d'un individu qui porte, lui, dans son monitor blindé, rigide, imperforable et combien mobile, deux canons de dimensions redoutables. Notez que le gros ne lui a encore servi qu'une fois. Or, il dispose, m'avez-vous dit, de deux gros projectiles. Il lui en resterait encore un...

— Les petits lui suffisent pour éventrer nos enveloppes de soie par la chute perpendiculaire. De ceux-là, il emporte une bonne douzaine, j'en jurerais, sans en être sûr. Quant au gros calibre, c'est exact. Il y a place à bord pour deux obus. Celui qui a été lancé hier soir dans le puits de Blackfriars n'a pu être remplacé. Où, sur quel territoire eût-il pu l'être? Le Sirius n'est pas retourné à Helgoland chercher des approvisionnements nouveaux. Il n'en eût pas eu le temps. C'est donc avec une quasi-certitude que nous pouvons évaluer les moyens d'action de Keog à l'heure actuelle. Il n'a plus qu'un gros obus (en admettant que ce ne soit pas deux au lieu d'un qu'il ait envoyés à Blackfriars) et peut-être une demi-douzaine de petits.

— C'est assez pour nous anéantir tous, dit Marcel à demi-voix.


2. L'air libre.

Un voile de tristesse était descendu sur toutes les figures.

Le moteur de l'Austral tournait doucement, pour nous maintenir au poste que l'aéramiral nous avait fixé. Mais l'ordre subit qui venait d'être signalé aux commandants modifiait évidemment notre consigne.

Chaque unité faisait une route nouvelle. On voyait déjà se dessiner dans les airs l'ordre dispersé.

Abandonnant la colonne allemande à l'action terrienne des Anglais, que secondaient leurs aérocars et leur flottille de torpilleurs, M. de Troarec entendait poursuivre l'ennemi, c'est-à-dire le seul Keog, avec tout son monde! C'était bien du monde contre un point noir dans l'immensité. La nature allait assister au combat des lions contre un moucheron.

— C'est vraiment un peu fort, murmurait Marcel, que soixante et quelques dirigeables comme ceux-ci, réunis dans le ciel de Londres, en soient réduits à se détourner de leur tâche offensive contre une troupe à terre pour s'acharner tous sur un avorton de cette espèce. Celui-là tiendrait dix fois dans l'enveloppe de l'aérocar-amiral et toute la flotte française va s'évertuer à lui livrer bataille. Voilà qui ne sera pas moins intéressant que le reste.

Les mouvements brusques des ballons, à présent éparpillés dans le ciel, donnaient au spectacle une originalité puissante.

On eût dit qu'il n'y avait plus d'ordre, au singulier comme au pluriel. La liberté absolue laissée à chacun de faire ce qu'il jugerait le plus utile au succès supprimait le bel ordonnancement qui jusqu'alors avait caractérisé les mouvements de la flotte aérienne.

Un va-et-vient fiévreux, des raids rapides suivis de volte-face brusques, des bonds en hauteur prodigieux de hardiesse, bref un embrouillamini, une danse incohérente de baleines et de cachalots piquant en l'air, pointant en bas, s'évitant, s'envoyant au passage des signaux stridents, rythmés par le bruit des moteurs et le sifflet des maîtres d'équipage.

Il me semblait voir de loin quelque bande turbulente d'écoliers lâchée par le maître à l'heure de la récréation, quelques douzaines de pigeons-voyageurs, à la minute où viennent de s'ouvrir les paniers qui les tenaient captifs.

Voir ainsi les navires aériens s'ébrouer, s'ébattre, se rapprocher de nous avec une apparente facilité, nous dépasser même pour monter — une dizaine tout d'un trait — à deux mille mètres et plus, c'étaient là des impressions nouvelles.

Je les ressentais vivement. Il me semblait que la théorie de Rapeau, qui condamnait le principe de l'éparpillement et préconisait la marche en troupe compacte, fût mise une fois de plus en défaut par la brutalité des événements.

Mais Mourata ne paraissait pas satisfait, non plus que ses camarades. C'était avec une sorte de pitié qu'ils regardaient nos puissantes unités s'agiter dans l'espace au-dessous de nous, puis à notre altitude, puis plus haut, où du reste nous les rejoignîmes d'un coup d'aile, comme dit Marcel en souriant, pour caractériser la vélocité gracieuse du bond fait par l'Austral.

Où donc était le Sirius ? Encore une fois disparu, invisible dans les couches supérieures de l'air, où couraient maintenant des nuages chargés de pluie.

Que comptaient faire les commandants?

Quelles instructions leur donnait l'aéramiral avec ses pavillons incessamment agités?

Marcel traduisait de son mieux leur langage. L'idée qui dominait la succession des ordres lui paraissait très simple, trop simple: agir chacun pour son compte, entamer avec l'insaisissable Tortue Noire, dès qu'elle reparaîtrait, une lutte de vitesse, et surtout la lutte pour conquérir les hauteurs.

Mais si nul d'entre eux, malgré sa bravoure, disons le mot, son héroïsme, ne parvenait à joindre le monstre? — Avançons vers l'aéramiral, dis-je à Mourata lorsque je vis le Général-Meusnier monter à son tour vers nous. Il nous dira ce que nous devons faire.

Marcel signala que nous demandions des instructions. Je remarquai alors que sur la demande des Japonais l'enseigne avait hissé au-dessous de notre pavillon tricolore le drapeau blanc à lune rouge du Mikado.

— Il est là, me dit-il, depuis que nous avons transmis la réponse au Prince-of-Wales.

Je ne fis aucune observation, mais tout de même j'étais surpris.

Le capitaine devina.

— Si vous voyez un inconvénient à cette affirmation de notre solidarité, fit-il modestement, nous amènerons nos couleurs. J'ai cru bien faire en demandant pour elles une petite place à l'honneur.

Le mot était charmant.

— Y pensez-vous, capitaine? Notre alliance n'est-elle pas un fait? Votre drapeau placé au-dessous du nôtre la proclame dans les airs. L'honneur est ainsi dûment partagé. Mais vous méritez beaucoup mieux. C'est-à-dire que dès notre retour à terre, je vous promets de trouver à votre dévouement et à celui de vos camarades une autre récompense!

— Réponse de l'aéramiral, cria Marcel. L'équipe de l'Austral est libre de ses mouvements. Qu'elle obéisse à l'inspiration de son patriotisme!

Magie des mots et des idées qu'ils symbolisent!

Il me sembla tout d'un coup que je devenais un autre homme.

Un subit réchauffement du coeur et du cerveau me transforma au point que je me demandai si je ne subissais pas l'effet de la liqueur de bravoure absorbée au départ de Sydenham.

— Hourra! m'écriai-je le premier, d'une voix éclatante.

— Hourra! répétèrent les Japonais et Marcel Duchemin, celui-ci plus calme, à dire le vrai, que nous tous, plus maître de lui, en homme qui n'avait pas trempé ses lèvres dans le breuvage de guerre.

— Répondez que nous ferons notre partie dans l'orchestre, lui criai-je. Notre instrument n'est pas gros, mais le fifre sait tenir sa place dans la musique militaire. En avant pour la France... et pour le Japon!

Banzaï! hurlèrent les petits Jaunes en agitant leurs képis et en m'adressant des saluts de reconnaissance.


Illustration

Avec le concours endiablé des Japonais, nous allions prendre
part à la plus fantastique des batailles aériennes. (Page 325.)


Ils avaient le champ libre! Ah!... Qu'ils étaient donc heureux! Nous allions, avec leur concours endiablé, prendre part, nous aussi, à cette bataille que nous considérions jusqu'ici en simples spectateurs!

Comment cela se fit-il? Une fois de plus je déclare que je ne m'en rendis pas compte. Je ne cherchai pas surtout à m'en rendre compte, au contraire.

Emporté, emballé plutôt, comme nous disons, par un désir soudain de faire oeuvre de brave, moi aussi, je revis tout à coup la scène qui s'était passée l'autre soir sur le boulevard des Italiens, où j'avais pris devant le peuple l'engagement de faire disparaître Jim Keog du ciel, où le drôle nous portait tant de coups funestes.

Il y a dans la vie, lorsqu'on a le sang généreux, de ces minutes de belle folie où tout disparaît devant un objectif insensé, où l'on ne doute plus de rien, où l'on ne sait plus ce que c'est que la vie, où l'on ne veut plus compter avec elle, où l'on ne veut pas savoir davantage ce que c'est que la mort, où l'on méprise la mort, où l'on met toute son âme dans une course à l'abîme, fût-elle sans espoir, pour le seul besoin de se donner tout entier à quelque noble tâche commandée par l'amour de la patrie.

Ce sont ces quarts d'heure sublimes qui font de l'homme un être supérieur à tous les autres êtres de la Création.

Il ne raisonne plus, il déraisonne même; mais son excitation cérébrale reste un phénomène admirable, parce qu'elle le pousse à faire fi de toutes les considérations prosaïques.

Je me sentais électrisé, supérieur à mes semblables, hormis à ceux qui, comme moi, dans cette fragile nacelle, à quinze cents mètres au-dessus de la croûte terrestre, se préparaient pour quelque aventure téméraire, insoupçonnable encore dans ses risques et dans ses conséquences, mais certaine, avec des dangers, de terribles dangers, et comme conclusion peut-être le plus piteux des échecs.

Banzaï! criai-je à mon tour.

Et pour rester dans la tradition de mon pays j'ajoutai:

— Un verre de saké nous donnera du ton! Aussi bien, voici l'heure de se réconforter. On a faim.

Le capitaine ne se fit pas prier. Avec, sur les lèvres, un sourire qui me parut traduire le bonheur parfait, il attrapa la bouteille d'élixir, des coupes en papier qui se trouvaient dans la plus proche cantine, quelques comprimés et nous passa le tout.

Marcel Duchemin, joyeux comme un vrai Français qui va courir les aventures, se versa une belle ration.

Quand nous eûmes fait de même il prit la parole en termes fort bien venus, dans un excellent anglais:

— Messieurs, dit-il, au nom du propriétaire de l'Austral, dont je suis le proche parent, je bois à la victoire finale des aérocars de guerre qui nous entourent. Ils sont une soixantaine dont les commandants, nos compatriotes, rêvent tous de porter le coup mortel au plus malfaisant des écumeurs de l'air, au plus terrible, disons le mot, des engins que la science humaine ait jamais lancés à l'escalade des cieux. Ils sont soixante contre un, et rien ne nous prouve pourtant que l'un d'eux soit de taille à vaincre l'extraordinaire Tortue Noire de l'Américain Jim Keog. Ils étaient soixante tout à l'heure ai-je voulu dire, et à présent ils sont soixante-et-un. Car à leur troupe difficilement maniable aux grandes hauteurs vient de se joindre le minuscule Austral, l'engin de promenade armé en guerre qui ne cube pas plus de six mille mètres. Mais on l'a dit avant moi: dans les petites boîtes les fines épices! Monté par un équipage de ces diables jaunes qui sentent bouillonner dans leurs veines le sang de leurs aïeux les samouraïs, commandé par un voyageur intrépide que je seconderai de mon mieux, il ne me paraît pas du tout impossible que l'Austral prétende, comme les autres, mieux que les autres oserai-je dire, à l'honneur magnifique d'estoquer le monstre dont nous devons à tout prix nous défaire! Buvons, messieurs, avant de partir pour les altitudes tragiques d'où rien ne nous fera redescendre que les trompettes de la victoire! Buvons à notre commun succès, à la gloire de Sa Majesté le Mikado, au triomphe final de la France et de ses hardis alliés dans les solitudes de l'infini!


3. Le défaut de la cuirasse.

Ce ne furent plus des hourras, mais de véritables rugissements qui accueillirent ce speech enflammé.

Un rayon de soleil, l'un des derniers de cette matinée fatale, nous éclaira tous comme nous vidions nos coupes.

A courte distance passait le Quimper, aisément reconnaissable au pavillon blanc semé d'hermines que son commandant, un Breton, du reste, arborait à sa pointe.

De joyeux bravos saluèrent notre brindisi. Nous fîmes à l'équipage des gestes de circonstance. Puis ce fut le silence, car le Quimper était le dernier aérocar de la flotte qui se trouvât dans notre erre.

Il montait rejoindre les autres à deux mille mètres, et pour nous permettre de toaster tranquilles le lieutenant Motomi avait laissé l'Austral dériver à quinze cents, le moteur ralenti.

Alors le capitaine Mourata se leva de son siège et à son tour prononça des paroles qui eussent électrisé les plus timides:

— Messieurs les Français, dit-il, nous sommes honorés comme il est impossible de le dire de recevoir enfin l'autorisation de combattre avec vous l'ennemi de nos deux patries! Notre vénéré empereur Sa Majesté le Mikado n'attend de ses officiers que de deux choses l'une: ou la victoire ou la mort. Un Japonais qui ne sait pas vaincre n'est pas digne de vivre. C'est vous dire que pour obéir aux volontés de notre empereur vénéré et aux traditions de notre race, au sang de ces Samouraïs dont vous connaissez si bien les vertus guerrières, mes amis et moi nous volons joyeusement à l'ennemi qui vous a fait tant de mal. Nous le combattrons de façon telle, vous en jugerez, que dans ces immensités de l'air où nous n'avons pas encore essayé notre valeur, le Japon sera victorieux. Notre vie n'est rien, nous l'avons donnée par avance, tous, à notre empereur. Puissions-nous mourir glorieusement pour que la victoire soit assurée à ces deux drapeaux qui flottent ici devant nos yeux, ainsi qu'au troisième pavillon allié, au pavillon rouge de la Grande Bretagne, que nous vous proposons d'arborer aussi. Banzaï!

Banzaï! répétâmes-nous tous avec de la fureur plein la gorge.

Aussitôt Marcel hissa le pavillon anglais à l'arrière, au-dessous des deux autres.

Notre nacelle devenait ainsi comme un symbole de la triple alliance.

Les Japonais saluèrent encore de leurs képis vivement agités les couleurs superposées, et le branle-bas de combat commença dans la coque, tandis que le capitaine et Motomi, combinant leur prestigieuse adresse, nous enlevaient à trois mille mètres sans jeter un sac de lest.

C'était manoeuvré avec un art infini.

Sans doute l'Austral était bien construit; ses organes fonctionnaient à merveille puisque nous n'avions pas encore connu le plus petit incident de machinerie. Mais la main qui tenait la direction et celle qui gouvernait le moteur s'affirmaient singulièrement expertes. Les aptitudes des Japonais, qui ne sont point créateurs, à s'identifier avec les conceptions de nos ingénieurs se révélaient une fois de plus.

En deux minutes nous avions dépassé la flotte, dont les plus maniables unités ascensionnaient lentement au-dessous de nous.

Mais déjà, pour se déplacer à ces altitudes, leurs commandants faisaient jeter du lest. A chaque sac de sable qu'un monte-en-l'air déversait dans le vide, les aérocars reprenaient une montée bientôt interrompue. Trop difficiles à manoeuvrer, décidément, les mastodontes de Rapeau quand ils arrivent à ces hauteurs!

La modification de l'atmosphère y demande trop de manoeuvres compensatrices. Dilatation, condensation, autant d'inconvénients aisés à combattre sur de petites surfaces. Problèmes épineux avec des léviathans de 70.000 mètres cubes!

Nous eûmes bientôt la sensation d'une supériorité considérable de notre petit Austral. Il évoluait comme une anguille au-dessus d'un banc de requins. Alors que de tous les bords on jetait du lest pour gagner quelques mètres, nos sacs étaient encore intacts.

— C'est que notre élévateur, l'appareil destiné à utiliser la force motrice suivant la verticale, est plus heureusement établi chez nous que chez eux, pensai-je.

Le capitaine m'expliqua, mais je n'y compris pas grand'chose, que le système dont nous avions été dotés par les constructeurs de l'Austral pour monter dans l'air était d'une remarquable nouveauté. Je me bornai à constater une fois de plus qu'il fonctionnait à ravir. Un coup de volant et des plans s'inclinaient. Après quoi, suivant l'inclinaison qui leur était donnée, l'aérocar montait, montait admirablement vite, emmené par son hélice.

J'appris du capitaine que les constructeurs de l'aérotactique donnaient à ces appareils le nom, bien trouvé du reste, d'élévateurs.

— Il faut que le nôtre fonctionne à souhait, fis-je, si nous voulons jouter avec notre malfaiteur, car vous avez pu le voir par deux fois, la Tortue Noire s'enlève au zénith et en redescend avec une rapidité vertigineuse. De plus, elle atteint des hauteurs où nous aurons du mal à la rejoindre, je le crains bien, et à la dominer. Si nous voulons estoquer le monstre, il faut le dominer d'abord... A l'instant un ressouvenir subit me venait. Je frappai Mourata sur l'épaule.

— Capitaine, lui dis-je, à présent que nous voilà partis pour la bataille, je vais vous apprendre ce qu'il faut que vous sachiez. Ce Keog, si invulnérable qu'il nous paraisse — et il l'est, j'en suis sûr, par plus d'un côté — ne l'est pas de partout. Il y a au-dessus de la carapace de sa tortue — c'est lui-même qui me l'a révélé — un point faible. Il corrigera ce défaut dans ses futurs engins, mais pour celui-ci, c'est trop tard. Il subsiste. C'est un trou, une prise d'air.

— Vous en êtes sûr?

— Autant que peut l'être un homme à qui le gaillard en a fait un soir la confidence, sans réfléchir...

— Un trou? Une prise d'air?

— Parfaitement. C'est là-dedans qu'il faudrait envoyer une de nos belles grenades!

Le capitaine réfléchissait; il semblait enchanté de connaître cette particularité.

— Il n'y a même que ce moyen-là de l'atteindre, conclut-il.

— Alors, fit Marcel, tout se simplifie! Nous concourons avec les autres pour nous emparer de la bête, n'est-ce pas? Sachant ce que nous savons à présent, nous n'avons qu'à suivre les principes de l'aérotactique: monter plus haut que l'adversaire, et quand nous le dominerons nettement: pour lui envoyer notre carte de visite en visant bien dans sa cheminée!

Je pensai que la chose était plus aisée à projeter qu'à faire. Enfin nous allions y tâcher!

Je regardais Wami et Sikawa qui se donnaient un mal infini pour arrimer au long du bord les pièces d'artifice et les grenades dont notre soute avait été remplie à Sydenham.

La présence de ces poudres dangereuses au dessous d'un ballon de soie m'eût certainement ému un mois plus tôt. Mais familiarisé depuis le premier jour de la guerre avec les dangers de ce genre, à bord des unités de Rapeau, je n'y pensai même pas.

Marcel regardait avec la curiosité d'un néophyte déballer tout ce matériel. Il n'avait pas grande confiance dans les fusées, non sans raison, puisqu'elles ne pouvaient entamer la carapace du Sirius.

Contre des enveloppes souples, effet sûr! Contre un toit de métal que pouvait-on bien attendre de ces projectiles?

L'enseigne et le capitaine Mourata regardaient d'un oeil plus attendri les grenades énormes qui en tombant sur un corps dur ne pouvaient manquer d'éclater.

— Mais ces grenades, fis-je en les considérant avec moins de conviction, il faut les jeter à la main sur l'objet visé! Ce ne sera pas une besogne aisée.

— Laissez-moi faire, dit le capitaine avec son sourire satisfait; c'est là, au contraire, le projectile qui va nous servir contre le marchand de cochons. s'il revient nous montrer son dos coriace. Ah! il y a un trou, une prise d'air là-haut!...

C'était la seconde fois que le capitaine qualifiait Keog avec mépris.

Je ne pus m'empêcher de rappeler en français à Marcel la vieille querelle qui s'éternisait au Nouveau Monde entre Japonais et Yankees, à propos de l'immigration jaune, ceux-ci voulant depuis tant d'années empêcher ceux-là de s'infiltrer dans les Etats de l'Union américaine, d'y établir des colonies sournoises, de transformer en un mot l'Océan Pacifique en un lac japonais.

Elle remontait au début du siècle, cette querelle, et l'occasion de la vider se présentait enfin aux petits Japs. L'Angleterre et la France besognant en Europe, d'accord avec eux, contre l'Allemagne, la guerre qu'ils allaient faire aux Etats-Unis — ils venaient de la commencer avec un succès foudroyant en Californie — prenait pour eux les proportions de l'accomplissement d'une destinée.

Or Keog était un de ces Yankees dont les Japonais juraient depuis si longtemps de ruiner la puissance. Son nom pouvait-il être prononcé sans qu'aussitôt une épithète méprisante y fût accolée? oeil pour oeil, les Américains ne se privaient pas de mettre les Japonais plus bas que terre.

Un incident vint nous donner soudain la mesure de la haine qui excitait les Jaunes contre ces Blancs.


4. L'insulte.

La flotte entière était désormais essaimée dans le ciel. Depuis mille mètres jusqu'à trois mille, où l'amiral de Troarec venait d'amener péniblement le Général-Meusnier pour donner l'exemple, c'était une kyrielle de fuseaux qui croisaient en tous sens, montant pour la plupart au zénith, avec plus ou moins d'aisance, suivant leurs moyens.


Illustration

La catastrophe fut lamentable. (Page 331.)


J'éprouvai, comme Marcel, un sentiment de vif orgueil à dépasser de deux cents mètres, sans effort, le transatlantique de l'aéramiral. Bien calculée, l'ascension droite de l'Austral, à courte distance du colosse, obtint, en passant à la limite de celui-ci, un joli succès.

Tout l'équipage applaudit. Les officiers nous crièrent des bravos répétés; l'aéramiral tint à manifester lui-même son contentement en nous saluant par trois fois de sa casquette.

Hélas, à peine si nous étions remis de cette émotion que le Sirius, caché par d'épais nuages, émergeait de nouveau à mille mètres au-dessus de nous et fondait sur le Général-Meusnier. A mi-chemin de sa descente vers la terre, il le frappait de deux petits obus.

La catastrophe fut lamentable. Le ballon-amiral, crevé en deux endroits, commençait à perdre tout son gaz et à descendre, démonté, démantibulé, incapable d'obéir désormais.

Une dizaine de ses hommes étaient tués ou blessés par les éclats des projectiles que nous avions vu s'émietter dans la coque.

Allait-il sauter à son tour? Quoi qu'il en pût advenir, il descendait de trois mille mètres d'altitude, frappé dans ses oeuvres vives, c'est-à-dire à mort.

Et en dépit des sacs de lest que l'équipage désespéré jetait pour retarder la chute, celle-ci s'annonçait affreuse, comme toutes les chutes d'aérostats, dirigeables ou non, qu'une avarie vide en quelques instants de leur gaz.

— L'affreuse mort que vont trouver à terre tous ces braves, fit Marcel. Et dire que le même sort nous attend peut-être dans quelques minutes!

Cette réflexion en provoqua une autre dans mon esprit. Je pensai que le jeune beau-frère de M. Martin du Bois n'était pas nanti du petit flacon de salut, que tout monte-en-l'air porte sur lui pour s'empoisonner à l'heure de l'épouvantable chute. Je fouillai dans le coffre. Il en avait une douzaine rangés avec ordre dans une boîte en zinc, sur une couche d'ouate. Je lui en offris une, qu'il accepta sans mot dire. Ses yeux me firent seuls comprendre qu'il avait compris.


Illustration

Malgré ses efforts désespérés pour retarder la chute du ballon-amiral,
l'équipage venait de trouver la plus effroyable des morts. (Page 331.)


— En vérité, reprit-il, tandis que nous regardions ce malheur —et d'autres —s'accomplir dans les profondeurs de l'abîme, on se demande pourquoi l'aéramiral vient ainsi s'offrir aux coups d'un adversaire qui le domine si manifestement! Qu'est-ce qu'il est venu faire par ici? Espérait-il monter plus haut que Keog? Non. L'atteindre par des envois de bas en haut? Non.

— Je pensais, nous dit le capitaine Mourata, que les grands modèles de la flotte aérienne française étaient plus maniables. Je croyais les voir s'enlever aisément à quatre mille mètres, alors que l'altitude de trois mille semble marquer l'extrême limite de leurs moyens.

Mais le Général-Meusnier n'était pas la seule victime de cette nouvelle apparition de Keog.

Avec une prestesse inimaginable, comme si les évolutions les plus hardies fussent pour son pilote un jeu d'enfant, le Serius fonçait sur quelques autres unités.

Alors que celles-ci s'essoufflaient à le chercher dans les couches élevées de l'air, le Corsaire Noir, sortant des nuages avec la soudaineté qui le faisait si redoutable, leur était tombé dessus, les avait criblés de feu, était venu narguer à portée de la voix leurs équipages trop affolés pour songer à lui envoyer des balles. Elles eussent, au surplus, ricoché sans exception sur les revêtements d'acier qui protégeaient l'engin.

Cette foudroyante exécution, succédant à tant d'autres où le procédé se révélait toujours le même ne pouvait que démoraliser les commandants qui survivaient.

Ils étaient encore un demi-cent qui erraient dans l'immensité, traçant des cercles, montant, descendant, livrés à eux-mêmes, c'est-à-dire à la triste conviction de leur impuissance contre un ennemi de cette envergure. Certes, ils avaient anéanti, sans trop de dommages, les transports aériens des Allemands; mais voilà qu'ils étaient à leur tour menacés d'une destruction aussi complète, par le fantastique artilleur volant que la France eût pu acheter quelques jours plus tôt pour vingt millions, si ses représentants m'eussent écouté!

Marcel Duchemin venait de le prédire, Keog tenait la flotte à sa merci.

Dans ces conditions, la retraite, pour ne pas dire la fuite, ne s'imposait-elle pas?

Sans doute, mais quelle honte! Potius mort quâm foedari. La devise des états majors du Mont-Blanc s'inspirait de celle des Bretons. Mieux valait mourir dans ces plaines de l'Angleterre, victimes, jusqu'au dernier, de la stupidité bureaucratique qui fait tant de mal à la France que de retraverser le détroit en troupeau, pourchassés par la Tortue Noire! On en rirait encore dans les siècles futurs. Non, non, non. Potius mort.

Et tandis que M. de Troarec, le pauvre, et ses officiers et ses équipages s'abîmaient, horriblement fracassés dans une chute de trois mille mètres, sur les routes de la banlieue de Londres, tandis que tant d'héroïques monte-en-l'air les suivaient lamentablement dans cette fin tragique, si terrifiante que je m'efforçais de n'y pas penser, d'autres officiers, esclaves des doctrines et de l'amour-propre professionnel, allaient s'offrir à leur tour bêtement — c'était le mot — en holocauste aux nouveaux coups d'un forcené, sans que personne pût mettre à la raison ce misérable?

Après?

Comment trouvais-je le temps de faire ces réflexions au milieu de la fièvre qui nous agitait? C'est ce que je ne me charge pas d'expliquer. Toujours est-il que si je m'étais laissé aller à quelques secondes de rêverie, mes compagnons s'occupaient à tout autre chose. Avec leur agilité silencieuse, les Japs s'étaient vite transformés de guetteurs en combattants. Le capitaine, dans un flot de paroles incompréhensibles pour nous, leur avait expliqué ce qu'ils avaient à faire.

Motomi restait au moteur, mais Narabo s'était joint à Sikawa et à Wami pour former à l'avant une escouade de tirailleurs-torpilleurs. Marcel avait pris en bas un fusil automatique et m'en avait passé un autre. Jusqu'au capitaine et au mécanicien qui s'en étaient fait donner un, eux aussi!

Nous étions tous armés, mais pourquoi faire? Il n'était guère croyable que notre Austral, si bien conçu qu'il eût été par ses constructeurs et exécuté, se montrât très supérieur aux grosses unités de la flotte. Pourtant, l'oeil fixé sur le baromètre, Marcel me fit remarquer que nous reprenions notre ascension rapide dans un ciel entièrement dégagé de nuages. Un vent assez vif soufflait de l'est. On n'apercevait plus au-dessous de nous que le point noir de la tortue américaine.'

L'engin venait de décrire avec son impitoyable rectitude ses savantes contorsions autour des cinq ou six aérocars qu'il avait frappés et semblait battre en retraite dans l'infini lorsque tout à coup Mourata eut un sourire.

Le point noir, qui avait disparu, reparaissait. Il montait même vers nous à toute vitesse et, comme nous étions seuls dans l'immensité des airs, à 4.100 mètres, disaient les instruments, nul doute que Keog ne nourrit contre notre Austral des intentions destructives.

— Attention! cria en anglais le capitaine.

Aussitôt nous fûmes transportés comme par enchantement à cinq mille mètres. Marcel en éprouva une surprise qui fut tout aussi neuve que la mienne, car jamais je n'étais monté à pareille altitude. L'air était frais. II me sembla qu'on y vivait d'une façon plus intense.

Sans aucun doute Keog fut étonné de nous voir si haut, car la Tortue Noire s'éleva encore pour nous rejoindre. Elle nous dépassa bientôt pour nous dominer de quelques mètres, mais par l'un des trous de son plancher nous vîmes tomber le sable de plusieurs sacs de lest.

— Ah! ah! fit drôlement le capitaine. Nous jetons du lest à l'occasion, maître Keog!

Il communiqua aussitôt cette nouvelle à ses compagnons, qui poussèrent de petits cris joyeux.

Pour la première fois, sans doute, Keog trouvait à qui parler dans les airs! Je veux dire par là que pour la première fois, de toute évidence, un engin léger, un outil de la vieille école, un dirigeable gonflé au gaz s'avisait de tenir tête à la tortue métallique.

Et ce hardi compétiteur, c'était l'Austral, mon Austral! Il le connaissait bien de nom. Je le lui avais assez décrit lors de notre voyage dans la Forêt-Noire. Et sûrement le gaillard devinait ma présence à bord. Que comptait-il faire en essayant de nous rejoindre, lui que les autres n'avaient jamais rejoint?

Alors se passa quelque chose d'incompréhensible.

Avec une vitesse et une adresse inimaginables, le Sirius, au prix d'un nouveau sac de lest, avait dépassé l'altitude que nous venions d'atteindre, exécuté un rond diabolique autour de l'Austral et passé par deux fois à nous frôler de ses tôles extérieures sans qu'un seul d'entre nous, eût pu apercevoir figure humaine derrière ses hublots de l'avant.

Dans un incroyable élan vers une zone supérieure, l'engin venait de monter encore au zénith, mais non sans que Keog nous eût lancé, en passant, sa carte de visite.

Si nous n'avions aperçu personne à bord du Sirius virant à toute allure, comme un projectile, nous avions tous entendu nettement l'insulte que le Yankee criait aux Japonais dans son porte-voix:

Come up, Japs, come up, monkeys! Venez plus haut, mes singes, venez!

C'était un défi, d'autant plus humiliant qu'il fut suivi d'une abondante chute de sable en guise de projectiles. Keog, vexé, ne nous jugeait pas dignes de ses aérobus.

Au même instant les cinq fusils des Japonais lui envoyaient une salve de bas en haut.

Hourrah! Une balle au moins avait pénétré dans la carapace si bien cuirassée, par l'oeil béant qui servait à jeter le sable.

La masse noire avait fait un mouvement insolite. Sûrement la bête était touchée.

Pas grièvement, sans doute, puisqu'elle continuait à s'élever au-dessus de nous suivant la verticale, mais assez pour que l'équipage tout entier de l'Austral se mît à crier, lui aussi, aux nuages qui passaient:

— Hourrah! pour la première banderille, hourrah!

Et subitement une vision de corrida de muerte passa devant mes yeux, avec tous ses ors, toute sa soie et ses mares de sang.


5. Touchés!

Pour le coup, nous étions loin du boulevard Haussmann et des ordinaires missions de l'Austral.

Les circonstances m'avaient-elles assez brusquement jeté dans la mêlée?

Ma foi il était trop tard pour disserter là-dessus. J'étais lancé à la poursuite de Keog en compagnie de six gaillards qui n'avaient pas froid aux yeux.

— Allons-y! m'écriai-je. Je ne suis pas venu pour autre chose, après tout!

Etait-ce un effet de l'altitude? Il me semblait que tout fût plus léger, que la vie devint quelque chose de suave et que la mort ne fût plus à craindre.

Sûrement on est là-haut d'autres hommes.

Tout en haut, à ces distances de la terre que les aérocars recherchent peu, et pour cause, l'influence de la pureté de l'air sur l'organisme est indéniable. On respire mieux; tout en nous devient plus sensible. J'éprouvais aux tempes des battements plus violents et pourtant, je n'eus jamais la sensation d'une plus grande sérénité.

Marcel pensait de même. Ce qui dominait dans nos cerveaux c'était l'idée d'une aviation tranquille. Ne volions-nous pas bien au-dessus des zônes fréquentées par les plus hardis oiseaux de notre planète?

Néanmoins j'éprouvai quelque trouble, en songeant qu'elle continuait à tourner, notre planète, à cinq mille mètres au-dessous de nous.

Quand l'idée consécutive me vint que nous errions dans ces immensités aériennes, non pour y tenter quelque observation scientifique, mais pour entreprendre une lutte furieuse à coups de projectiles contre un pirate dont nous avions espéré faire quelques jours plus tôt notre allié, je sentis une pointe de mélancolie m'envahir et se mêler à toute cette joie physique dans laquelle je me baignais.

Puis l'ascension de l'Austral continuant — les inscripteurs marquaient 5.300 mètres — les préoccupations tristes disparurent dans l'éther. Je regardai Marcel; il était radieux.

— Est-ce drôle, me dit-il, je me sens heureux à ces hauteurs comme je ne l'ai jamais été de ma vie sur notre vieille terre! N'est-ce pas qu'on voudrait rester ainsi des heures?

Mais les échanges de paroles brèves se poursuivaient entre le capitaine et ses compagnons.

D'un commun accord ils établissaient le plan d'une attaque contre la Tortue Noire, c'était clair.

Celle-ci avait de nouveau disparu derrière les nuages; mais nous devinions qu'elle n'était pas loin.

Où se cachait-elle? Se cachait-elle même? Keog ne prenait-il pas du champ, simplement, pour revenir très fort et nous surprendre?

La situation devenait dramatique à cause de ces nuages, gros et petits, qui nous arrivaient de l'Est.

Mourata fut récompensé de l'obstination qu'il mettait à les dominer, car à 5.400 mètres nous émergeâmes enfin dans un ciel absolument pur.

— A la bonne heure, fis-je, on y voit mieux autour de soi.

Chercher dans l'infini le Corsaire Noir que nous voulions anéantir, c'était notre préoccupation commune.

Pendant quelques minutes nous eûmes beau écarquiller les yeux, promener les jumelles autour de nous.

— Absolument rien en vue, déclarait Marcel. Notre homme est resté dans les dessous.

— C'est bon signe, cria Wami. La balle de tout à l'heure l'alourdit. Je suis sûr que c'est l'une des miennes.

Mais à peine le petit lieutenant avait-il prononcé ces mots que tout l'équipage, dont les yeux ne cessaient d'interroger autour de l'Austral, dessus et dessous, poussa un formidable cri. Avant que j'eusse compris de quoi il s'agissait, nous recevions dans notre coque, à peine blindée, une demi-douzaine de balles tirées d'en bas.

La manoeuvre était aisée à comprendre. Mais comment eussions-nous pu la prévenir?

Keog, au lieu de s'obstiner à venir au-dessus de nous, s'était dissimulé dans la couche de nuées où nous nous débattions tout à l'heure. Il venait d'émerger à quelques mètres au-dessous de nous. Dès qu'il nous avait aperçus, un feu de salve... C'était bien joué.

Inutile de dire qu'au même instant une riposte de coups de fusil lui était envoyée de notre bord. Mais il avait déjà remonté pour s'éloigner dans le Sud.

— J'ai vu la cheminée, criait le capitaine, j'ai vu la cheminée! Il y a de quoi faire.


Le désarroi fut grand chez nous, comme on pense.

Marcel s'était couché dans la nacelle et tâtait de la main les trous faits par les balles.

Comme tous nos projectiles se trouvaient arrimés depuis quelques instants par les Japonais au long des bordages, les coups de fusil de Keog, du nègre et de ses autres acolytes ne nous avaient pas fait trop souffrir.

Effet curieux du hasard, leurs projectiles avaient éventré deux de nos sacs de sable, et le lest s'en échappait, déterminant ainsi une ascension plus aisée, trop aisée même. Nous arrivions à 5.600 mètres, puis à 5.700.

L'Austral s'élevait toujours.

Le capitaine Mourata n'avait eu d'yeux, lui, que pour l'enveloppe. Je me rappelais l'aventure du premier jour, avec Morel, aux environs de Mézières.

Je la regardai aussi.

—Pourvu qu'elle ne soit pas crevée! fis-je.

Mais la réponse rassurante que j'espérais ne se fit pas attendre.

L'enveloppe n'avait absolument rien. Seul le moteur, déclarait tristement Motomi, avait reçu deux mauvais coups; deux cylindres sur quatre ne fonctionnaient plus.

Marcel, qui s'employait aux besognes du bord comme s'il n'eût jamais fait autre chose, se coula jusqu'à la machinerie pour y examiner le mal. Il était grand amateur de mécanique et ne tarda pas à tomber d'accord avec le lieutenant Motomi.

— L'élévateur ne fonctionnera plus, dirent-ils ensemble.

— Essayons, grommela le capitaine.

Mais ce fut en vain. Le moteur n'avait plus que moitié de son énergie; deux de ses cylindres sur quatre étaient déformés.

— On jettera du lest, dit-il, voilà tout.

Le Sirius s'éloignait toujours vers le Sud. Il nous semblait que son vol n'eût plus la même rapidité.

— Nous allons bien voir, cria le capitaine.

Aussitôt, l'Austral, cessant de faire des efforts pour monter plus haut, courut en ligne droite à la poursuite de la Tortue Noire.

Il y eut là quelques minutes bien intéressantes.

— Gagnons-nous sur elle? Ne gagnons-nous pas? Si nous allons assez vite pour la rejoindre, dit Marcel, nous sommes bons. La bête a du plomb dans l'aile.

— Le fait seul que Keog s'éloigne, déclarai-je à mon tour, semble indiquer qu'il a son compte.

Un grand espoir nous venait de ces constatations.

Marcel et moi, nous nous penchions sur les enregistreurs. Les Japonais s'en tenaient à leurs yeux d'éperviers. Une main sur les sourcils pour éviter le soleil qui nous frappait d'aplomb — il était midi juste au méridien de Greenwich—tous regardaient dans l'azur immaculé le point noir dont nous nous rapprochions très vite, cela ne faisait aucun doute.

— Nous l'aurons en cinq minutes, cria le capitaine Narabo.

Un hourra général salua cette déclaration.

Keog eut-il honte d'une telle attitude?

Etait-ce par une feinte voulue qu'il nous laissait croire à quelque avarie de ses appareils? Toujours est-il que nous le vîmes décrire un cercle assez près de nous et revenir, comme un homme décidé à se battre en duel, même avec des moyens diminués.

Les Japs jubilaient, et leur joie se traduisait par un babil exubérant.

Mourata lui-même ne cessait de parler. Je m'aperçus bientôt que l'excitation verbeuse nous gagnait aussi. La grande altitude nous émoustillait. Peut-être aussi la liqueur de bravoure.

— A nous deux, Keog! dit très haut le capitaine Mourata.;

Il cria des ordres et fonça sur la Tortue Noire, comme s'il eût voulu l'éperonner.

Mais telle ne pouvait être son idée. Nous n'avions rien qui ressemblât à un éperon, et si l'un des deux adversaires devait causer quelque dommage à l'autre par le choc, c'était plutôt le Sirius, avec sa carapace métallique et ses panneaux hermétiquement fermés.

Non, le plan du capitaine était autre. A deux cents mètres de l'ennemi, je le vis qui tentait avec Motomi une dernière manoeuvre de l'élévateur.

Vain espoir! Notre altitude ne changeait plus; le moteur qui nous avait amenés vers la Tortue à une vitesse très raisonnable, en dépit de ses avaries, se refusait à nous rapprocher désormais des astres.

— Au lest! cria le chef irrité.

Les sacs de sable furent saisis et lancés par-dessus bord, l'un après l'autre, jusqu'à dix.

Subitement les physionomies redevenaient joyeuses.

Nous étions repartis pour les grandes altitudes: 5.800, 5.860 mètres. Hélas! à notre grand mécontentement, Keog se remettait à monter aussi.

Moins vite, pourtant, moins vite que nous.

— Il jette du lest aussi! cria Wami, qui voyait tout avant les autres.

La Tortue était touchée comme l'était l'Austral, au moteur; c'était indubitable.

Nous vîmes des cascades de sable, et aussitôt une envolée à 5.800 mètres, puis plus haut. Un instant les deux engins, comme s'ils étaient incapables de lutter plus longtemps pour la conquête du poste avantageux, décrivirent des courbes à une altitude semblable, sans que l'un fit rien pour se rapprocher de l'autre.

— Depuis une demi-heure, nous dit alors Marcel, savez-vous à quoi je pense?...

— Vous vous dites que le marchand de cochons n'a plus de munitions, fit le capitaine Mourata.

— Exactement. Je me dis qu'il n'en a plus guère, et qu'il ménage ce qu'il lui en reste.

C'était aussi mon opinion.

— Nous allons bien voir, reprit le capitaine.

Il commanda:

— Feu à deux cents mètres!

Les fusils des Japonais partirent par trois et quatre fois, tandis que nous regardions au but visé l'effet que cette nouvelle salve allait y produire.


6. Le ventre s'ouvre.

La cuirasse du Sirius était d'un métal solide, en vérité, car aucune des quinze ou vingt balles qui avaient frappée ne semblait lui causer le moindre dommage.

Nous attendions une réponse du même calibre, ce qui n'était peut-être pas prudent. Mais Mourata ne s'était pas trompé. Il nous exposait avec une audace tranquille à des représailles qu'il savait impossibles.

En effet, une grande minute s'écoula sans que rien partît du Sirius.

— Ils n'ont plus de cartouches, cria Marcel à l'équipage.

— Reste à dire s'ils n'ont plus d'obus, opinai-je. Et vous savez que la Tortue en porte deux gros. Si elle ne les a pas envoyés tous les deux dans le tube de Blackfriars, encore une fois, il lui en reste un. C'est celui-là que Keog nous réserve, voilà ce que je crains, avec le solde de ses petits. Un seul de ceux-là suffirait à nous envoyer rejoindre en bas tous les pauvres diables qui viennent de périr si atrocement... 5.860 mètres à descendre, Marcel! N'y pensons pas!

— Pensons plutôt à la petite fiole!

Insensiblement nous remontions.

— Du sable! commande le capitaine.

On jette encore cinq sacs de lest.

— Combien en reste-t-il, Narabo?

— Dix, capitaine.

Je pensai que c'était peu. Dix sacs de lest pour monter encore, de longues minutes peut-être. Comment ferait-on lorsqu'il n'y en aurait plus?

Le capitaine semblait hésiter. Il surveillait de loin la Tortue Noire dont les mouvements n'avaient plus la rapidité, la souplesse qui, tant de fois déjà, nous avaient émerveillés.

— Tout de même le marchand de cochons est touché, fit-il en donnant un coup de volant rageur, qui nous écartait de l'ennemi, à petite allure, mais pour quelques instants seulement, histoire de prendre de l'air.

C'était vrai! Keog, l'invulnérable, venait d'étrenner, comme disait Marcel. Et ce premier projectile heureux, dont les effets pouvaient être énormes, c'était de l'Austral qu'il était parti!

— Si votre beau-frère savait! dis-je à Marcel.

— Attendons la fin pour lui téléphoner.

Le jeune enseigne plaisantait. Sa bonne humeur me ravit. Elle n'était pas plus sincère que la mienne.

Je me demandais à présent ce qui allait se passer. Le capitaine tirait des bordées; la Tortue Noire faisait de même à deux cents mètres de distance. Lequel des deux adversaires allait reprendre le vol en hauteur, qui déciderait de la victoire?

Mourata dit sentencieusement:

— Il ne faut pas aller trop vite.

Et il attendait.

— Je crois comme vous, fit-il au bout d'un instant, que notre homme garde en réserve un projectile ou deux. C'est son va-tout. Il ne s'agit pas d'aller lui offrir inconsidérément le dos, ou le flanc pour l'en débarrasser. J'aime mieux lancer quelques grenades dans sa cheminée, que j'ai parfaitement repérée tout à l'heure. Attendons encore. Il ne saurait tarder à manifester son ordinaire vantardise.

Tous, accroupis dans la nacelle, nous guettions les mouvements des Yankees.

Vont-ils monter encore?

Ne peuvent-ils plus?

S'ils restent là, pourrons-nous gagner le vrai poste de combat et leur envoyer le coup de grâce?

Que se passe-t-il à bord de la Tortue?

Quelles avaries a-t-elle reçues?

On dirait que Keog est embarrassé. Va-t-il essayer de fuir?

— Attention, cria Wami, la grosse bête remue les pattes!

Chacun se mit à rire. On était gai, pour les raisons que j'ai déjà dites et pour d'autres, qui apparaissaient timidement, démontrant que nous pouvions espérer le triomphe final, pourvu que engin diabolique auquel nous avions affaire demeurât incapable de monter plus haut.

Si Keog n'avait plus de lest, c'était clair: son élévateur étant faussé, à quelque système qu'il appartînt, sa valeur ascensionnelle annulée, et la nôtre demeurant encore appréciable avec nos dix sacs de lest intacts, nous tenions le bon bout.

Nous pouvions monter encore et Keog ne pouvait plus.

A quoi tiennent les destinées des peuples! Avec Marcel et le capitaine nous arrivions à établir, de déduction en déduction, que le sort de la France et de l'Angleterre, c'était nous qui le tenions entre nos mains, à 5.860 mètres au-dessus du niveau de la mer. Invisibles à nos compagnons de guerre qui devaient se demander, dans les couches inférieures, ce que nous étions devenus, Sirius et Austral, l'un pourchassant l'autre, nous ramenions les données du problème à cette formule si simple: Keog peut-il échapper à l'Austral? S'il n'a plus de lest, non, même au cas où il lui resterait des projectiles.

Or, Keog disparu, c'est la sécurité rendue aux flottes aériennes combinées, c'est leur action sur les troupes d'invasion consolidée; c'est l'armée allemande exterminée par les troupes anglaises avec le concours de nos monte-en-l'air, libérés de leur persécuteur.

— Attention! cria encore Wami, le ventre s'ouvre!... Le ventre s'ouvre? Qu'est-ce que cela voulait dire?

J'empoignai Martine et la braquai sur la Tortue Noire. En effet, une manoeuvre que je connaissais bien s'opérait avec une rapidité qui faisait danser l'étrange appareil. On eût dit, en effet que ses pattes remuaient.

Tout à coup la trappe s'étant ouverte, nous vîmes s'accomplir un crime abominable, un drame à faire dresser les cheveux sur des têtes moins familiarisées que les nôtres, depuis quelques semaines, avec l'épouvante.

Le filet s'abaissait, ce filet dans lequel j'avais été happé à Koenigsdorf.

Il s'abaissait, et dans ses mailles un homme se contorsionnait affreusement.

Mes compagnons connaissaient, tous aussi bien que moi, pour les avoir lus dans l'An 2000, les détails caractéristiques du Sirius.

Aussi ne furent-ils pas surpris de voir dans ce filet un nègre — le nègre du bord dont j'avais dessiné la hideuse silhouette — mais de constater que le capitaine de la Tortue mettait ce nègre dehors, par le procédé qu'il avait employé pour me faire entrer dedans.

Mettre un nègre dehors à 5.860 mètres d'altitude!

Qu'est-ce que cela signifiait? Ni Marcel ni moi nous n'osions comprendre.

Mais les Japs eurent tôt fait de deviner, eux.

— Lest! criaient-ils, lest! Une, deux, trois!

Et comme si Keog les eût entendus compter, au mot trois le plus odieux des assassinats était commis par le misérable.

Le nègre, chassé hors de la Tortue par son maître, restait un instant accroupi dans le filet. Nous l'apercevions qui s'y pelotonnait en crispant ses mains sur le bâti.

Mais aussitôt, pour l'engager à regagner au plus vite la terre ferme, un instrument se promenait le long des mailles d'acier et les coupait brutalement.

Le patient se cramponna dès lors avec l'énergie du désespoir au bâti du filet. Il nous apparut comme un de ces trapézistes forains qui font des exercices au-dessous d'un ballon.

Le pauvre diable ne resta pas longtemps suspendu ainsi. La balle d'un pistolet lui fit lâcher prise; ce fut un tout petit nuage de fumée bleuâtre, et le grand corps du noir, pirouettant dans l'abîme, y descendit à la vitesse vertigineuse que vous pouvez imaginer.

L'immonde Yankee, pour délester son Sirius, avait trouvé ce moyen très simple: jeter son nègre dans l'espace.

Le délai que nous avions constaté lui avait servi à le préparer par quelque drogue; avec le concours de son autre acolyte, le rouquin, il avait jeté en bas ce poids de cent kilos devenu gênant.

C'était ignoble.

A peine avions-nous vu les mains du noir lâcher le bâti que la Tortue exécutait un bond vertigineux dans l'azur. Délestée de cent kilos d'un coup, elle allait bien sûr accrocher les étoiles.

La trappe encore ouverte, le filet pendant, déchiqueté, au-dessous du poste, et l'engin tout à l'heure essoufflé redevenait terrible pour nous.


Illustration

La balle de Jim Keog fit lâcher prise au
pauvre diable dont le corps noir descendit
dans l'abîme à une vitesse vertigineuse.
(Page 337.)


Il ne fallait pas douter un instant qu'il revint pour nous envoyer ses derniers obus, des petits à moins que ce ne fût le gros.

La vue de cette manoeuvre infâme, encore que je n'eusse aucune sympathie pour ce moricaud ainsi sacrifié, me laissa pétrifié dans mon fauteuil.

Je regardai Marcel Duchemin. Ses yeux suivaient avec une angoisse indicible le corps qui plongeait dans les horreurs du vide, puis l'engin allégé qui montait, montait toujours. Il ouvrait la bouche comme un enfant devant le tour d'un prestidigitateur.

Quant aux Japonais, leur attitude mit le comble à ma stupeur.

Saisissant avec une précipitation commandée les dix sacs de sable qui restaient, ils les jetèrent par-dessus bord en poussant toutes sortes de hululements sauvages, au milieu desquels je distinguais des Banzaï! Banzaï! à n'en plus finir.

Le capitaine Mourata, transfiguré, criait plus fort que les autres.


7. L'héroïque folie.

Il était aisé de comprendre que nous allions, cette fois, au combat décisif.

Avec une rapidité folle, l'Austral aussi monta dans le bleu du ciel immense, qu'illuminaient les rayons du soleil.

Le capitaine, penché sur son volant, tel un jockey sur le cou de son cheval, regardait tour à tour ses cadrans et la voûte azurée, où la Tortue Noire s'apercevait bientôt, grosse comme une noix.

— Le soleil nous aide, lui dis-je. Il est bien gentil. Sans doute, me répondit-il, il dilate le gaz et fait évaporer l'humidité qui nous baignait jusqu'ici, mais c'est bien peu de chose...

A toute vitesse, pourtant, nous nous rapprochions de Keog, encore que les sillages parallèles des deux engins fussent éloignés l'un de l'autre de cinq cents mètres au moins.

Jamais je n'avais tant souffert de l'aridité que présente à nos yeux le domaine de l'infini, uniformément bleu, sans points de repère d'aucune sorte.

Pas de montagnes comme sur terre, pas de récifs comme en mer, qui retiennent l'attention et fixent la vue: le vide, toujours et partout le vide, l'inanité, rien...

Dans ce néant, la projection des dix derniers sacs de lest nous avait lancés avec une force telle, que je me demandai si nous n'allions pas dépasser de beaucoup notre objectif.

Le Sirius, en effet, grossissait à vue d'oeil. Nous arrivions à 6.300 mètres à présent; il ne devait pas être beaucoup plus haut que nous. Notre moteur ne nous servait plus à monter, mais il actionnait toujours à merveille le ventilateur, et nous ne perdions guère.

— Encore cent mètres, dis-je au capitaine, les yeux sur les cadrans, et nous y sommes.

— Oui, encore cent mètres, mais nous ne les ferons pas!

En disant ces mots, le capitaine regardait de côté et d'autre, dans la coque.

Les autres Japonais furetaient comme lui, toujours gesticulant et parlant très fort, comme des gens qui sont sous le coup d'une exaltation progressivement accrue.

Je me sentais moi-même plus verbeux encore que tout à l'heure.

— Sûrement, me dit Marcel Duchemin, en essayant de dominer les troubles nerveux qu'il ressentait, comme moi-même, nous ne pouvons pas en rester là. Il faut que nous ayons la peau de ce drôle. N'est-ce pas votre avis?

— Comment donc! fis-je. On ne monte pas à 6.300 mètres au-dessus de la Tamise pour en redescendre sans avoir conquis la gloire, par un de ces coups d'audace qui font époque...

J'allais continuer.

— Rassurez-vous, commandant, me dit alors le capitaine Mourata, nous tenons le marchand de cochons.

Le malin Jap clignait de l'oeil si drôlement, que je ne pus m'empêcher de rire.

— On dirait que sa Tortue redescend. Mais oui! Elle redescend... Regardez!

— C'est exact. Sa dernière carte est jouée; c'était le nègre. Il nous domine tout de même encore de cent mètres, messieurs. S'il nous arrivait dessus en vitesse, tel que nous le voyons là-bas, nous serions mal pris. Il faut jeter du lest, coûte que coûte. Que sacrifions-nous? Les fauteuils?

— Oui donc! Envoyez les fauteuils à Londres! criai-je gaiement.

Marcel empoigne le sien avec une sorte de trépignement hilare, et le lance dans le vide.

Nous bondissons.... Mais à 6.322 mètres, l'aiguille de l'inscripteur s'arrête. Nous ne montons plus.

Je traduis le poids du fauteuil, en criant à tue-tête aux Japonais de l'avant:

— Notez ça dans vos petites caboches, les Japs! Un fauteuil... c'est 22 mètres de gagnés en hauteur.

All right! répondent à l'unisson les diables jaunes.

Et cet accusé de réception est illustré par une série de gambades si comiques que je ne peux m'empêcher de rire très fort.

Marcel se tord. Assis à présent sur la caisse de conserves, il est en proie à un tel accès que je ne peux m'empêcher de lui dire:

— Mon petit, je crois que dans cette région-ci, tous les gens sont gais.


Illustration

— Du lest, coûte que coûte! Envoyons les
fauteuils à Londres! criai-je gaiement. (Page 339.)


— C'est l'altitude qui nous travaille, déclare Mourata, l'air enchanté, lui aussi.

Mais je vois le capitaine qui s'agite à nouveau, comme tout à l'heure. Il a vu le mouvement que dessine le Sirius pour revenir au-dessus de nous, cahin-caha, avec les ressources compromises dont il dispose encore.

— Les autres fauteuils! crie-t-il. Vite, par-dessus bord!

Et se tournant vers moi, avec une courtoisie charmante, mais pressée:

— Vous permettez?

— Comment donc!

Alors, je commande à mon tour:

— Messieurs, tout le mobilier en bas, s'il est nécessaire! En dernier lieu nous y jetterons les fourrures et les provisions. On gardera les nègres pour la fin.

A cette boutade, je me mets à rire comme un enfant; Marcel aussi; les Japs répondent par je ne sais quels quolibets dans leur langue. On eût dit une ribambelle d'écoliers qui jouent au plus écervelé.

D'un geste vigoureux, j'empoigne le fauteuil sur lequel j'étais assis, je le détache de son pivot avec une aisance dont je ne me croyais pas capable.

— Ah çà! dis-je, l'altitude décuplerait-elle les forces après avoir excité la gaieté? Mais c'est délicieux!

En deux secondes j'ai lancé mon fauteuil dans le vide, non sans penser au pauvre homme qui va le recevoir sur la tête, peut-être... Nous avons fait un nouveau bond. Celui-là est de 25 mètres.

— Bravo! crie Marcel. Notez cette différence, les Japs! Fauteuil du timonier balancé par-dessus bord: ci... 22 mètres. Fauteuil du patron: ci... 25. Est-ce assez hiérarchique?

— Oui! oui! Banzaï! crient les petits hommes, occupés à ramasser tout ce qui peut être précipité dans le vide sans inconvénient. J'intercède toutefois pour nos couvertures, que le froid de ces régions peut rendre nécessaires d'un moment à l'autre.

— Toujours trop bas, grommelait Mourata. Toujours trop bas.

Il lance à son tour le fauteuil qu'il n'a pas quitté depuis notre départ de Sydenham.

L'ascension est de vingt-deux mètres encore.

— Nous y sommes presque! crie la voix pointue de Sikawa, dont les yeux ne quittent pas le Sirius. Il s'en faut de dix mètres à peine.

Oui, maugrée Mourata, nous y sommes presque; mais il s'en faut de 10 mètres! C'est assez pour que l'autre nous anéantisse avec son canon.

— Le voilà! crie Wami.

En effet, le Sirius arrive vers nous, de travers, mais tout de même à une vitesse inquiétante.

S'il maintient son altitude et que nous ne puissions relever la nôtre, c'est fini, je le comprends soudain; Keog va nous dominer et passer au-dessus de l'Austral à portée suffisante pour nous envoyer ce qu'il voudra.

Alors se déroule, en quelques secondes, une scène qui tout d'abord me paraît si invraisemblable, si diabolique, que je la prends pour une hallucination, provoquée par l'altitude.

Le capitaine est debout à son volant de direction, puisqu'il n'a plus de siège. Je suis debout derrière lui pour les mêmes raisons et Marcel vient d'abandonner sa boîte de conserves pour faire comme nous.

C'est que l'instant est d'une effrayante gravité.

Keog s'avance pour nous torpiller, c'est évident, du haut de dix ou douze mètres qu'il a pu maintenir au-dessus de notre Austral.

En dépit des efforts que nous avons faits pour dominer notre adversaire, c'est décidément lui qui nous domine.

Nous n'avons plus rien de bien lourd à jeter, que la caisse à provisions sur laquelle Marcel était tout à l'heure assis. Je la regarde avec l'intention de la saisir et de la précipiter dans les abîmes. Elle nous donnerait bien dix mètres, cette boîte-là...

—- Ce ne serait pas assez, dit alors brusquement le capitaine, comme s'il m'eût deviné.

Il prononce alors des mots brefs en japonais, se tourne du côté de ses compagnons, étend la main vers la Tortue qui arrive, puis vers le ciel, vers la terre et prononce le nom du Mikado.

D'un geste spontané les quatre compagnons tendent vers lui des mains suppliantes.

Que signifie?...


Illustration

Tendant vers leur capitaine des mains suppliantes, les officiers
du Mikado semblaient implorer une grande faveur. (Page 340.)


On dirait qu'ils implorent une grande faveur, car leurs yeux brillent de convoitise, leurs narines sont dilatées, leurs bouches grandes ouvertes réclament à tue-tête quelque chose comme une grâce.

Tout cela en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.

Le capitaine, les yeux fixés sur la Tortue Noire. qui se rapproche toujours, pressé par ses compagnons, répond enfin à leur appel:

— Sikawa! crie-t-il.

Il l'a crié, ce nom, comme il eût fait d'un ordre.

C'est un ordre, en effet.

C'est l'ordre à Sikawa de se jeter en bas, pour délester l'Austral et faciliter la victoire de ses frères nippons.

C'est un ordre qui équivaut à une très grande faveur: celle de mourir de la plus atroce des morts pour la gloire de l'empereur et du Japon.

Sikawa pousse un cri de joie que j'entends encore, nous salue de son képi agité frénétiquement, enjambe la lisse et, toujours criant de sa voix de fausset, saute, le corps droit, dans l'abîme.

Aux cris de Banzaï! Banzaï! dix fois répétés par ses camarades, l'Austral, délesté d'une quarantaine de kilos, exécute un nouveau bond en hauteur, dépasse l'altitude que Keog a du mal à maintenir, et conquiert victorieusement sept cents mètres.

Marcel ne rit plus. Il est tout blême. J'ai verdi subitement, me dira-t-il plus tard. Lui m'apparaît pâle comme un mort.

Affalé sur sa caisse, tandis que je me cramponne au bordage pour ne pas tomber en syncope, il regarde avec un ahurissement que je partage les quatre Japs qui nous restent continuer la manoeuvre, comme si ce suicide effarant d'héroïsme eût été la chose la plus simple du monde.


Illustration

Banzaï! Banzaï! cria Sikawa en sautant,
le corps droit, dans l'abîme. (Page 341.)



8. Épouvantes nouvelles.

A compter de ce moment je ne suis plus le même homme que tout à l'heure encore, dans les brouillards de Londres. Il me semble qu'il y a en moi un individu nouveau, une espèce de sauvage, pour qui les ordinaires sentiments n'existent plus.

Surpris par l'admirable sacrifice que le petit Japonais vient de faire à son pays, à son idole impériale, j'ai pu être un instant ébranlé, terrifié. Mais c'était aux environs de six mille mètres.

Au point où nous voilà, promenés dans le vide insondable par notre moteur qui semble enragé en dépit de ses avaries, parce que l'air de plus en plus frais, l'alimente plus généreusement, il me paraît certain que notre machine humaine subit l'influence du milieu et s'emballe, elle aussi.

Mon sang bouillonne plus fort et j'émets d'étranges théories.

J'ai pris à peine le temps de plaindre Sikawa. Bientôt je n'ai plus de son extraordinaire suicide la même impression. Je trouve qu'il a fait là quelque chose de très beau, mais de tout naturel, et Marcel Duchemin, par une semblable évolution, abonde dans mon sens. Pour un peu il parlerait de faire le saut, lui aussi. Oh! nous sommes entraînés!

— Brave type!

C'est tout ce que l'enseigne trouve, comme oraison funèbre au lieutenant dont le corps n'est peut-être pas encore arrivé en bas... Brave type! Oh! combien!

Notre manoeuvre a réussi. Bien au-dessous de nous erre maintenant la Tortue Noire. Il est indubitable que nous la tenons.

— Ah! le beau dévouement! dis-je au capitaine. Grâce à notre ami nous avons nos gredins, n'est-ce pas?

— Je le pense, répond sobrement Mourata, mais ce n'est pas encore fait.

— Allez-y carrément! Bravo, les Japs! Hardi, les petits du Mikado!

Ces exclamations sont évidemment déplacées, et j'ai quelque scrupule à les entendre sortir de mes lèvres, tant le sujet est pénible. Mais c'est comme un besoin que j'éprouve de crier quelque chose au soleil, au ciel bleu, aux étoiles qui nous regardent de bien plus haut encore, invisibles à nos yeux jusqu'au crépuscule.

— Est-ce singulier, tout cela? fait Marcel.

Alors moi, sentencieux et combien baroque, je me mets à chanter comme dans Faust:


Ce qui doit arriver arrive à l'heure dite!


— J'ai promis au peuple de Paris la tête de Keog. Je tiens ma promesse. Dans quelques minutes nous allons l'avoir, ou du moins elle va entrer de plusieurs centimètres dans la terre anglaise, avec le reste de l'individu, par la violence du coup que nous allons lui envoyer. N'est-ce pas, capitaine? Y sommes-nous bientôt, capitaine? Les grenades sont-elles parées, capitaine? Faut-il vous aider, capitaine?

Je sentais ma tête déménager, et tant de paroles inutiles me monter à la gorge que je déboutonnai mon col de chemise, puis mon gilet, pour respirer à pleins poumons.

Mais plus j'ouvrais la bouche, plus je devenais loquace. Ah! cet air, à sept mille mètres!

Marcel parlait autant que moi. Je remarquais même qu'il disait plus de paroles sans suite.

Il entendait de la musique aérienne, des choeurs d'anges. Il voyait le prophète David, avec une lyre, qui jouait des airs belliqueux à l'avant de l'Austral pour stimuler au besoin le courage de ces Japonais!

Ils venaient pourtant de nous prouver qu'ils n'avaient guère besoin d'encouragements, ceux-ci vinssent-ils du roi David en personne.

En d'autres termes, nos cerveaux, déjà creusés par tant d'émotions successives, se vidaient à mesure que diminuait autour de nous la pression de l'air.

Nous n'avions plus la force de leur imposer des volontés raisonnables.

Sans avoir perdu l'esprit, nous ne possédions plus une notion très juste des choses.

Nous vivions dans une espèce de béatitude guerrière. Et je me surpris à comparer notre extase avec celle des guerriers du Walhalla...

La surexcitation des Japs nous émerveillait encore, mais sans nous causer l'angoisse poignante qui nous avait saisis à la première minute.

— Ah! que la vie est donc belle à sept mille mètres! s'écriait Marcel en ôtant son pardessus qu'il jetait dans le vide pour nous faire gagner trois mètres cinquante!

— Attention! cria le capitaine en considérant la Tortue Noire d'un oeil de mépris. Voici le Keog à trois cents mètres au-dessous de nous! Il s'agit de redescendre doucement dessus, sans ouvrir nos soupapes, si possible. Gardons tout le gaz que nous pourrons. Essaie l'appareil une fois encore, Motomi!

Le mécanicien fit manoeuvrer l'élévateur, qui devenait le descenseur quand il s'agissait de se rapprocher de la terre.

Chance! Il fonctionna.

Mal, mais suffisamment pour nous ramener à cinquante mètres au-dessus de la carapace où s'apercevait déjà le trou, la cheminée vulnérable.

— Les grenades en main! cria le capitaine.

Waini et Narabo saisissent les grenades; nous faisons de même avec Marcel. Postés le long de la nacelle, deux de chaque côté, prêts à les laisser choir sur le dos de l'immonde bête, tandis que le capitaine et Motomi manoeuvrent pour placer l'Austral à l'endroit le plus favorable, nous attendons.

Le Sirius erre au-dessous de nous, mais il s'en faut de cent mètres encore que la verticale passe par le centre des deux engins.

— Keog va-t-il nous attendre?

— Dame, s'il ne peut plus monter ni descendre... fait Marcel, nous l'aurons rejoint dans une minute. Et alors, mon marchand de cochons, qu'est-ce qu'il va prendre pour son rhume? Ah! sale type, sale type, attends-nous une minute encore, et tu verras le couronnement de ta carrière!

Tout à coup, le bruit d'une détonation nous arriva, sec, faible.

— Un coup de feu! cria Wami. Ils se battent dans le ventre de la bête!

— Combien sont-ils encore là-dedans? me demanda le capitaine.

— Pas plus de trois, à présent: un mécanicien sûrement, que je n'ai jamais vu, Keog et l'homme d'équipage, yankee comme lui, que le nègre aidait, dans le service.

— Voilà ce que je craignais.

— Quoi donc?

— Voyez!

Nous voyons en effet une chose odieuse: le panneau s'ouvre pour la deuxième fois sous le ventre de la Tortue.

Pour la deuxième fois le bâti s'abaisse, mais le filet déchiré ne saurait plus rien contenir. Alors un corps inanimé, poussé du pied comme une charogne, plonge dans le vide, les bras et les pieds affreusement étendus. C'est bien celui du rouquin. Je reconnais son costume au bout de ma lorgnette. Keog et son mécanicien l'ont tué pour délester une fois encore leur engin. Mais cette fois c'est bien la dernière, à ce qu'il semble, et aucun des deux compères n'a envie de sauter le pas pour laisser la place à l'autre.


Illustration

Pour la seconde fois, nous vîmes la même scène horrible; un corps
inanimé, poussé du pied comme celui d'un chien. (Page 342.)


Comme la première fois le panneau ne se referme qu'au bout d'un instant, alors que l'engin diabolique est de nouveau hors de notre portée.

Tirer dessus d'inutiles coups de fusil?

A quoi bon? Wami pourtant, et le capitaine Narabo s'y exercent. Mais le Sirius ne semble pas souffrir de leurs balles. Il regagne les hauteurs avec une rectitude qui m'exaspère à un tel point que je pleure des larmes de rage.

Je regarde Mourata, comme si quelque redoutable décision dût être encore prise par l'impitoyable capitaine.

Mon pressentiment ne m'a pas trompé.

Le cérémonial est réglé d'avance. Sans cris, sans gesticulation d'aucune sorte, les Japonais ont levé leurs képis. Mourata simplement a crié le nom du brave dont le tour est venu:

— Narabo!

Et le capitaine en second, docile aux ordres, enjambe à son tour pour plonger dans les profondeurs du vide.

Le saut de sept mille mètres ne l'a pas effrayé plus que son camarade Sikawa. Il est parti, le pauvre, pour cet épouvantable voyage!

Il a crié: Banzaï! et s'est précipité dans la mort, dans l'atroce descente des cieux, à l'allure d'un projectile.

Sur le sol de l'Angleterre alliée, son petit corps va faire encore un trou qui s'emplira de bouillie sanglante.

Banzaï! répètent à leur tour Motomi devant son moteur et Wami couché sur le ventre, à son poste de vigie.

C'est tout.

Le capitaine seul n'a rien dit.

Il ne dit plus rien.

Il ne rit même plus.

Si égayés que nous fussions, Marcel et moi, par les effets bizarres de l'altitude, nous ne résistons pas à ce choc nouveau. Nous pleurons comme des femmes, ce coup-ci.

Sûrement nous pleurons sur les épouvantes nouvelles de la guerre au-dessus des nuages.

Mais notre état nerveux est tel que nous n'entrevoyons pas les causes de notre accès de faiblesse. Plus tard seulement nous analyserons, et nous comprendrons.

Pour l'instant, une grande désespérance nous a saisis. A tel point que nous n'avons pas senti l'aérocar remonter furieusement à la poursuite de son redoutable adversaire.

— Le voilà! le voilà! crie Wami avec des gestes d'enthousiasme. Nous allons le dépasser. Nous le dépassons!

— Non, dit alors avec un calme qui m'abasourdit le capitaine Mourata, nous ne le dépasserons pas encore, puisque le lest qu'il a débarqué était plus lourd que le nôtre. Mais la chance finale est pour nous.

— Vous croyez, capitaine? Ce serait à souhaiter, pour l'amour de l'humanité.

Le Japonais sourit, cette fois, comme un gaillard qui ne connaît guère la signification du mot.

— Et où est-elle, notre chance finale? lui demandai-je, tandis que Marcel respirait un ballonnet d'oxygène.

— C'est bien simple. Ils n'ont plus un seul homme à jeter en bas...

— Tandis que nous autres?

— Eh bien, nous autres... il nous en reste encore...

Je le regardai avec une véritable frayeur. Mais c'était une chose qui lui paraissait si simple!


9. La plus belle minute de la vie.

Mes yeux vont un instant de l'indicateur d'altitudes au visage rembruni du capitaine.

Sept mille deux cents mètres!

Et là-bas, à un kilomètre de nous, le Sirius semble avoir atteint sept mille trois cents au moins!

L'affreux problème se pose exactement comme tout à l'heure. Tout est à recommencer.

Dans le délai de quelques minutes une solution finale, effroyable pour l'un ou pour l'autre, sera intervenue. Déjà il me semble que le retour offensif de Keog se dessine.

Mais aussi je commence à voir dans l'immensité autre chose que la tortue cuirassée.

Marcel, plus jeune, moins résistant, se gargarise avec le ballonnet d'oxygène qu'il ne veut plus lâcher. Ses yeux sont à demi fermés dans une béatitude extatique tant qu'il tient la gourde bienfaisante à portée de ses lèvres.

La commotion que j'ai ressentie au second suicide patriotique de nos Japs a été si forte que je suis obligé de m'asseoir, brutalement, dans le fond de la coque, le dos appuyé à la paroi.

Par imitation, je prends aussi mon ballonnet d'oxygène, et je respire à longs traits...

Quelle étrange volupté me procure, à ces hauteurs, la préparation délicieuse!

Elle ne durera qu'une minute, mais quelle minute!

L'extase est subite. Je vois toujours le farouche Mourata, qui ne cesse de jacasser sur la marche à suivre avec Motomi, cramponné au moteur, et Wami, penché sur le vide, à l'avant.

Un zéphyr assez vif vient de s'élever. Il nous porte à l'ennemi. Que ne nous enlève-t-il à deux cents mètres au-dessus de lui?

Mais bientôt les silhouettes des Japonais s'encadrent dans un décor déjà entrevu.


Illustration

Quelle étrange volupté me procurait, à ces hauteurs,
la délicieuse préparation contenue dans nos ballonnets
d'oxygène! Elle ne dura qu'une minute, mais quelle
minute! qui me fit entrevoir, dans un rêve trop court,
des scènes de tous les âges et de tous les temps. (Page 343.)


Il me semble d'abord que les profondeurs incommensurables se peuplent de cirrus. Sur le fond bleu du ciel roulent de jolis nuages roses et blancs; une musique guerrière les accompagne.

D'où viennent ces sons, martelés par de bruyants instruments de cuivre? On dirait des régiments qui passent. Marcel n'entendait que la lyre de David. J'ai mieux dans les oreilles: une fanfare et des cymbales.

Par une étroite passerelle, le rêve trop court se rattache à la réalité, car cette musique mystérieuse que j'entends éclater autour de nous, me joue une oeuvre de circonstance: la célèbre marche hongroise de Racoczy. Non pas la solennelle version de Berlioz, qui ralentit les mouvements pour dessiner une sorte de parade, mais la rapsodie caracolante des Magyars, le thème endiablé que jadis leurs guerriers jouaient à cheval, au trot, dans les plaines du Danube...

Et voici que peu à peu j'aperçois des figures qui se dessinent sur les nuages multicolores. C'est un véritable tableau d'opéra: des guerriers, des guerriers et encore des guerriers, de tous les âges et de tous les temps défilent à belle allure devant mes yeux demi-clos.

Les uns sont assis sur des chars dont les roues, par un anachronisme inévitable, se trouvent munies de bandages pneumatiques, et actionnées par des moteurs de tous les systèmes.

Ils s'en vont au Walhalla en automobile, ces braves.

Et leurs longues théories se succèdent, séparées de-ci de-là par une trombe de nuées épaisses, que trouent avec insistance les éclairs caractéristiques du Sirius. Il y a là des Scythes, des Romains, des Maures, des Croisés, des Peaux-Rouges et des Nègres qui passent en sections plus ou moins ordonnées, brandissant leurs armes ou cinglant leurs montures, ceux qui ont encore gardé, par routine, l'usage du cheval.

La musique joue toujours.

Elle tonitrue à présent, et semble annoncer au pauvre visionnaire que de grands triomphateurs vont venir.

Une file de hérauts précède en effet le groupe final de ce prestigieux défilé. Les uns portent des épées sanglantes, les autres tiennent les amphores et les coupes où les guerriers vont boire, chez Odin, dont les domaines semblent être tout proches, l'hydromel qui leur conservera l'éternelle jeunesse dans le monde des ombres.

Et tout à coup la musique a changé d'air. C'est à présent une sonore Chevauchée des Walkyries qui se présente dans les nuages apothéotiques.

Voici que s'avancent les vierges guerrières.

Elles ne sont, pas comme dans l'oeuvre de Wagner, transportées par des quadrupèdes, mais sur des aéroplanes aux ailes de chauves-souris. Leurs mains tiennent des trompettes antiques dont quelques-unes se terminent en amplificateurs de phonographes.

Quelques-unes de ces belles amazones emmènent en croupe, si l'on peut dire, des personnages armés et casqués que j'ai déjà vus quelque part.

Eh! ce sont des Parisiens d'aujourd'hui! C'est le vieux monsieur de l'Institut, défendu par son bouclier, l'An 2000 à la main.

Les gentilles midinettes que j'ai rencontrées dans les rues coiffées de salades protectrices, sont là aussi, qui se dirigent vers le Paradis.

Away! Away! En avant! Banzaï! crie alors dans la coulisse, c'est-à-dire au plus profond des nuées galopantes, la voix d'un régisseur. Elle me rappelle à s'y méprendre celle du speaker à Sydenham.

Les musiciens invisibles accélèrent l'allure; les chasseresses suivent le mouvement, et bientôt apparaissent les triomphateurs de cette étrange procession. Ce sont des Japonais en fourmilière. Il y en a, il y en a des centaines et des milliers.

En kimonos et en uniformes à l'européenne, en bottes et en tatamis, ils s'avancent drôlement vers le séjour de félicité qui les attend.


Illustration

Le saut de sept mille mètres ne l'effraye pas et il part
comme Sikawa pour l'épouvantable voyage! (Page 343.)


Devant moi toute l'armée des Nippons fait au passage le salut militaire.

Enfin un personnage grotesque ferme la marche.

Cinq Japs que je connais bien, les nôtres, nos braves diables jaunes de l'Austral, traînent une sorte de bête féroce enfermée dans une cage de fer.

Cette cage affecte la forme de la Tortue Noire, et derrière ses barreaux j'aperçois Jim Keog enchaîné.

Mais au moment où le bandit passe devant moi, je recule d'horreur. Autour de la cage sont accrochées des têtes coupées. Ces têtes, affreuses dans leurs grimaces torturées, je les reconnais trop: ce sont celles du nègre et du matelot roux, de Sikawa et de Narabo.

Affreux!... Elles sont bien plus de quatre! Voici celles de Motomi et de Wami, celle de Marcel Duchemin, et enfin la mienne!

Hideuses, toutes, avec des langues pendantes et des yeux de suppliciés...


Illustration

Ma propre tête m'apparaissait, hideuse, suppliciée, à côté de celles de mes camarades.


Quelqu'un vient de me secouer avec énergie. Heureusement!

On m'a retiré des mains le ballon et d'oxygène. J'ouvre les yeux. Qu'y a-t-il? Marcel n'est plus à sa place. Où donc est-il?

Au moteur.

Et c'est le lieutenant Motomi qui tient le volant de direction. C'est lui qui m'a réveillé.

Mais le capitaine?... A l'avant avec Wami. Je les aperçois tous les deux.

Je respire. J'ai cru un instant que Mourata venait de faire le saut terrible à son tour. Il me semble, après sa réplique de tout à l'heure, que chacun y passera.

Marcel manoeuvre ses deux cylindres avec l'aisance d'un vrai mécanicien.

— Vous avez confiance? me demande-t-il en riant.

Mais je me contente de lui faire un signe. Je n'ai plus la force de lui répondre autrement. La caisse à provisions est là; je m'asseois dessus.

Pourquoi ces mutations dans les postes du bord?

Motomi va tout m'expliquer en quelques mots, tandis que nous avançons vers la Tortue Noire, dans le lit du vent qui redouble de force et me semble bien froid.

Mes membres frissonnent. Je claque des dents. Quelques nuées nous suivent et il en tombe des flocons de neige.

Sept mille cinq cents mètres, dit le cadran inscripteur. Nous n'avons rien perdu. Mais combien de temps ai-je donc déraisonné?

— Deux minutes à peine, me déclare le lieutenant, sans quitter des yeux l'objectif décevant qui nous retient dans ces régions du silence.

Il est midi trente. Je commence à me demander si nous arriverons à nos fins.

Autant j'étais confiant tout à l'heure, autant je suis abattu, depuis que j'ai subi l'excitation fébrile de l'oxygène. Les Japonais n'ont pas l'air de se rappeler qu'ils en ont chacun une provision dans leur poche. Comment font-ils? Ces petits hommes sont en fer. De temps en temps ils se contentent de grignoter une poignée de riz, qu'ils prennent dans leur veste.

Et nous? Comment faisons-nous pour être encore vivants, pensants, agissants ou prêts à agir, au bout de dix heures de cette aventure déprimante?

Et le moteur de l'Austral? Comment fait-il pour tourner encore, en dépit de ses deux cylindres faussés? Et son ventilateur? Comment fait-il pour envoyer encore de l'air dans le ballonnet compensateur? Parbleu, ce n'est pas l'air pur qui manque, non, certes. Et ses vastes réservoirs d'essence, comment ne sont-ils pas encore à sec?

Je me surprends à crier très fort à Marcel, en français, une phrase qui, sans doute, est en situation, mais qui pouvait attendre:

— Les constructeurs de l'Austral n'ont pas volé son argent à votre beau-frère!

— Pour sûr! répond-il laconiquement.

Je demande alors à Motomi pourquoi il a quitté le moteur.

La réponse me fait plus froid dans le dos que le vent qui souffle. Elle m'anéantit tout à fait.

— Pour être plus tôt prêt à partir, dit-il.

— A partir?.... Où comptez-vous donc aller?

— En bas. Rejoindre les autres.

— Vous allez vous suicider aussi?

— Je n'attends que l'ordre du capitaine.

— Pour faire le saut dans le vide?

— Ce sera un grand honneur pour ma famille.

— Vous ne ferez pas cela.

— Mais si! J'ai assez regretté de n'être désigné que le troisième!

— Pourquoi le troisième?

Parce que Sikawa et Narabo étaient de familles plus nobles que la mienne.

— Et Wami? demandai-je soudain, pris de peur pour notre jeune compagnon de la veille.

— Il est le dernier.

C'était d'un stoïcisme déconcertant.

— Mais on n'aura pas besoin de ce sacrifice, repris-je. Nous en avons assez fait. Vous resterez avec nous. Voyez, nous rejoignons Keog peu à peu...

— Erreur d'optique! Il y a deux cents mètres de différence. A tout instant nous pouvons être détruits. S'il arrivait maintenant, nous serions perdus.

— Et vous allez ainsi, de gaieté de coeur, vous précipiter dans l'abîme?

— Vous l'avez dit. De gaieté de coeur, car c'est une belle minute pour le fils d'un samouraï! C'est la plus belle!

Tout en me répondant, le lieutenant aux lunettes d'or regardait tour à tour le point noir dont le déplacement vers nous serait le signal de sa mort.

— Motomi! cria tout à coup d'une voix ferme le capitaine.

Banzaï! fut la réponse de celui-là encore.

Il était déjà debout, puisque nous n'avions plus de sièges. Prestement, tout en proférant des paroles rapides que je ne comprenais pas, il ôta ses lunettes d'or et me les tendit.

— Gardez-les en souvenir de notre voyage, fit-il simplement. Je vous en remercie beaucoup, Monsieur.

Et le plus simplement du monde, comme s'il eût piqué une tête aux bains de mer, l'effrayant petit héros fit une pirouette dans l'espace.

Instinctivement, je me jetai sur le volant de la direction, après avoir fourré les lunettes dans ma poche. Il n'était que temps.

— Restez-y, je vous prie! me cria le capitaine. Il n'y a qu'à gouverner droit sur le Nord. Ne perdez pas des yeux la boussole, c'est le principal.

Je regardai aussi le cadran d'altitude. En quelques secondes nous avions bondi à sept mille quatre cents mètres.

Pour le coup nous tenions le succès final.

Je le pensai du moins, autant que je pouvais penser quelque chose dans le déchaînement de ces successives horreurs.

Hélas! de quel prix allions-nous le payer, le succès final?


10. L'estocade.

Je n'étais plus, dès ce moment, le commandant amateur de l'Austral, le patron de parade du yacht aérien armé par l'An 2000. L'enchaînement fatal des choses me jetait au volant du gouvernail, comme il avait appelé Marcel à la manoeuvre du moteur.

J'avais assez conduit d'automobiles dans ma vie pour manoeuvrer proprement cette roue dirigeante. Du reste un enfant apprendrait à s'en servir dans les airs plus vite qu'à terre ou sur l'eau.

Il me parut que je recevais un violent choc dans la tête. C'était le sentiment de ma responsabilité qui entrait.

Tout à l'heure, n'ayant rien à faire qu'à juger les coups, je me laissais entraîner à d'affaiblissantes somnolences. Maintenant j'étais comme nos Japs, tenu en éveil par le souci du coup de barre à donner. Il m'absorba tout entier, au point que je ne pensais déjà plus à nos héros disparus. L'instinct de la conservation nous rend si vite égoïstes!

C'est qu'il s'agissait de ne pas perdre le nord!

Le capitaine me l'avait dit en anglais, mais la recommandation que je me répétais tout bas dans notre langue avait un double sens dont j'appréciais toute la gravité.

A 7.400 mètres, disaient les instruments! Et Keog péniblement, une fois de plus, errait à deux cents mètres plus bas que nous. Il était vraisemblable que son lest fût épuisé, comme avait si bien dit le capitaine Mourata. En tête à tête dans son engin avec le mécanicien, l'odieux bonhomme n'allait pas envoyer à terre un complice qui ne se laisserait pas faire.

Il y avait beaucoup de chance, en tout cas, pour que les deux survivants de la Tortue Noire ne se livrassent point un combat singulier, d'où le survivant.

Quoi, le survivant? Qu'est-ce qu'il ferait tout seul, le survivant? Il n'aurait plus qu'à se sauver à terre, car il ne pourrait manoeuvrer à lui seul la machine et le canon. C'était déjà bien grave pour le Sirius que l'équipage fût réduit à deux hommes. Avec un seul à bord c'était la fin plus que certaine, et piteuse, dans une fuite inévitable.

Non, les deux complices qui restaient là dedans y resteraient ensemble, et ni l'un ni l'autre ne délesterait la Tortue Noire par un saut, volontaire dans l'infini.

Tout en suivant les indications de Mourata, qui me faisait transmettre par Marcel l'ordre de décrire des cercles concentriques, comme le milan au-dessus de sa proie, je ne pouvais m'empêcher de songer aux deux manières de délester à propos un ballon qui venaient de se révéler à nous.

La première, ignoble, hideuse: l'assassinat et la projection dans le vide du cadavre qui pèse son poids.

La seconde, sublime: le suicide à sept mille mètres d'altitude, le saut dans le profondeurs de l'éther, le tournoiement consenti d'avance, voulu, dans les espaces où la chute des corps attirés par la terre prend les proportions foudroyantes que l'on sait.

Ces braves que n'avaient pas un instant démontés dans leur atroce résolution la terreur d'une semblable chute, l'idée de s'aplatir sur le sol comme des pantins sanglants, ou même de s'y enfoncer comme ces aérolithes que nous envoient d'inexplicables perturbations sidérales, n'étaient pourtant que des Jaunes, c'est-à-dire des spécimens d'une race que nous considérons comme inférieure à la nôtre depuis que le monde est monde.

Et ces bandits, qui s'étaient concertés pour basculer d'abord un misérable nègre, puis un de leurs semblables, un homme de leur poil, étaient des Blancs, des gens comme nous.

Toute question de guerre mise à part, à laquelle des deux races fallait-il accorder la supériorité morale?

A la blanche? Non, hélas!

Et je souffrais dans mon amour-propre d'être contraint de reconnaître qu'elle appartenait sans discussion à la jaune.

Mais cette minute de philosophie n'atteignit même pas les soixante secondes du cadran.

— La barre toute à droite, cria le capitaine: nous allons tourner sur la gauche sans dévier d'un point. Attention!

L'instant était venu de la concentrer, notre attention, sur la manoeuvre des grenades que les deux Japonais s'apprêtaient à tenter, pour de bon, cette fois.

De mon poste où je me tenais debout, et pour cause, je voyais distinctement au-dessous de nous le Sirius qui évoluait. Que faisait-il? Une seule chance de plus s'offrait à lui, maintenant qu'il ne pouvait plus monter. Et de toute évidence il ne monterait plus. Je l'envisageais très nettement: descendre, à toute vitesse, descendre en ouvrant toutes ses soupapes, de façon à plonger pendant trois mille mètres.

Nous aurions du mal, si maniable que fût l'Austral, à le suivre et à l'atteindre, nous qui n'avions pas les mêmes raisons que lui d'ouvrir les soupapes et de dégringoler au plus vite, pour éviter le coup de la fin.

Un instant je crus que Keog avait adopté ce parti désespéré. Il manoeuvrait pour descendre, en effet, et il descendait. Mais à mesure que nous descendions aussi, par la manoeuvre de l'appareil qui fonctionnait toujours, il me sembla que le Sirius hésitait. Moi qui connaissais mon Keog, je conclus de ces hésitations qu'il se disputait avec son mécanicien sur la conduite à tenir.

— Oui, sûrement, ils se battent encore là dedans, cria Wami, comme s'il eût deviné ma pensée.

Et, en effet, nous n'avions pas fait cent mètres en descente que des coups de pistolet nous confirmaient le duel des deux misérables.

Enfermés, à la minute suprême où ils voyaient le châtiment fondre sur eux sous la forme de l'Austral, de l'honnête et vaillant Austral, nouvel archange saint Michel de ce combat contre le démon, ils se battaient affreusement. Attendre qu'il y en eût un de jeté par l'autre dans le vide, c'était perdre d'un coup tout espoir d'en finir, et aussi le cruel bénéfice des sacrifices consentis.

— Rétrécissez le cercle, vite, vite, me cria Mourata, et laissez tomber dessus.

J'abraquai littéralement le volant de façon à ne plus fournir que deux tours au dessus du Sirius. Au troisième nous étions juste au-dessus de sa cheminée.

Mourata et Wami s'étaient rapprochés de nous.

Comme des chats ils venaient de quitter l'avant pour se disposer à lancer leurs grenades, l'un à droite, l'autre à gauche de la nacelle. Il n'y avait plus que cinquante mètres entre le Sirius et nous. On voyait admirablement le dôme au-dessus duquel s'ouvrait le trou, large d'un mètre, où l'arrivée d'une grenade ne pouvait manquer de produire l'irrémissible explosion.

Un cri rauque des deux Jaunes, et les grenades tombèrent sur le dos du monstre.

Etait-ce ma faute? Avais-je amené l'Austral en dehors de la verticale? Les Japs avaient-ils mal calculé leur affaire? Toujours est-il que les deux grenades manquèrent le but. L'une, celle de Mourata, plongea dans le vide; l'autre celle de Wami écorna la toiture de l'engin et s'en fut éclater en rebondissant à dix mètres de là.

— Capitaine, implorai-je, je vous en prie. Venez!

D'un coup de volant je faisais reprendre du champ à l'Austral.

Sans le moteur et ses deux cylindres intacts, nous étions mal pris, car à l'instant même une succession de coups de feu nous était envoyée d'en bas. Mais l'angle de tir était si mauvais que nous n'y prêtâmes aucune attention.

Il s'agissait de reprendre la manoeuvre avortée. Je n'eus pas de peine à convaincre le capitaine de l'erreur qu'il avait commise en me confiant le volant pour s'occuper, lui, des grenades.

— Vous avez une sûreté de main, lui dis-je, qui nous garantit le succès. Il faut barrer, vous, et faire évoluer l'Austral de telle sorte qu'il se présente bien au-dessus de la carapace, droit en face du soupirail. Je sens bien que je n'ai pu y parvenir, malgré toute mon application. Vous allez nous y amener, capitaine, en un tour de main. Reprenez donc votre place, tandis que je vais, moi, lancer les projectiles avec Wami. C'est une besogne plus aisée... Vous verrez comme je vais lui envoyer ça...

Et tandis que le capitaine, prudent mais inquiet, reprenait la direction, et recommençait à tournoyer au-dessus de la Tortue pour renouveler la manoeuvre, je recevais des mains de Wami une belle grenade de trois kilos. Je la tenais suspendue au-dessus du bord.

— Attention! commande à nouveau le capitaine. Nous descendons droit sur la cheminée. Et, si la cheminée se met à descendre, nous la suivrons.

Marcel dispose son descenseur. L'Austral décrit à nouveau un cercle court au-dessus du Sirius et fond sur la carapace. Ce que le capitaine a prévu se produit. La carapace descend aussi vite que nous-mêmes. Combien faisons-nous ainsi de centaines de mètres? La vitesse s'accentue pour les deux engins. Tout de même Mourata constate que le Sirius est gêné par quelque avarie interne et qu'il descend moins vite que nous.

— Ne vous pressez pas! nous crie-t-il. Attendez que nous soyons à vingt mètres au-dessus du trou. Nous y serons dans trente secondes. C'est mathématique.

Je comptai fiévreusement jusqu'à trente.

— Allons-y! me crie Wami. Je lâche.

Ah! Jim Keog! Je suis vengé du mal que tu m'as fait, et j'ai la joie sauvage de te faire expier, de ma main, ainsi que je l'ai promis au peuple de Paris, les crimes que tu as commis depuis si peu de temps, bandit de l'air!

En un clin d'oeil l'effet pulvérisant s'est produit,

Ma grenade est tombée — c'est bien la mienne, car Wami n'a pas trouvé l'entrée — comme un oeuf dans la gueule d'un mortier.

L'explosion a été formidable. A cinquante mètres nous en recevons les éclaboussures. J'entends des claquements secs partout sous notre coque. Mourata crie à Marcel de manoeuvrer le descenseur pour nous faire éviter; mais, pour une cause que je ne connaîtrai que plus tard, l'appareil ne fonctionne plus.

Nous continuons donc à descendre sur la Tortue, qui nous précède. Je vois distinctement au-dessous de nous, mais si près qu'on dirait que nous allons tomber dans le brasier, toute sa partie supérieure qui flambe.

Au milieu de la fournaise volante que nous rejoignons, en dépit des efforts faits par le capitaine pour nous en éloigner, nous apercevons Keog qui râle dans d'atroces convulsions.

Nous descendons quelques secondes bord à bord.

Les Japonais lui crient des insultes. Je lui en envoie d'autres. C'est une curée de chiens forcenés, à laquelle je prends part avec une joie ignoble. Qui n'eût fait de même à ma place?

Pendant un court instant les deux engins descendent aussi vite l'un que l'autre,

Alors nous recevons le trait du Parthe.

Keog, relevé pour un dernier effort, nous envoie toutes les balles d'un fusil automatique et retombe dans sa bauge incendiée, dont la descente vers la terre se précipite à la façon d'une trajectoire d'obus.

Je sens que l'Austral s'arrête enfin, par une intervention énergique de Wami, qui a sauté sur le descenseur et l'a brisé net.

Victoire! Triomphe!

Mais que fait donc Marcel Duchemin?

Tombé dans la nacelle! Blessé? Mort?

Et le capitaine Mourata? Couché de son long, la face au fond de la coque!

— Oh! cette fois, criai-je à Wami, et aussi aux cieux témoins de ces abominables angoisses, c'est à devenir fou! Mais c'est à devenir fou!


11. Emportés dans l'infini.

— Le réservoir d'essence est crevé! crie Wami, dans le ronflement du vent qui, de plus en plus fort, s'est élevé à mesure que nous descendions.

L'Austral s'enfuit maintenant, désemparé, sous le courant d'Est qui le pousse vers l'Irlande.

Son excellent moteur, n'étant plus alimenté, connaît la panne pour la première fois depuis qu'il a été livré. Mais celle-là est irrémédiable.

Avec deux cylindres sur quatre on peut encore avancer, à la condition qu'il arrive de l'essence dans ces deux cylindres. Hélas! Les balles que nous a envoyées Keog ont presque toutes porté! Deux d'entre elles ont frappé nos compagnons, à mort peut-être, nous n'avons pas le temps de nous en assurer aux premières minutes.

Une troisième a troué notre réservoir et tout le liquide a fui par cette blessure.

La machinerie n'a plus d'objet. Notre aérocar n'est plus dirigeable. Il n'est plus qu'un jouet pour les vents, comme les ballons sphériques du temps jadis.


Illustration

Deux des balles envoyées par Jim Keog ont frappé
nos compagnons, à mort peut-être. (Page 349.)


— Au moins, n'avons-nous rien reçu dans l'enveloppe? ai-je demandé, tout frémissant encore de terreur, au lieutenant qui reste seul avec moi dans cette coque sinistre.

Nous regardons; nous écarquillons les yeux pour mieux voir; nous écoutons par l'orifice de la manche où s'engouffrait tout à l'heure l'air envoyé par le ventilateur.

Rien de suspect, aucun sifflement qui trahisse la fuite. L'enveloppe reste gonflée aussi fortement que douze heures plus tôt, au départ de Sydenham.

— Au surplus, dis-je, ça n'a pas grande importance, puisque nous allons descendre.

— C'est la chose la plus aisée du monde, reprend Wami. Nous n'avons qu'à ouvrir la soupape à petits coups pour atterrir en quelques minutes. Le vent nous secoue ferme à présent, mais il n'a pas encore eu le temps de nous pousser bien loin.

J'ai froid et chaud à la fois: Une transpiration glacée au front, de rapides frissons dans le dos. Il me semble que j'ai les reins cassés.

— Néanmoins, le souci de la descente me fait tout oublier. J'ai hâte au surplus d'atterrir pour donner des soins aux deux malheureux qui sont là. On les dirait morts. Sont-ils morts? Je veux espérer que des chirurgiens les rendront bientôt à la vie. Je les tâte, je les palpe. Il me semble qu'ils respirent encore. On croit si aisément ce qu'on désire!

— Vite, Wami, la soupape!

Le Japonais cherche des yeux la corde qui sert à l'ouvrir.

Il pousse un cri de désespoir et de rage.

— Voyez, me montre-t-il. La corde en question, qui pendait tout à l'heure encore à portée de nos mains, a été coupée par une balle.

Hasard absurde, lamentable!

C'est exact. La corde a été coupée net; il en reste un bout de quelques mètres dont l'extrémité flotte sur le ventre rebondi de l'énorme poisson.

Car l'Austral, devenu errant, sans moteur, sans ventilateur, m'apparaît gros et grand comme je ne l'ai jamais vu.

Sa capacité de six mille mètres cubes n'a pas changé, c'est évident. Et pourtant il me semble qu'elle s'est dix fois accrue. Avec les yeux de l'épouvante, je vois l'Austral, au-dessus de nos têtes, gros comme le Montgolfier ou le Santos-Dumont.

Et cette masse de gaz hydrogène, dont la force ascensionnelle est si considérable, si durable, au lieu de nous obéir comme elle la fait jusqu'à présent avec docilité, nous emmène où elle veut, nous entraîne follement vers l'Ouest, ramassée dans son enveloppe tendue à bloc pour des jours et des nuits! Au lieu d'être soumise à notre direction, c'est elle à présent qui va nous conduire.

Mais si la corde de la soupape, coupée par un projectile, échappe à nos mains impuissantes, le câble de déchirure nous reste.

Suprême expédient! Il pend à l'arrière; je l'ai souvent remarqué, et Morel m'en avait expliqué l'usage dès le premier jour. Le risque est gros, c'est vrai. Pratiquer une déchirure qui sera peut-être subitement agrandie dans cette enveloppe rebondie à miracle, au lieu des petites échappées de gaz que la soupape pouvait provoquer, c'est courir au-devant d'un danger pire que celui qui nous menaçait tout à l'heure, lorsque le descenseur nous précipitait vers la terre, sans gradations.

Tout cela, bien entendu, je le raisonne en quelques secondes.

Est-ce curieux? J'en arrive à regretter que les balles de Keog aient toutes porté dans la nacelle de l'Austral en épargnant son enveloppe.

Deux ou trois nous eussent à propos dégonflés lentement...

Je regarde Wami, qui me fait l'effet d'un petit bonhomme désespéré.

— Que faire, monsieur? Que faire? crie-t-il dans la sarabande que dansent maintenant les agrès chassés par la tempête.

Car il ne s'y trompe pas, le Jap. Le coup de vent qui commence, c'est la tempête.

Je regarde l'inscripteur d'altitudes: cinq mille sept cents mètres.

Quant au baromètre, il baisse naturellement, mais avec une rapidité qui trahit le désordre des éléments.

— Que faire?

Le ballon s'en va toujours en dérive vers l'Ouest, à la vitesse inquiétante de cent kilomètres à l'heure.

Je suis assis, découragé, sur le tas des couvertures, et Wami, perplexe, s'est subitement accroupi, à la mode de son Japon, la tête entre les deux mains, cherchant une solution qui ne peut attendre.

Je ne suis pas moins bouleversé que lui par le problème.

— Allons-y, monsieur, fait-il en se relevant, résolu. Tirons sur la corde de déchirure. Il n'y a pas deux moyens à employer pour faire un trou dans cette énorme vessie qui ne veut pas s'ouvrir... Mais, auparavant, disposons les objets de poids notable que nous pourrons jeter par-dessus bord, pour atténuer le choc à la descente.

Aussitôt fait. Nous rassemblons tout le « fourbi » qui encombre les placards et tiroirs placés au long de chaque bord: outils, projectiles, câbles supplémentaires, phares, pièces du moteur devenues inutilisables, que Wami démonte fébrilement.

— Voilà bien cent kilos de marchandises, dit-il en alignant le tout sur le plancher du poste. Nous avons en plus la caisse de provisions qui vous sert de siège. Elle est lourde?

Je la soulevai.

— Au moins trente kilos.

— Parfait! Tirons la ficelle à présent!

L'agile officier vint me rejoindre à l'arrière, non sans avoir, en passant, tâté à son tour le front et le coeur de nos deux compagnons.

— Le capitaine doit être mort, me dit-il avec une incertitude où se mêlait de la fierté. M. Marcel souffle toujours; vite, atterrissons!

A la même seconde; nous saisissons le câble de déchirure.

— Avec précaution, dis-je, car un trop grand trou nous vaudrait la catastrophe.

— Oh! je sais, réplique le Jap en tirant discrètement d'abord, puis plus fort.

Je fais de même. A notre grande surprise le câble ne fonctionne pas.

— Appuyons ensemble!

Rien ne cède.

— Plus fort!

Pas le moindre résultat.

Quelque simple que soit le mécanisme de cette opération, il est faussé. La déchirure qui devrait ouvrir un passage au gaz ne se produit pas.


Illustration

La soupape est inaccessible et
la corde de déchirure impuissante.


La corde est dix fois ressaisie par nos mains frémissantes et violemment tirée. Impossible.

Alors nous nous regardons avec un véritable effroi.

La soupape est inaccessible et la corde de déchirure impuissante.

Nous ne pouvons plus descendre! Et le vent nous chasse avec une impitoyable violence vers la mer. Une idée me vient: si je tirais dans l'enveloppe quelques coups de fusil? Mais à quoi bon? Les obturateurs automatiques, qui avaient si bien travaillé à Mézières, recommenceraient ici leur fonction et nous ne serions pas plus avancés.

— Monsieur, me propose alors Wami très grave, voulez-vous mourir?

— Ah! ça, non, par exemple! S'il faut mourir, parbleu, on mourra... Mais, tant que nous pourrons défendre notre peau, mon petit, je veux que nous la défendions. Vos idées sur le suicide ne sont pas les mêmes que les nôtres. Ignorez-vous donc que nous errons au-dessus d'un pays où l'homme qui attente à sa vie est poursuivi par les tribunaux?...

Le petit lieutenant sourit tristement, et je comprends tout ce qu'il met de dédain pour ses alliés dans ce sourire.

— Mais, complétai-je, ce n'est pas des lois de l'Angleterre que nous avons à nous préoccuper, mon pauvre Wami; c'est de notre intérêt et de celui de notre patrie. Il importe que le duel qui vient de se jouer à sept mille mètres et qui s'est terminé par la chute méritée de ce bandit de Keog ne reste pas inconnu. Je dois à mon journal de redescendre au plus vite pour en raconter les phases tragiques à la France, au monde entier... De votre côté, vous devez vivre pour faire savoir à votre empereur avec quel tranquille et sublime héroïsme vos compagnons sont morts pour lui faire plaisir. De plus, nous avons là deux corps inertes que les moindres soins rendraient à la vie, j'en suis certain. Ne jetons pas le manche après la cognée, Wami. Ne cherchons pas à mourir, comme on fait trop souvent chez vous. Cherchons à vivre, au contraire, à vivre pour être utiles à quelque chose et à quelqu'un!

Le Japonais m'écoutait d'un air singulier. Pour la première fois, je le voyais contracter les yeux, les sourcils, la bouche, comme s'il eût été pris d'un cauchemar intérieur. Un tic nerveux s'emparait de toute sa personne et trahissait dans ce petit corps une énorme émotion. Evidemment, notre morale ne valait pas la sienne, pensait-il.

Tout à coup, il passa la main par trois fois sur ses yeux, comme pour chasser le mauvais esprit intérieur qui lui parlait, qui lui reprochait, je crus la soupape est inaccessible, et la corde de déchirure deviner son cas de conscience, de ne pas mourir impuissante comme ses camarades.

— Vous êtes le chef, me dit-il, et je suis à vos ordres, monsieur. Vous voulez done que nous persistions à vivre, alors que tout moyen de crever cette maudite enveloppe nous est interdit, car ni vous ni moi, ne pourrions grimper là-haut?....

— Je le veux.

— Soit, monsieur. Alors, nous n'avons pas à choisir entre deux partis; il n'y en a qu'un: remonter. Nous trouverons peut-être une atmosphère plus froide, une couche de neige ou de givre, qui chargera le ballon et refroidira le gaz en même temps. Alors, vous verrez cette descente!

— Nous pouvons essayer.

— Essayons, puisque nous n'avons pas le choix.

— Allons-y donc, Wami.

— Jetons du lest, en ce cas, tant que nous pourrons.

Le Japonais prit les objets qu'il avait alignés et les lança dans le vide.

Bientôt, ce fut une espèce de fureur projective. Nous saisissons l'un après l'autre tout ce qui peut passer par-dessus le bord.

Les pièces détachées du moteur nous fournissent une belle envolée; elle se traduit par un bond de douze cents mètres.

Illustration

Malédiction! Wami, le dernier de nos Japonais est devenu fou.


Mais alors que l'inscripteur nous indique six mille mètres d'altitude et que je me suis lassé d'envoyer du lest dans l'espace, Wami ne cesse, lui, de faire main basse sur tout ce qui traîne encore. Il est comme un forcené. Je l'entends qui répète à chaque envoi dans l'abîme:

— Jetons du lest! Jetons du lest!

Je lui crie de s'arrêter. Au lieu de m'obéir, le lieutenant s'escrime de plus belle à ce jeu de massacre. Je défends avec une énergie sauvage la caisse aux provisions et mes chères fourrures. Heureusement! J'appelle le petit forcené, il ne m'entend pas. Je me traîne vers lui pour le tirer par la manche, pour l'arrêter, tout en me tenant au plat-bord, car sous le grand vent l'Austral, déséquilibré par la disparition de son lest, commence à tanguer de façon inquiétante.

Je crie:

— Assez, Wami, assez, assez!

Alors, le malheureux petit Jap, dont la tête a jusqu'ici résisté à toutes les émotions que nous venons de vivre, me regarde avec deux yeux qui me glacent d'épouvante.

Il respire pour la première fois son ballonnet d'oxygène, sans trop savoir ce qu'il fait là, j'en jurerais.

Puis ses dents jaunes m'apparaissent sous ses grosses lèvres rouges; sa moustache en crins de cheval se hérisse.

Le gentil garçon qu'il était encore tout à l'heure devient une espèce de singe hébété. Ses yeux me regardent sans me voir. Il rit comme un idiot. Malédiction, il est fou! Je me vois emporté vers la mer, à ces hauteurs tragiques, sous le ventre de ce poisson volant qui ne veut pas se laisser crever, et j'y reste seul avec un pauvre être qui n'a plus sa raison.

Mon ami Marcel est là qui râle peut-être dans cette nacelle; le capitaine ne donne plus signe de vie et je suis emmené dans l'espace en tête à tête avec un fou!

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 12: Perdus dans l'Atlantique.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)




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