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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 9 — MOLETOWN,
LA VILLE DES TAUPES

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 9: Moletown, la ville des taupes, le 22 mars 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-08-14

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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La population de Londres, réfugiée dans des galeries creusées sous la ville,
est forcée de fuir devant une brusque irruption des flots de la Tamise.


TABLE DES MATIÈRES


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Réveillés en sursaut, hommes, femmes et enfants
poussaient des cris de terreur. (Page 284).



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JUSQU'ICI

En suivant les opérations de la guerre infernale qui met aux prises l'Allemagne avec l'Angleterre alliée à la France, le correspondant du grand journal parisien l'An 2000 a été capturé et emmené prisonnier dans les nuages par Jim Keog, inventeur d'une machine volante d'un modèle mystérieux. Ce Jim Keog, sorte de forban américain, cherche à vendre le secret de son invention, d'une puissance destructive formidable, à celle des nations belligérantes qui lui en donnera le meilleur prix. Il charge le journaliste dont il s'est emparé de proposer cette affaire au gouvernement français.

En dépit des efforts de M. Martin du Bois, directeur de l'An 2000, la lenteur des bureaux, la routine des ingénieurs officiels, l'opposition de l'An 3000, concurrent déloyal de l'An 2000, font échouer les négociations. Le Sirius — c'est le nom de l'énigmatique engin — est acquis par l'Allemagne. La population parisienne accueille cette nouvelle par une véritable émeute. Pour apaiser l'indignation publique, le narrateur se laisse entraîner à promettre de détruire de sa main le flibustier Keog et son invention diabolique. Engagement plus facile à signer qu'à tenir. Pour tâcher néanmoins d'y réussir, le reporter de l'An 2000 frète un petit dirigeable, l'Austral, propriété de son journal. Quatre Japonais, chargés d'une mission auprès de l'état-major anglais, sont enchantés de lui servir d'équipage pour piloter le ballon jusqu'à Londres menacé d'un siège par les Allemands. C'est là certainement que Jim Keog viendra se mesurer avec la flotte aérienne française, en route pour secourir la capitale du Royaume-Uni. Chemin faisant, l'Austral, dont un certain Pezonnaz, traître à la solde de l'An 3000, a vainement essayé d'enrayer la marche rapide dans lès airs, sauve d'infortunés naufragés, survivants d'une récente bataille navale dans la mer du Nord entre cuirassés allemands et français.

Il arrive en vue de Londres presque en même temps que la flotte aérienne française, attendue dans Trafalgar-Square par tout le peuple de Londres, son lord-maire et ses attorneys en tête.


1. L'Austral militarisé.

Le premier contact entre nos monte-en-l'air et la population londonienne fut inévitablement bref.

Lorsque leurs premiers aérocars arrivèrent à Trafalgar-Square, il se faisait tard. M. de Troarec, à bord du Général-Meusnier, descendit à portée de la voix pour écouter la harangue qui lui était destinée.

Elle était courte, heureusement.

Notre aéramiral répondit par quelques mots vibrants, et remonta aussitôt à cinquante mètres pour allumer ses feux et donner les ordres d'atterrissage.

Sûrement chacun des trois cent mille Anglais et Anglaises qui assistaient à cette réception officielle de la flotte française par les magistrats de la Cité de Londres eût donné beaucoup de shillings pour que le brouillard disparût.

Mais il persistait. On verra plus loin comment il se fit qu'il persista.

Privée d'un spectacle auquel elle s'apprêtait à faire fête, dès qu'elle ne vit plus rien d'autre que l'Austral resté à faible hauteur pour permettre aux représentants de l'An 2000 de suivre toute cette scène, la population se dirigea vers la gare de Victoria.

Elle espérait rejoindre par le chemin de fer les camps aérostatiques où la plus rigoureuse consigne, du reste, observée par un corps de dix mille volontaires, l'empêcherait de voir quoi que ce fût.

Nous laissâmes défiler l'armée, que nous avions précédée jusqu'alors.

Cent et quelques ballons de guerre, pourvus de tous leurs feux, émergeant les uns après les autres du brouillard, apparaissant à moitié, disparaissant aussitôt dans l'ouate épaisse comme autant de fantômes aériens, aux gros yeux multicolores!

Nous avions allumé, nous aussi, nos feux de position et prudemment nous avancions dans le même sens que l'armée, sur son flanc gauche, rejoints par les uns, dépassés par les autres.

Sûrement plus d'un commandant, rangeant l'Austral à cinquante mètres, le prenait pour un aérocar de la défense anglaise.

Enfin, nous aperçûmes, dans le Sud-Ouest, sorte d'incendie permanent.

C'était le Crystal-Palace, protégé par des coupoles d'acier, flanqué de gigantesques hangars que d'autres toits en métal épais défendaient de même contre les insultes d'un ennemi aérien. Tout cela, éclairé à flots par des phares électriques puissants, nous rappelait le Mont-Blanc, en petit, nécessairement, puisque la main de l'homme avait dû suppléer là au travail de la nature.

Chaque abri construit en hâte pouvait contenir, me disait Pigeon qui les avait vus l'avant-veille, jusqu'à cinq de nos grands aérocars parallèlement alignés, sept des moyens ou dix des petits. L'effectif de la flotte anglaise, élevé à soixante-trois unités, me dit encore Pigeon, toujours très renseigné, s'était transporté à la grande usine militaire d'Aldershot, pour faire place aux alliés qui arrivaient de France.

A ceux qui jadis combattirent avec nous en Crimée! disait une affiche lumineuse, au-dessus du dôme colossal de Sydenham-Palace.

Des marins, des monte-en-l'air anglais, des volontaires en habits rouges se tenaient par centaines autour des hangars, à la disposition de nos commandants pour aider aux manoeuvres du remisage. Les gazomètres, les générateurs d'hydrogène, tout était préparé pour recevoir nos gens.

Et tout se passa sans encombre.

On n'entendait point de cris. A mesure qu'un aérocar apparaissait au-dessus de ce foyer lumineux, si intense que le brouillard en était littéralement troué par places, le chef de hangar commandait aux cent hommes qu'il avait à sa disposition les mouvements partout en usage pour saisir les amarres d'un, ballon et le fixer...


Illustration

A Sydenham, le chef de hangar commandait les mouvements partout
en usage pour saisir les amarres d'un ballon et le fixer. (Page 258).


Il était à peine neuf heures du soir lorsque tout ce matériel délicat fut casé.

L'Austral n'avait point de place désignée, mais il ne fut pas malaisé de lui en obtenir une sous une remise, désaffectée depuis que le type de 6.000 mètres cubes était abandonné comme trop petit par l'aérotactique, en Angleterre aussi bien qu'en France.

Il fallait à présent réconforter les équipages. L'intendance britannique avait songé à tout.

De longues baraques, pourvues de ce qu'il fallait pour se restaurer et dormir, formaient, extérieurement au parc où reposaient les monstres, un camp savamment agencé.

Les hommes seraient logés et nourris là, tout le temps qu'il serait nécessaire.

Les officiers avaient un messénorme à cent pas plus loin. C'était un véritable hôtel, construit en trois jours avec du bois et du fer: l'Aerial Fleet Palace, disait une enseigne que je vis flamboyer avec satisfaction, car il commençait à faire faim.

Mes Japonais ne semblaient pas se douter, eux, que la nature eût des droits à réclamer.

Il me sembla, par contre, qu'ils abandonnaient l'Austral avec un véritable chagrin, lorsque, l'atterrissage opéré, l'amarrage fini, je les invitai à me suivre au restaurant. Tous les cinq se penchaient une fois encore sur quelque organe du moteur ou de la direction, maniaient les objets, les déplaçaient pour les replacer, comme des enfants qui vont quitter à regret un joujou préféré.

Enfin, nous voyant à terre, Pigeon et moi, nos monte-en-l'air asiatiques descendirent. Je leur fis maints compliments sur la façon dont ils avaient, tous les cinq, coopéré au succès de notre voyage.

Les yeux baissés, la voix courte, comme des élèves studieux qui reçoivent une bonne note de leur professeur, ils balbutièrent des paroles qui me parurent d'autant plus intéressantes que les accès de modestie sont rares chez les gens de leur pays.

Avant de nous suivre à l'Hotel-Palace de l'Aerial Fleet, où je les invitai de la voix et du geste, tous les cinq me prièrent d'écouter une supplique de leur chef.

Alors le capitaine Mourata prit la parole.

Il m'expliqua que l'Austral lui paraissait plus intéressant à étudier que les grosses unités dont la flotte anglaise devait être pourvue.

— Nous venions du Japon à Londres pour nous perfectionner dans l'aérotactique, disait-il, et grâce à vous, monsieur, nous voilà au but. Mais le voyage que nous venons de faire à bord de votre ravissant Austral, si maniable, si obéissant, m'a desarmé dans certaines idées que j'ai sur la guerre aérienne. Mes camarades, ici présents, les partagent. Nous prétendons qu'on est allé trop loin chez vous et ici même, en augmentant indéfiniment le volume du ballon dirigeable. Je suis sûr que les petites unités sont préférables, parce qu'elles offrent moins de surface et plus de mobilité, C'est une théorie que ces messieurs partagent et qu'ils seraient heureux de vérifier par la pratique avec moi. Si vous n'avez pas été mécontent de votre capitaine et de son équipage...

Je fis un geste que vous devinez.

— Accordez-leur donc une faveur: celle de rester avec vous, enrôlés à bord de l'Austral pour la campagne qui va se poursuivre ici.

— Comment, messieurs, vous voulez?...

— Ce serait notre plus vif désir. Le directeur de l'An 2000 n'a pas d'équipage sous la main, au surplus, et nous le mettrions ainsi que vous-même dans l'embarras, c'est indubitable, si nous vous tirions notre révérence...

— En effet, dit Pigeon.

— En effet, répétai-je, surpris et ma foi charmé de cette proposition inattendue.

— Acceptez-nous donc! Je me charge de l'autorisation de notre ambassadeur à Londres, le vicomte Asama. Il comprendra que la manoeuvre de votre aérocar nous instruit dix fois plus vite qu'un séjour sur ces mammouths.

J'écoutais la proposition avec d'autant plus de plaisir, tout bien réfléchi, qu'elle me semblait logique.

Le capitaine avait raison. Sans lui, sans ses camarades, que deviendrait notre Austral, privé de pilote et d'équipage? On n'avait pas réfléchi à ce revers de la médaille en quittant Paris.

C'était une aubaine en vérité, que la proposition de ces petits Japs! Je l'acceptai avec effusion. Tous les cinq m'en remercièrent comme d'une grâce. Il fut entendu qu'ils se mettaient à mes ordres, sans qu'il y eût lieu de tenir compte de leurs grades. Ils se déclaraient, pour l'amour de l'art... de la guerre, mes subordonnés, aussi bien que Morel naguère, et ses hommes.

De plus, ajoutait le capitaine Narabo, qui aimait à rire, l'An 2000, bien qu'il fût richissime, n'aurait pas un sou de solde à leur payer. C'était au contraire leur patrie qui nous serait redevable pour les leçons utiles et pratiques que nous allions leur procurer.

Là-dessus nous voilà tous partis, les valises à la main, pour le Palace de l'Aerial Fleet.

Je commençai par présenter mes Japonais à M. de Troarec. Ravi de me revoir, et de me voir si militairement pourvu, l'aéramiral me félicita d'un tas de choses qu'il avait lues tous ces jours-ci dans l'An 2000, dit-il, et qui attestaient notre indiscutable supériorité.

Il eut un mot de regret pour Rapeau, de dédain pour Jim Keog, et pour notre malheureux projet d'achat, si bêtement compromis.

Comme à Paris je fus choqué de son parti pris, de tant d'aveuglement, de tant de forfanterie. Les hommes sont donc tous les mêmes?

— Votre Keog, finit-il par me dire, ne pèsera pas dix minutes devant nous! Vous verrez cela demain, si c'est demain que l'on se cogne là-haut!

Sans insister autrement, je formulai auprès du grand chef une demande qui me tenait à coeur et à laquelle j'avais songé dix fois pendant le voyage. La proposition des Japonais la légitimait tout naturellement.

— Amiral, lui dis-je, voulez-vous accepter un petit aérocar supplémentaire dans votre flotte et militariser l'Austral avec son patron, ici présent, M. Pigeon, son lieutenant, que vous connaissez, le capitaine Mourata et son équipage, que je vous présente?

— Mais avec grande joie, cher monsieur! Nous acceptons tous les concours, toutes les bonnes volontés! Je vous remercie mille fois de cette audacieuse proposition, car enfin, elle est audacieuse. Il y a des risques; vous les connaissez; ce n'est pas ce qui vous effraie. Je vous militarise donc dès à présent. Votre Austral pourra servir de mouche à la flotte. Excellente idée! Mon chef d'état-major va commencer par vous loger tous au Palace, avec nos officiers.

La joie de mes Japonais fut telle qu'ils prirent, au dîner monstre qu'on nous servit, deux doigts de vin — débauche inusitée.

Par contre Pigeon fit la grimace et trouva que j'avais été un peu vite en le militarisant sans lui demander son avis.

Mais je n'eus pas de peine à lui démontrer qu'il aurait autre chose à faire qu'à monter en ballon; que la besogne dans Londres était assez considérable pour que moi-même je fusse plus souvent en bas qu'en haut, à moins d'événements immédiats.

Finalement on but deux bouteilles de champagne à la gloire de nos armes et aux exploits futurs de l'Austral.

Je reçus tout de même un coup au coeur lorsque le petit capitaine Narabo y réveilla une préoccupation légèrement assoupie.

A demi levé pour porter un toast à l'An 2000 d'une voix discrète, dans le coin de l'immense salle où nous dînions en même temps que cinq cents officiers de l'aérotactique, il déclara en brindant à la ronde, les yeux fixés sur moi:

— Je bois, monsieur, au succès de votre vaillant journal et à la mort de Jim Keog que vous avez si vaillamment promise au peuple de Paris!


2. Le stupéfiant télégramme.

Le coup d'oeil de l'immense réfectoire était des plus pittoresques.

A chaque table, de vingt ou trente couverts, les uniformes sombres de nos officiers se mariaient gaiement avec des habits rouges de leurs collègues d'Aldershot, les Cloudcompellers, ou maîtres des nuages; car l'aérotactique anglaise avait adopté, elle aussi, un sobriquet familier.

On fraternisait gaiement, en dépit de la terreur qui régnait à Londres. Presque tous nos officiers monte-en-l'air parlaient anglais, comme vous savez. J'entendais leurs collègues multiplier à leur intention les explications rapides sur l'infériorité incontestable de l'aérotactique insulaire.

Pourquoi, comment n'avait-elle pas progressé? Un jeune capitaine le faisait comprendre à la table voisine de la nôtre, et nous l'écoutions avec intérêt.

— Les gens de notre pays, disait-il, ont une tare originelle. Ils sont possédés d'une admiration excessive pour leur armée de mer. Les navires de l'Angleterre, les marins de l'Angleterre rendent l'Angleterre invulnérable, inattaquable! Vous ne les ferez pas sortir de là. Tout, chez nous, est sacrifié à la marine. En dehors de la marine, rien qui vaille la peine d'être étudié à fond. Ainsi l'armée de terre... Est-il admissible que nous en soyons encore, en plein vingtième siècle, à notre vieux régime des volontaires et des sergents recruteurs? Le Royaume-Uni ne devrait-il pas être défendu par un autre système, en harmonie avec les méthodes que la Prusse a imposées à l'Europe dès 1866? Et en aérotactique? Est-il admissible que nous soyons, nous qui peinons sur les nouveaux engins, si peu encouragés? Nos essais ont été plutôt malheureux au début. Le gouvernement ne s'en est pas préoccupé. Il n'a jamais cru aux aérocars de guerre. De même qu'il n'a jamais cru à la nécessité d'une armée de terre modernisée. Il ne croit qu'aux navires, aux escadres, aux amiraux. Sans doute, c'est un gros atout dans la défense de l'Angleterre, de l'Ecosse et de l'Irlande, que la flotte britannique, forte aujourd'hui de plusieurs centaines d'unités. Mais ce n'est pas tout. Le bon sens public devrait le comprendre et le faire admettre en haut lieu. Non. Le bon sens public ne croit qu'à la marine. Et le gouvernement de même. Voilà pourquoi nous n'avons jamais beaucoup progressé dans l'aérotactique, pourquoi nous sommes heureux de vous avoir à côté de nous, avec votre flotte aérienne incomparable, messieurs nos camarades français! Voilà pourquoi nous sommes plus heureux encore de vous voir ici ce soir, de vous y fêter le verre en main, et de crier avec vous Vive la France! Vive le Roi! Vive l'Empire britannique!

Dans toute la salle c'étaient des scènes du même genre.

Cette agape me parut, au point de vue gastronomique, autrement large que celle de notre pauvre Rapeau. Je revis, et Pigeon ne manqua pas de souligner la réminiscence, les petits comprimés que nous avions si hâtivement absorbés au Mont-Blanc, le bordeaux en pastilles et le bourgogne en tablettes.

Ici les liquides coulaient à flots; c'était même imprudent.

— Si Jim Keog envoyait un de ses obus au milieu de la fête? risqua le lieutenant Wami, plutôt espiègle, quelle salade!

— J'y pensais! fis-je avec un air dégagé qui manquait sûrement de sincérité. Heureusement que dix aérocars, à ce que disent ces messieurs, sont en grand'garde au-dessus de nos têtes et à Londres même.

Mais un grand silence venait d'être requis par une voix mystérieuse. Je reconnus l'injonction stentorienne d'un amplificateur.

Celle-ci tombait d'une sorte de tribune qui se trouvait élevée à trois mètres au fond de l'énorme salle.

La voix réclamait le silence pour porter à notre connaissance les dernières nouvelles de la journée. Par une attention délicate, elle le réclamait en français, et ce fut en français que se poursuivirent ses communications pendant une dizaine de minutes.

Le speakerétait une sorte de colosse, cérémonieusement vêtu d'un habit noir, par égard pour la brillante élite qui composait son auditoire, cravaté de blanc, ganté de même.

Sa tête, son encolure, sa carrure ne m'étaient pas inconnues. Je cherchais, déjà, suivant l'habitude maladive de la folle du logis, à mettre un nom sur le facies de ce géant, planté derrière son porte-voix, un large papier à la main. Il me semblait qu'il s'apprêtât à nous lire quelque palmarès de lutte athlétique...

Mais déjà sa première tirade était commencée. Je n'en perdis pas un mot; c'était trop grave.

Dans un religieux silence, les centaines d'officiers écoutèrent tomber de l'énorme pavillon, l'une après l'autre, les nouvelles de la journée.

Leur concision, vraiment, faisait froid dans le dos:


LONDRES, 2 OCTOBRE, 5 HEURES. — L'enquête faite à Saint-Paul établit ainsi le nombre des victimes: un prêtre, un suisse, une pauvresse, morts. Sept autres personnes blessées. Dégâts matériels causés par les projectiles: deux mille livres sterling environ. La Tortue Noire n'a pas reparu depuis ce deuxième exploit.

PARIS, 8 HEURES, SOIR. — La première flotte des Etats-Unis est mouillée en éventail devant le canal de Panama. Quarante-deux navires de guerre ferment le passage. En arrière, à l'entrée même du canal, trente bateaux chargés de pierres énormes sont prêts à couler en cas de besoin, pour l'obstruer complètement.

BRUXELLES, 7 HEURES, SOIR. — On n'a cessé d'entendre le canon au large de Blankenberghe. Le bruit court qu'une nouvelle bataille navale est engagée, entre la flotte française cette fois et deux escadres allemandes.

MADRID, 6 HEURES, soir. — Des dépêches du Mexique signalent un grand débarquement de troupes japonaises en Californie, et une bataille sur terre, à Black River, où la déroute des Américains fut complète.


Un hourra formidable accueillit cette funèbre communication.

Ceux de nos officiers monte-en-l'air qui étaient près de notre table se tournèrent vers les Japonais, dont je leur avais expliqué en quelques mots la présence, et leur firent une ovation qui bientôt devint générale.


Illustration

Les projectiles de la Tortue Noire avaient causé dans l'église
Saint-Paul deux mille livres sterling de dégâts. (Page 262).


Il fallut que les Japs se levassent, pour saluer. Mais comme ils étaient trop petits, Pigeon les détermina, en faisant vibrer la corde patriotique, à grimper sur leurs chaises pour remercier de plus haut l'assistance par les gestes de gratitude.

Tandis que cette scène se déroulait devant mes yeux, je ne pus m'empêcher de la trouver bizarre.

Ainsi voilà des officiers français et anglais, me disais-je, des officiers de même race blanche qui sont amenés par les combinaisons de la politique internationale à complimenter ces Jaunes du succès remporté par leurs compatriotes sur d'autres Blancs, sur d'autres Anglo-Saxons, sur Jonathan, le propre demi-frère de John Bull! On aura beau m'expliquer le mécanisme des alliances et l'antagonisme des intérêts, je n'arriverai jamais à comprendre comment ces Asiatiques ne sont pas nos adversaires, au lieu d'être nos alliés, ni pourquoi les Américains marchent contre nous, alors que ces Nippons sont avec nous, contre eux...

Les hurrahs apaisés, le speakercontinua:


BRUXELLES, 8 HEURES, SOIR. — Une troisième bataille est engagée sur la frontière de l'Est, entre Toul et Belfort, depuis ce matin à neuf heures. Les morts et les blessés sont aussi nombreux que l'autre jour, de chaque côté, sans qu'il soit possible de présager à qui reviendra l'avantage.

A la nuit, chaque armée conservait ses positions, sur une étendue de soixante kilomètres. La bataille recommencera sans aucun doute demain et jours suivants. Le nombre des disparus s'accroît d'une façon étrange des deux côtés.

CALAIS, 8 H. 50, SOIR. — Les câbles fonctionnent toujours avec les Îles Britanniques. La télégraphie sans fil aussi, mais sans grande utilité, aucun message ne pouvant être transmis dans un sens ou dans l'autre qu'avec de graves interpolations qui dénaturent les textes et les rendent incompréhensibles.

LONDRES, 8 H. 55. — Le brouillard est dissipé. Mais Greenwich annonce que l'éclaircie sera courte. Le lieutenant Tom Davis et son compagnon, le lieutenant de vaisseau français Chouquet, ont débarqué ce matin à Dundee, venant de Norvège. Ils arriveront ici demain.


Là-dessus il y eut un grand tonnerre d'applaudissements.

Le speaker, ayant ajouté quelques mots de respectueux salut pour l'assistance, disparut comme il s'était montré.

Aussitôt les conversations reprenaient de plus belle, alimentées par ces bribes de renseignements.

Mais de nouveau, elles cessèrent, car le héraut en habit noir reparaissait et demandait le silence pour nous lire le plus stupéfiant des télégrammes:


PARIS, 9 HEURES. — La séance du Congrès qui vient de finir a été fatale au ministère Thomas. Il vient d'être renversé à une écrasante majorité sur la question Keog, remise à l'ordre du jour par l'opposition, mécontente des fautes commises depuis l'origine de cette affaire. La foule avait pris, du reste, dans la soirée, une attitude menaçante. Cent mille personnes n'ont cessé de demander la démission du ministère sur la place de l'Opéra, dans l'avenue et sur les boulevards adjacents. Elles se sont retirées satisfaites lorsqu'elles ont connu la chute du cabinet.


— Patatras! fit Pigeon en manière d'oraison funèbre.

Je ne dirai pas que cette nouvelle me fit jubiler. Il est toujours mauvais de changer les ministres en pleine guerre; et dans quelle guerre entrions nous!

Mais tout de même que de grotesques pratiques administratives se trouvaient, par cette exécution brutale, condamnées en même temps que les sots personnages dont elles attestaient l'influence!

Martin du Bois et son fidèle représentant se trouvaient bien vengés.

Tel fut mon premier sentiment, mon sentiment d'homme. Puis le second se fit jour. C'était une crainte, la crainte que cette crise subite ne nous fit plus de mal que de bien.

Je vis bien, à la façon dont fut accueilli le télégramme, que personne n'était content. Anglais et Français gardaient un silence attristé.

Aussi, quelque orgueil que je pusse concevoir de me dire: c'est grâce à moi que ces bouleversements s'accomplissent, je fus navré du résultat.

Parce qu'enfin tout cela ne changeait rien aux résultats acquis, et Jim Keog n'était pas moins désormais le condottiere de nos ennemis.


3. Des sosies partout!

Vite, je quittai la salle avec Pigeon pour courir jusqu'au téléphone. Mais on me refusa, comme à quiconque, du reste, toute communication avec l'étranger. Il en fut de même au télégraphe. Ma contrariété fut grande.

Le capitaine Mourata essaya de me calmer en disant que la plus élémentaire sagesse commande désormais aux gouvernements, en temps de guerre, une absolue discrétion; que dans les armées de son pays les correspondants de journaux n'étaient plus accrédités depuis de longues années déjà; que leur présence aux états-majors, en Europe, n'avait jamais occasionné que des ennuis aux généraux en chef; que l'Angleterre en était venue à ce système préventif après beaucoup d'hésitations, mais que rien ne semblait, en fin de compte, plus logique. Les facilités à nous octroyées par Rapeau, par l'amiral Leloup, par l'aéramiral de Troareec, n'eussent jamais été compromises au Japon.

Comme il n'y avait rien à faire contre le vetode l'administration britannique, et qu'il ne fallait pas songer à la télégraphie sans fil plutôt qu'à l'autre, je me résignai à gagner ma chambre, où j'écrivis pendant deux heures une relation détaillée de notre voyage.

Pigeon en fit autant. Par la porte de communication ouverte entre nos deux chambrettes, fort propres, ma foi, en dépit de leur installation hâtive, nous échangions des idées.

Les Japonais étaient logés tout près de nous. Ils nous souhaitèrent bonne nuit et se retirèrent comme minuit venait d'être piqué sur un gong par le factionnaire de l'hôtel. Ma foi, quand je me fus représenté par la pensée les scènes qui avaient dû signaler la séance du Congrès, quand j'eus mesuré toutes les conséquences acquises déjà de mon voyage fantastique à bord du Sirius, je m'endormis assez difficilement.

L'idée d'une alerte possible, d'une apparition matinale, nocturne même de Jim Keog me poursuivit dans mon sommeil pendant quelque temps.

Par le caprice d'une imagination un peu lasse, la dernière silhouette que j'entrevis avant de m'endormir fut celle de l'immonde Pezonnaz.

Pigeon avait bien fait, décidément, de lui ordonner un bain de mer à l'impromptu. Le gredin méritait pire; mais de ma nature je suis bon et généreux. Le lecteur apprendra bientôt que ces deux qualités nous sont parfois nuisibles,: et que nos paysans de Normandie ont quelque raison de dire: ne poussons pas la bonté jusqu'à la bêtise...

Une fanfare nous réveillait à six heures du matin.

Le jour pointait. J'avais hâte d'aller à Londres, en compagnie de Pigeon, voir de près les choses extraordinaires dont il m'avait parlé.

Je ne fus qu'à moitié surpris de trouver au hangar mes Japonais en tenue de corvée.

Affublés de vêtements en toile deux fois trop grands pour leurs menues personnes, ils astiquaient, ils frottaient, ils réparaient. Déjà au courant des facilités du lieu, ils procédaient à un gonflage réparateur du ballon, renouvelaient les provisions d'essence, d'huile, d'oxygène en ballonnets pour les grandes altitudes qu'ils ambitionnaient tant de parcourir. On voyait dans leurs yeux luire cette flamme étrange qui anime les hommes de leur pays chaque fois qu'il s'agit de manipuler quelque attirail de guerre.

Renseignements pris au bureau de l'amiral, aucune nouvelle inquiétante n'était parvenue pendant la nuit.

— Partons, dis-je à Pigeon.

Et je prévins nos amis que nous reviendrions vers sept heures le soir, pour souper avec eux comme la veille, à moins qu'un avis urgent fût donné à Londres de l'invasion tant annoncée.

— Je crois que nous n'avons pas à nous en préoccuper aujourd'hui, dit le capitaine Mourata, en montrant le ciel. Il fait trop clair.

En effet, par un phénomène rare en cette saison sur les bords de la Tamise, le temps était exquis; la brume dissipée, un soleil presque chaud se montrait — ne fût-ce que pour prouver qu'il était toujours là — dans le ciel sans nuages.

Comme nous arrivions à la gare, devant le Booking office, ou bureau des billets, un homme courtaud, coloré, le menton encadré d'une barbe rousse, au point qu'il me parut être une « réplique » de l'odieux Jim Keog, s'arrêta devant nous et serra vigoureusement Pigeon dans ses bras.

— Ah! cette chance! Moi qui venais vous chercher! J'allais vous manquer, messieurs...

Mon lieutenant répondit par deux mots et s'empressa de me présenter le personnage.

— Notre dépositaire à Londres, patron, le correspondant de l'An 2000, M. Will Johnson.

Salamalecs. M. Will Johnson s'excusa de ne pas être connu de son chef de file à Paris — car j'étais son chef de file à Paris.

— Je suis votre homme depuis trois mois seulement, dit-il, ce qui explique les choses. Au cours de ces trois mois, je n'ai pas encore eu l'occasion de me rendre à Paris...

— Et moi, complétai-je, rien ne m'a, depuis trois mois, appelé à Londres.

— Dès que j'ai su votre départ hier matin par un télégramme de M. Martin du Bois, je suis allé vous attendre à Trafalgar-Square, mais bernique! Impossible de vous approcher, et pour cause. J'ai songé alors à vous joindre ici. Hélas! il y avait une telle cohue à la gare! Et puis je pensais bien que malgré toutes les cartes spéciales dont la police nous gratifie, je ne pourrais pas franchir le cordon des sentinelles. J'ai aussi bien fait de rester chez moi et de remettre ma visite, puisque j'ai la chance et l'honneur de vous rencontrer. Permettez que je rentre à Londres avec vous...

Ce gros homme était l'obligeance même. Il nous expliqua dans le train ce qui se passait, tout au moins ce qu'on savait au Foreign Office, où il avait, par profession et à l'intention de l'An 2000, les plus belles accointances.

La prévision d'un « siège par en haut », c'était l'expression des Londoniens, était parfaitement justifiée. L'invasion ne faisait plus de doute. Les troupes allemandes et les aérocars qui devaient les emporter achevaient leur concentration tant au Helgoland qu'au Schleswig. Une tentative de bombardement d'Helgoland par la flotte anglaise avait avorté la veille, à cause des innombrables mines flottantes dont la mer était semée dans ces parages.

Il n'y avait plus d'incertitude que sur la date de l'opération.

Evidemment elle était très proche. C'était une question de brouillard. Que la brume épaisse reparût le lendemain et ce serait peut-être le lendemain. Là-dessus tous les rapports d'espions concordaient. Et le gouvernement en recevait de sources singulièrement bien informées!


Illustration

Une tentative de bombardement d'Helgoland par la flotte
anglaise avait avorté à cause des innombrables mines
flottantes dont la mer était semée dans ces parages.


C'était à ne pas croire. On prétendait que certains renseignements étaient payés dix mille livres sterling à de gros personnages de Berlin. Mais aussi qui eût osé contester leur valeur? L'événement les justifiait toujours.

— Et les radeaux? demandai-je. Car l'affaire des radeaux me préoccupait, après ce que j'avais vu à Cuxhaven.

— Les radeaux, les radeaux... Le dernier mot n'en est pas dit. On parle plus que jamais d'une opération combinée, toujours à la faveur d'une brume persistante. L'objection tirée des explosions dans l'Elbe ne vaut rien. Ce ne sont pas des cuirassés qui pourraient convoyer une armée de ce genre ni même des croiseurs. Il y aurait trop de risques pour tout le monde. Il faut qu'elle passe sans être protégée par personne, en tapinois. Si elle réussit à tromper la surveillance de nos navires, c'est fini; elle débarque sur dix, vingt plages, et c'est très mauvais pour nous.

— Sans doute, trouva Pigeon, mais à présent qu'ils ont semé de torpilles flottantes, à la centaine, les eaux de la mer du Nord, les Allemands ne vont pas s'aventurer...

— Voilà. C'est à se demander si par un long détour ils ne se dirigeront pas vers l'Ecosse... En tout cas l'amirauté vient de faire échelonner sur toute la distance qui sépare Douvres de Leith — vous voyez d'ici ce ruban de côtes — des centaines de navires marchands armés en guerre. On en voit un de demi-mille en demi-mille. Pour mission il n'a qu'à surveiller la mer et à tirer des coups de canon avertisseurs, qui, répercutés de l'un à l'autre navire, donneront l'alarme aux escadres les plus proches. Il semble bien difficile que les radeaux puissent se glisser entre des mailles aussi serrées. Si bien que de ce côté la population de l'île est en partie rassurée.

— Oui, lança Pigeon doctoral, tout ce qui est maritime, chez vous, est invulnérable, inattaquable...

— Précisément. Mais là-haut, par exemple, ne me parlez pas des terreurs folles qui sont engendrées par la peur de voir tomber des tas de choses de là-haut. Ne m'en parlez pas!

Nous arrivions à Londres. Au moins ce jour-là on y voyait clair. Je fus ravi que le ciel voulût bien nous accorder une journée — fût-ce une seule — de beau temps.

Je rappelai à Pigeon que nous devions, avant tout, faire visite aux parents de Tom Davis, dans le quartier de Liverpool Street, à Finsbury Park.

Le rubicond correspondant de l'An 2000 s'offrit à nous y conduire et appela un cabman.

Troublants effets de la mémoire! Comme je regardais la foule s'évader de la gare, autour de nous, mes yeux crurent reconnaître une drôle de binette.

Il me semblait que son propriétaire, très exigu, fût l'un de nos Japonais.

Lequel? Wami, le lieutenant Wami, plutôt qu'un autre.

Mais ce n'était pas possible. Le petit homme que je venais de voir disparaître au milieu du flot des voyageurs et des passants n'avait rien d'un Japonais — que le teint olivâtre, à ce qu'il m'apparut — et les yeux bridés.

Pour le reste c'était tout bêtement un apprenti mécanicien, la face noire de charbon et de cambouis. Il était vêtu d'une pauvre veste, jadis bleue, mangée par l'huile et par la graisse. Son pantalon reluisait à l'avenant.

Les bottes qui le retenaient n'avaient plus de talons, et un melon noir planté en arrière de la tête complétait bien le personnage anglais classique: ouvrier en chapeau.

Je regardai celui-là s'éloigner, sifflotant, les mains dans les poches.

Tout penaud d'avoir, un instant, pris ce pauvre hère pour un officier du Mikado, je ne pus m'empêcher de dire assez haut, avec humeur:

— Ah! çà, est-ce que je vais voir à présent des sosies partout? Pigeon, je crois que ma tête s'affaiblit.

Mais Pigeon pensait à autre chose, car il se contenta de sourire, par déférence. Sûrement il ne m'avait pas entendu.


4. L'argile de Londres.

Ce qui me désole ici c'est mon impuissance, je l'avoue en toute humilité.

Pour décrire l'excursion pittoresque que nous fîmes durant quatre longues heures, en compagnie de notre aimable correspondant et guide, M. Will Johnson, il faudrait la plume d'un Dickens, d'un Bulwer Lytton, d'un de ces maîtres écrivains anglais qui tout naturellement saisissent mieux qu'un étranger les nuances, qui mieux que lui savent les analyser pour en transcrire ensuite les bizarres effets sur le papier. Ils connaissent Londres par le menu, et aussi le caractère impressionnable de l'Anglais.

Nous avons décrété en France que l'Anglais reste et doit rester un flegmatique. Cette erreur d'appréciation n'est pas la seule imputable à notre psychologie superficielle.

Que le lecteur veuille bien m'accorder toute son indulgence, et que çà et là son imagination supplée la pauvreté de mes couleurs: il n'atteindra pas encore à l'intensité des impressions que je ressentis au cours de cette journée, où je vis une partie de la population londonienne vivre sous la terre de sa vie quasi normale, vaquer à ses ordinaires occupations, acheter et vendre, commercer en un mot comme elle fait en temps ordinaire à la surface du sol, dans le brouillard, sous la pluie, sous la suie, au milieu de cette atmosphère grasse qui fait si bien ressembler Londres, par temps sombre, à quelque cité aquatique.

Ce fut bien une ville souterraine que M. Will Johnson nous fit parcourir. Et quelle gratitude nous lui exprimâmes, lorsqu'il nous quitta — pour notre malheur, hélas! — la promenade terminée!

Nous étions descendus à la station de Battersea-Park, sur la rive droite de la Tamise.

— C'est de là que nous allons gagner les catacombes! nous dit en riant M. Johnson cependant que dix ou douze aérocars de notre flotte sillonnaient les airs en compagnie d'une escadrille anglaise et montaient là-haut une grand'garde vigilante dans tous les sens, à trois cents mètres environ des toits des maisons.

Je reconnus le gabarit de nos canetons au premier coup d'oeil.

— Vous allez comprendre en deux mots, ajouta notre cicerone. Tandis que vos Parisiens ont adopté pour se préserver des projectiles qui peuvent choir à tout instant de là-haut, le casque et la cuirasse, en gens habitués à voir le soleil, que la privation du soleil rendrait malades, nos Londoniens, toujours pratiques, ont préféré transporter sous la terre leurs occupations familières. De cette façon ils n'interrompent pas leur commerce, les transactions de toute nature qui sont la vie même. Business is business.

— Ce sont eux qui ont adopté la meilleure méthode, dit Pigeon.

— Et puis, continua M. Johnson, il faut bien le dire, aucun terrain, en aucun pays du monde, ne se prête mieux que celui de Londres à la perforation indéfinie. Il est bien connu des géologues.

— Oui, donc! fis-je. L'argile de Londres! Quand un ingénieur se donne du mal, chez nous, pour creuser le moindre tunnel, il s'écrie immanquablement: « Ah! si nous étions dans l'argile de Londres! On y entrerait comme dans du beurre! »

Le terrain, par ici, donne en effet l'impression d'une résistance pour ainsi dire nulle. La terre glaise se découpe au couteau, dans le bloc. Mais descendons. Nous aurons tout le temps de causer en parcourant les kilomètres de galeries qui viennent d'être creusés sous les deux rives de la Tamise, depuis dix jours. Rassurez-vous, messieurs, nous ne les arpenterons pas dans leur ensemble. Il y en a déjà quatre-vingt-dix.

— Quatre-vingt-dix kilomètres de souterrains! dis-je...

— Et les machines perforatrices élèvent tous les jours ce chiffre de douze ou quinze!

Quelques pas et nous entrions dans une petite gare de ces chemins de fer souterrains qui nulle part n'ont pris une aussi grande extension qu'à Londres, précisément à cause de la facilité comme du bon marché de leur établissement.

Tubes ou underground. Le Métropolitain de Paris nous a, depuis des années, familiarisés avec le séjour dans ces tuyaux revêtus de faïence émaillée. Londres en est sillonné.

Quelques marches à descendre, et nous sommes sur le quai de la modeste station.

Un train passe, discret, à peine signalé. Nous le prenons.

Il traverse la rivière à dix mètres en dessous de son lit et nous dépose presque aussitôt aux abords de Victoria Station.

Par intervalles nous avons vu des galeries perpendiculaires s'ouvrir dans le tube, curieusement encombrées de literies, de meubles, éclairées d'innombrables ampoules.

Mais une fois-là, dans l'immense halle souterraine qui sert de liaison à douze tunnels percés dans tous les sens, le spectacle est d'une originalité qui passe tout.

Sur les douze galeries qui partent de ce point central, les ingénieurs du County Council — car c'est la ville de Londres qui a pris la direction de ces travaux herculéens — en ont réservé quatre à la locomotion par voie ferrée; il faut bien que Londres continue à s'agiter et que dans la taupinière improvisée — Moletown, comme disent les journaux satiriques, — les taupes (moles) poursuivent leur va-et-vient.

Les huit autres sont devenues autant de boulevards-dortoirs pour les habitants du districts

Boulevards en bas de la voûte, dortoirs en haut. Le diamètre des tunnels principaux (main) étant de huit mètres, on les a divisés en deux parties inégales. La plus vaste permet aux piétons, aux cycles et aux automobiles de circuler dans tous les sens, sous un véritable ruissellement de lumière électrique. La seconde, qui forme soupente, constitue la chambrée interminable, le dortoir sans fin, coupé çà et là de cloisons en carreaux de plâtre, où les habitants du quartier sont autorisés à prendre gîte pendant la nuit. Indéfiniment l'artère-refuge s'allonge. On travaille chaque jour à l'allonger.

Nous constatons, en nous promenant dans ces tubes, avec une surprise aisée à concevoir, que beaucoup de logis improvisés sont occupés par leurs habitants, par les vieillards tout au moins et les enfants.

Les uns et les autres sont terrorisés depuis plusieurs jours à la seule pensée que Jim Keog évolue là-haut, tel un Croquemitaine armé en guerre, et qu'il y précède les 2.000 aérocars allemands dont la descente est plus que jamais annoncée pour le jour même par les journaux à tapage.


Illustration

Des galeries éclairées par d'innombrables ampoules étaient
curieusement encombrées de literies et de meubles. (Page 266).


Des femmes aussi sont là, qui apparaissent à la fenêtre de leur maisonnette, faisant le ménage comme elles peuvent.

Mais — ceci nous stupéfie plus que tout le reste— nous constatons avec Pigeon que les moyens de le faire proprement leur ont été fournis par une municipalité hygiéniste et prévoyante. Partout fonctionne une espèce de tout à l'égout provisoire. Les tuyaux de grès sont innombrables et s'en vont à la rivière.

M. Will Johnson nous explique que chaque famille à droit à une chambre, à deux ou à trois suivant le nombre de ses membres; les parents dans la première, les filles dans la seconde, les garçons dans la troisième. Une quatrième pièce est attribuée aux domestiques, s'il est nécessaire.

Londres n'étant pas partout, comme Paris et Berlin, et New-York, une agglomération de casernes à six, sept, douze et trente-cinq étages, chaque maison n'y compte, pour ainsi dire — dans maints quartiers — qu'une famille.

Au-dessous de la rue, de l'avenue qu'elle occupe, ou à peu près, la Ville a concédé à la famille un campement de quelques pièces, nu mérotées, fermant à clef, à la suite desquelles s'alignent les locaux affectés à la famille voisine. C'est d'une simplicité curieuse; la rue du dessus est transportée en dessous.

Et cette transformation s'est opérée en quelques jours!

— Et là-haut? demandai-je.

— Maisons et cottages sont vides, la nuit, car tout le monde se réfugie là. Mais beaucoup de ces braves gens s'enhardissent le jour, vont faire un tour là-haut, comme vous pouvez vous en convaincre; ils s'assurent que leur maison n'a pas été encore bombardée. Dès que les phonographes et les crieurs de journaux vont recommencer à lancer des nouvelles alarmistes, vers midi et demie, vous allez voir toutes les taupes de Taupeville (every mole of Moletown) dégringoler par milliers dans leurs hypogées et s'y calfeutrer jusqu'au lendemain.

Pigeon constata judicieusement que pendant ce temps-là une vie intense animait les rues de la ville souterraine.

En effet les automobiles y circulaient doucement; les gagne-petit, les marchands de légumes et de provisions de toutes sortes y criaient leurs denrées. Les véhicules se croisaient à l'aise, le thalwegayant plus de six mètres de largeur.

Un brouhaha incessant nous faisait vraiment oublier que nous étions sous la terre et qu'en temps de paix une ville de six millions d'habitants s'agitait au-dessus de nos têtes et non dans ces dédales.

La grande place de jonction sur laquelle nous nous promenâmes cinq minutes, abasourdis, ressemblait ma foi à une place publique d'en haut, éclairée à profusion par l'électricité.

Il y avait des étalages remplis de journaux, des buffets où de gracieuses barmaidsdébitaient l'ordinaire soda et l'ordinaire jambon, des éventaires chargés de cartes postales illustrées, qui représentaient précisément, sous ses divers aspects, la cité des Taupes.

C'était, ma foi, d'une puissante originalité.


5. Du café à l'église.

Nous décidâmes d'aller à pied, par un détour, à Hyde-Park, puis à Piccadilly, au Strand, à la Cité, jusqu'à la Tour de Londres, et là de passer le fleuve pour examiner sommairement la rive droite, après avoir fait notre visite à la famille Davis.

Nous reviendrions ensuite sur la rive gauche pour nous séparer devant Westminster Abbey, M. Will Johnson ne pouvant nous consacrer que quatre heures à cause de ses affaires.

Ce fut une promenade si drôle!

Un grand tunnel nous conduisit sous Hyde-Park. Là les perceurs municipaux n'avaient pas manqué d'aménager pour les promeneurs du grand parc londonien tout un réseau « d'avenues » supplémentaires. Nous parcourûmes les principales, dénommées plaisamment Ladies Mile, comme en haut, et Serpentine-River-Way, à l'intention des habitués du footingquotidien.

De vénérables dames, des nurses avec des bébés aux cheveux blonds s'y promenaient tranquilles, car çà et là des policemen interdisaient aux trocabs(abréviation d'électrocabmen) d'y venir déranger les faibles et les infirmes.

Quelle ne fut pas notre stupeur en apercevant, un kilomètre plus loin, d'autres policemen chargés d'empêcher les vieilles dames et les enfants, à vrai dire les piétons, quels qu'ils fussent, d'entrer à leur tour dans une galerie que l'autorité communale avait expressément réservée aux cavaliers!

Parfaitement. De la lisière de ce domaine, il mesurait deux kilomètres, nous dit Bobby (1), nous aperçûmes une vingtaine d'enragés, derniers fervents du sport d'un autre âge, qui se promenaient à l'aise sur leurs montures, dans le tube: dénommé par un écriteau hâtif: Rotten-Row, comme en haut.

(1) Nom familier donné au policeman, à Londres.


Bien entendu, le tube, sur toute cette longueur, gardait entier son diamètre de huit mètres, et nul locataire n'avait été admis à prendre gîte dans ces parages.

Bientôt nous arrivâmes sous Piccadilly. Là commençait la vie intense. A droite et à gauche de l'avenue que nous suivions, parallèle, nous dit M. Johnson, au Piccadilly de l'écorce terrestre, s'ouvraient des clairières réservées, capables de contenir une centaine de lits chacune, qui n'étaient autre chose que des hôtels! On avait songé, non sans prévenance, aux voyageurs qui pouvaient venir de toutes les parties de l'empire et se trouver retenus à Londres par la guerre!

Aux gérants des grands caravansérails qui en avaient fait la demande, le County Council concédait, moyennant finance, bien entendu, le droit de creuser chacun sa clairière, desservie par une ligne électrique et par les innombrables trous de taupes percés dans tous les sens.

Plus loin, aux abords de Charing-Crass, ce fut autre chose. Des cafés!

Il y avait là une immense place, dont la voûte était soutenue par une centaine de troncs d'arbres: proprement équarris. Plusieurs entrepreneurs s'étaient hâtés de payer la forte redevance à la ville pour obtenir le droit d'y établir des cafés à la française, comme il y en a de plus en plus dans les quartiers du Strand et de Charing-Cross, depuis pas mal d'années déjà. C'était babylonien.

Monico, entre autres, le célèbre Monico, qui est à Londres ce que fut chez nous Tortoni, venait de mettre la dernière main à son installation souterraine. C'était vraiment très gentil. Cent tables et deux cents chaises voisinaient là, entre les arbres de soutènement, le long des rues improvisées, et je ne vous surprendrai pas en écrivant que malgré l'heure matinale il était à peine onze heures — tables et chaises faisaient fureur,

— Prenons un madère, dis-je.

— Il s'impose, répliqua Pigeon.


Illustration

Londres était transformé en une véritable cité des taupes.


— C'est curieux, n'est-ce pas? interrogea M. Johnson, non sans une pointe de légitime orgueil.

Et pendant une bonne demi-heure assis à cette « terrasse » originale, nous regardâmes passer devant nos yeux tout Londres affairé.

Au lieu de circuler en haut, il circulait en bas, presque au même effectif. Beaucoup de jeunes garçons, amusés par ce détour, faisaient par la voie souterraine les courses que leur avaient données leurs patrons. Nombre de gens timorés empruntaient par prudence le sous-sol pour se rendre d'un point à un autre, et n'émergeaient, à leur terminus, qu'après avoir bien regardé si du ciel quelque mitraille n'allait pas leur choir sur la tête.

Les journaux publiaient peu de dépêches sur la guerre. M. Johnson nous expliqua que le peuple anglais, ayant fait confiance à son gouvernement, trouvait cette prudence naturelle. Je pensai alors aux dépêches qui nous restaient pour compte.

— Comme cette situation ne peut durer, dis-je à Pigeon, voici ce que vous ferez, mon ami. Si les événements attendus ne se produisent pas demain, vous prendrez l'Austral avec les Japonais et vous irez porter nos articles à Boulogne, après quoi vous reviendrez ici, en bon état de conservation, j'espère. Ça vous fera un salutaire exercice, et à notre équipage aussi.

Pigeon, toujours prêt à faire son service, s'inclina.

A cet instant je crus apercevoir dans la foule le même apprenti noiraud et sale que j'avais remarqué à la gare de Battersea et qui me rappelait par sa silhouette notre lieutenant Wami. Comme cette illusion n'avait aucun sens, je détournai la tête sans dévisager autrement je ne sais quel petit bonhomme qui se perdit au milieu de la cohue.

Le garçon qui nous servait — à la française — était Français. D'un ton jovial il ne manqua pas de faire une allusion aux événements du jour.

— Voilà, messieurs, dit-il en versant artistement le vin d'or dans nos verres, trois madères que Jim Keog ne vous empêchera pas de déguster, espérons-le!

Il nous demanda ensuite des nouvelles de « là-haut », nous engagea beaucoup à voir la Bourse dont le meeting quotidien se tenait aussi sous terre, et si nous n'avions pas le temps d'en attendre l'ouverture, à visiter la chapelle de St-Paul souterrain, Underground St-Paul's Chapel. On y célébrait des offices depuis la veille, même des baptêmes et des mariages.

L'idée était bonne.

Une noce entrait en même temps que nous dans l'église sépulcrale, où nous ne tardions pas à pénétrer; et la vue de ce mariage de modestes artisans, célébré dans la crypte de la cathédrale, nous rappela les premiers temps du Christianisme, les catacombes de Rome et Fabiola.

Le prêtre qui fit le speech d'usage n'était pas très rassuré. Il y avait de quoi. La cathédrale n'avait-elle pas été dévastée la veille par la Tortue Noire?

Aussi toutes les préoccupations des assistants, même celle des mariés, n'étaient pas à la noce, mais aux renouvellements possibles des catastrophes.

Tout de même, dans cette crypte, chacun se sentait mieux garanti contre les bombardements aériens.

Nous partîmes, par une superbe avenue souterraine, pour la Tour de Londres.

Là vraiment on sentait la panique du commerce et de la finance produire tous ses effets. Il n'y avait que des hommes dans l'Underground Cannon Street. Pas un qui ne parlât de Jim Keog ou des 2.000 aérocars, à moins que ce ne fût de la dépréciation effroyable des fonds publics.

La banque était assiégée, disait-on, comme l'avait été celle de Berlin, par les gens qui venaient retirer leurs dépôts.

Mais, au moins, la Banque d'Angleterre payait encore ses réclamants en or.

Pourtant la moitié des maisons de commerce suspendaient leurs paiements, et le gouvernement préparait un décret qui prorogeait de deux mois les échéances. Dans deux mois on verrait. Il n'était pas possible que la guerre durât aussi longtemps avec de pareils contre- coups!...

Pigeon, M. Johnson et moi-même, nous écoutions, navrés, discourir tout ce monde. Il nous donnait l'impression de la plus effroyable panique.

Il suffisait d'ouïr les premiers venus pour se faire une idée de la débâcle des nerfs qui venait d'oblitérer toute énergie chez ces Anglais réputés les plus stoïques du monde. Sûrement ils étaient plus effarés dans leurs terriers que les Parisiens au grand soleil avec leurs casques romains et leurs cuirasses d'opéra-comique.

Nous fûmes d'accord pour en conclure que nul peuple ne saurait rester maître de soi désormais, à l'annonce d'une guerre. Par la terre, par l'eau, la défense est encore possible; tout au moins l'attaque peut-elle être prévenue, envisagée, combattue d'avance par une série de dispositions qui calment l'esprit des foules tant que l'ennemi ne les à pas déjouées.

Mais avec la guerre dans l'air, quelles précautions prendre? Quelle résistance opposer? Surtout si l'on apprend d'une manière positive que l'ennemi, dont on appréhende l'apparition au fond des cieux est un Jim Keog à l'engin diabolique, invu encore, d'autant plus terrifiant qu'on exagère fatalement sa puissance offensive et balistique.

Et quelles paroles rassurantes offrir à des gens qui sont hypnotisés depuis dix jours et dix nuits par cette nouvelle lancée on ne sait d'où:

« La flotte aérienne allemande compte 2.000 aérocars, qui vont emporter chacun au premier jour vingt hommes, à moins que ce ne soit trente (pourquoi pas cent, pendant qu'on y est?) et débarquer ce corps d'armée dans la banlieue de Londres. »

— Sans doute, dit M. Will Johnson en nous arrêtant par le bouton de notre habit, à l'instant où nous allions arriver sous la Tour de Londres, sans doute il y a dans cette nouvelle quelque chose qui manque d'authenticité. Mais comment pouvez-vous admettre que la flotte aérienne allemande ne se montre nulle part? Il est indubitable qu'elle existe, qu'elle est même très forte. Or, on n'a pas vu la plus modeste de ses unités se risquer n'importe où depuis ces dix jours! C'est comme si l'aérotactique n'existait pas pour l'Allemagne. Vous pensez bien que pareille défaillance n'est pas naturelle. Il y a là-dessous un mystère. Ce mystère, nos espions n'ont pas eu grand mal à le percer: c'est la préparation méthodique d'une invasion par les nuages, d'un siège de Londres par en haut. Voilà pourquoi tout le monde, ici, est atterré, et pourquoi chacun se terre, soit dit sans jeu de mots, messieurs, sans jeu de mots...


6. Sous la Tour.

Aux approches de la célèbre Tour de Londres, l'activité des perceurs de galeries s'accentuait.

Nous arrivions dans un quartier où le réseau des souterrains commençait seulement à se dessiner.

Partout jusque-là, il nous avait semblé parachevé, comme si des mois eussent passé sur ces audacieux travaux.

Sous la cité notamment, nous avions remarqué l'installation de changeurs et banquiers levantins. Très peureux de par leur origine, ils s'étaient précipités avec leurs valeurs dans les profondeurs de Moletown; ils couchaient sur leurs trésors, veillés par des quantités de Bobbies dont ils payaient, bien entendu, la solde et indemnité.

Comme nous touchions aux grosses murailles qui encerclent la Tour de Londres, M. Johnson rencontra l'un de ses amis, M. Brown, ingénieur à la Compagnie célèbre des Boucliers Perforateurs Londoniens, limited, mais pas limited du tout, nous dit en riant M. Brown, quant au travail de son personnel depuis une quinzaine.

Il était sur les dents, son personnel. Et pour sa part, l'ingénieur n'avait pas dormi douze heures, nous dit-il, depuis ces quinze jours.

C'était une chance de rencontrer un homme de l'art. Pigeon ne manqua pas de le happer, c'est le mot, et de lui demander des précisions sur la manière dont on avait opéré pour ouvrir tant de galeries si largement, si loin et si vite.

— Oh! vous allez vous en rendre compte par vous-mêmes,. messieurs, fit M. Brown avec une grande obligeance. Entrez avec moi dans ce chantier. On n'y admet pas le public parce que les galeries que nous perçons là, autour des murailles séculaires de la Tour de Londres, sont destinées aux sentinelles exclusivement et aux rondes de surveillance, qu'il faut maintenir très sévère, vous n'en doutez pas?

— Quésaco? fit Pigeon. Vous avez donc des prisonniers là-dedans?

— Oh! répondirent ensemble les deux Anglais, beaucoup! Près de trois cents.

Ces messieurs nous expliquèrent que dès le début de la guerre, le gouvernement du roi avait donné aux résidents de nationalité allemande, à ceux de Londres spécialement, quarante-huit heures pour quitter les Iles Britanniques à leurs risques et périls, par la Belgique, la Hollande, la Norvège, la Suède, le Danemark où la Russie.

Passé ce délai, on avait emprisonné quiconque s'était attardé dans la capitale. On dirigeait les femmes sur un couvent de la banlieue où des détectives de leur sexe les tenaient en surveillance; les hommes et les jeunes garçons occupaient des cellules où des chambres collectives dans les caveaux de la Tour de Londres, en attendant qu'il fût question de les échanger contre des prisonniers anglais.

— On connaît les qualités d'espionnage des Allemands, dit M. Johnson, et l'autorité s'en méfie. Elle a raison. Toute communication avec l'extérieur est interdite à ceux-là. Et pour doubler la commodité de la surveillance, nous perçons depuis trois jours une double enceinte de tunnels protecteurs autour des assises de notre vieille Bastille... Entrez donc avec moi. Vous allez voir travailler nos gens. Ce n'est pas un spectacle ordinaire. Il faut avoir à sa disposition l'argile de Londres, messieurs, pour l'offrir aux étrangers.

Un mot de l'ingénieur aux factionnaires en tunique rouge qui montaient la garde, l'arme au pied, dans les tranchées à peine commencées, et nous pénétrâmes à la suite de M. Brown dans le chantier qu'il dirigeait.

Spectacle original, en effet! Deux boucliers— c'est le nom que portent depuis un siècle déjà, sinon davantage, ces curieux appareils de perforation — actionnés par le courant électrique travaillaient à toute vitesse et perçaient parallèlement deux tunnels de six mètres. Leurs anneaux curieusement agencés se boulonnaient pour ainsi dire tout seuls au fur et à mesure que des couteaux évidaient sans relâche, tranchaient dans l'argile et laissaient tomber dans les augets des kilos de déblais. Quelques hommes suffisaient à surveiller le travail de cette perceuse gigantesque; c'était inouï.

Et toujours les couteaux, tournant sans cesse, découpaient, découpaient vite! Toujours le bouclier tournait à une allure incroyable, donnant l'impression de ces soleils qu'on lance à la volée dans les feux d'artifice. Au lieu de rejeter du feu, les deux énormes disques tournants rejetaient de la terre glaise, qu'un tapis sans fin entraînait au loin, Devant nous, en quelques minutes, les deux trous béants s'étaient allongés de deux anneaux.

— Ces perforatrices, nous dit M. Brown, creusent à présent, dans le sol de Londres, cinquante mètres par jour. Vous voyez que depuis quinze jours, si nous en avons une centaine en mouvement, nous avons pu forer un joli réseau de galeries. On a fait des prodiges. On a vigoureusement attaqué sous tous les quartiers à la fois. C'est ce qui vous a permis de voir une installation aussi parfaite que si elle datait de plusieurs mois. Mais ce n'est pas tout. Considérez, je vous prie, les deux hommes que voici et veuillez vous rendre compte de ce qu'ils font...


Illustration

Ces curieux appareils de perforation, actionnés par le
courant électrique, travaillaient à toute vitesse et
perçaient parallèlement deux tunnels de six mètres. (Page 271).


Nous aperçûmes en effet deux terrassiers qui, le plus simplement du monde, sans autre aide qu'un peu de courant électrique, perçaient avec une vrille géante un trou, le vrai trou de la taupe. Et ce trou, aisément agrandi par le même appareil rudimentaire, devenait une galerie économiquement creusée, dans laquelle on placerait des tuyaux de poterie pour le service des eaux ménagères, destinées à être refoulées dans la Tamise, car tout Moletownse trouvait nécessairement en contre-bas du thalweg.

La facilité avec laquelle tout ce sous-sol londonien se transformait en écumoire, comme disait Pigeon, nous surprenait étrangement.

M. Brown nous fixa une fois pour toutes sur l'incroyable malléabilité de l'argile tamisienne en nous citant le mot d'un ingénieur dont je n'ai pas retenu le nom:

Le Créateur a fait l'argile de Londres pour permettre aux Anglais d'y percer des trous.

Alors l'ami de notre guide nous énuméra les quatorze passages qui relient aujourd'hui les deux rives du fleuve, depuis le premier, creusé par notre compatriote Brunel, depuis le bizarre « tuyau de pipe » qui unit pour les seuls piétons la rive droite à la Tour de Londres jusqu'aux spacieux boulevards sous-fluviaux qui font l'admiration des étrangers au milieu de ce siècle, et facilitent le va-et-vient des voitures et des piétons sous la Tamise...

Il nous donna un aperçu des conditions arrêtées par la ville pour concéder à tout venant le droit de creuser sa tanière en bordure du Métropolitain.

Nous admirions vraiment la sagesse de ce peuple qui plutôt que d'interrompre les affaires préférait les continuer dans le royaume des taupes, des belettes et des lapins.

Après avoir pris congé de l'intéressant M. Brown, nous songeâmes qu'il était temps de rendre visite à M. et Mme Davis.

— London Wall, dis-je à M. Johnson, numéro 12, près de Liverpool Station.

— Oh! je vois d'ici. C'est à Finsbury Park. En cinq minutes nous y sommes.

Nous y fûmes, en effet, dans ce court délai. Nous trouvâmes là des gens heureux, mais effarés, dans une petite maison en briques noircies, comme tant de maisons de Londres.

Les parents du lieutenant, un sexagénaire maladif et une petite vieille encore alerte, vivaient là en compagnie de leur fille, la cadette du lieutenant, qu'ils nous présentèrent.

Miss Nelly Davis atteignait ses vingt ans le jour même. Blonde et jolie comme un coeur, elle nous amusa par la description qu'elle tint à nous faire des chambrettes où ses parents et elle-même devaient coucher le soir pour la première fois, underground, sous la terre.

—Elles sont exactement là, disait-elle en frappant du pied le plancher du petit salon où l'on nous recevait.

L'essentiel était que Tom Davis fût sain et sauf. Nous en félicitâmes chaleureusement la famille. Le papa nous dit que le lieutenant était arrivé, puis reparti pour le Crystal-Palace où sûrement il attendrait notre retour, car il désirait, lui aussi, nous voir.

Au bout de quelques minutes de conversation, nous prîmes congé pour traverser la Tamise, et faire un tour — peu intéressant — sur la rive droite, dans Bermondsey. Là nous entendîmes, sonner midi.

Déjà!

Nous avions trop usé de l'obligeance de M. Johnson. Nous savions qu'il devait nous quitter à partir de ce moment pour aller à ses affaires. En effet, après de cordiales recommandations et un chaleureux à-demain, il rentra chez lui.

Nous n'étions pas embarrassés pour revenir par un autre tunnel à Westminster Abbey.

On refit la traversée sous-fluviale; on explora, sans guide désormais, le sous-sol de Trafalgar-Square et de Haymarket, décoré de façon très élégante, à la française, par d'ingénieux boutiquiers.

Pigeon venait de s'arrêter à la vitrine d'un libraire et m'invitait à y prendre connaissance des dépêches dévidées sur l'appareil télégraphique lorsque: tout à coup je reçus un choc violent à l'épaule.

Lui aussi, car tous deux nous fîmes le même geste.

Stupéfaction! Deux policemen se dressaient derrière nous.

La main droite de l'un et de l'autre venait de s'abattre, comme un crampon de fer, sur nos humerus. Un détective, debout à côté d'eux, leur avait ordonné cette manoeuvre, par suite de quelque stupide méprise, sans doute.

Il n'en était pas moins certain que nous étions dès cet instant « sous arrêt », comme on dit là-bas, en prévention d'espionnage, nous déclarèrent brutalement les deux Bobbies, et que vingt minutes plus tard un trocab nous déposait à la Tour de Londres, non plus comme des touristes, mais comme des prisonniers.


7. La science de Pigeon.

Nous n'avions pas eu le temps d'échanger trois idées. Je m'étais bien rebiffé dans le trocab, mais nos gardiens s'étaient immédiatement opposés à toute conversation.

Spies, disaient-ils en nous considérant avec mépris. Spies! C'est-à-dire: espions.

Et nous ayant passé aux poignets ce qu'on appelle encore le cabriolet, ils ne nous quittèrent des yeux que lorsque la garde assemblée nous eut pris en charge, à l'entrée de la Tour.


Illustration

Comme des malfaiteurs nous franchîmes à pied, les
mains liées, le seuil du vieux monument. (Page 274).


Nous franchîmes à pied, les mains liées, le seuil du vieux monument. Je ne pus m'empêcher de jeter alors un coup d'oeil amusé, en dépit de l'ennui qui m'obsédait, au gardien de la porte.

Il me rappelait, par son costume si connu des badauds du monde entier, les visites que j'avais faites par quatre et cinq fois, en touriste, à cette citadelle inoffensive, où tant d'armes et d'armures sont déposées, étiquetées, sous les vitrines, comme autant de témoignages d'un passé belliqueux.

Où nous conduisait le sergent d'armes? Mystère!

Quatre hallebardiers nous suivaient. C'étaient d'une couleur très moyenâgeuse.

Pigeon marmottait des imprécations bien inutiles. Je lui fis comprendre d'un geste que nous n'avions qu'à prendre cette mésaventure en patience. Il faudrait bien qu'elle eût une fin.

On nous fit descendre un escalier sombre et froid, par-ci par-là éclairé d'une ampoule électrique qui n'était certes pas du temps. Je comptai soixante marches. C'était beaucoup. Une voûte s'ouvrait, assez haute, toute revêtue de vieilles pierres à l'épreuve des siècles.

— Entrez là, grommela le sergent en nous montrant sous la voûte, à droite, une cellule assez grande. Elle était pourvue de deux cadres en bois, posés à terre, et recouverts chacun d'un matelas abominablement aplati.

Un geôlier surgit, porteur des clefs légendaires, tout en barbe noire avec un nez crochu, et habillé, lui aussi, à l'antiquaille. Je ne pus m'empêcher de lui trouver un air de ressemblance avec Gaudichon, le manager de l'An 3.000.

Je n'en dis rien à Pigeon qui se fût encore moqué de moi. Mais l'association des idées me fit soupçonner immédiatement la cause efficiente de notre arrestation.

Avant de parler je demeurai déférent, ainsi que mon « complice », devant le personnage aux mains de qui le sergent nous remettait.

— Ce soir, dit le porte-clefs, le juge viendra vous interroger. En attendant, couchez-vous là-dessus si vous êtes fatigués. Et surtout pas de bruit, pas de chants! Au premier signe de révolte, les fers!

Du geste, le cerbère nous indiqua une chaîne rivée au mur, avec le « bracelet » de jambe qui la complétait.

Puis il disparut, et nous laissa en tête à tête après avoir refermé la porte à triple tour, poussé les verrous du haut et du bas. Nous étions bien bloqués.

— Allons, fis-je en essayant de rire, en voilà pour vingt-quatre heures à maugréer dans cette sentine. Pouah!... Quelles odeurs! Quelle humidité!

— Vingt-quatre heures? Vous en avez de bonnes; riposta Pigeon. Si vous croyez que dans l'état de désordre où sont toutes les administrations ici, par cette panique folle, on va trouver le temps d'examiner notre cas, de reconnaître une erreur imbécile et de nous élargir, c'est que vous avez de la candeur de reste, permettez-moi de vous le dire très humblement.

— Comment voulez-vous que le juge d'instruction nous laisse ici plus de vingt-quatre heures? Dès qu'il va nous entendre décliner nos noms, prénoms, qualités, ce bon juge londonien va se confondre en excuses. Sa perruque — il doit porter une perruque d'après la loi — en frémira sur sa tête.

— Acceptons-en l'augure! Moi, voyez-vous, je crois que nous sommes ici pour un bout de temps.

— Et la raison?

— Je viens de vous la dire. Mais comment diable ces gens-là nous ont-ils pris pour des espions allemands? En aurions-nous la tournure?

Pigeon cherchait une explication sans la trouver.

— Voulez-vous mon opinion? lui dis-je.

— Donnez toujours.

— Eh bien, je parie tout ce que vous voudrez que c'est un coup de Gaudichon. D'abord ce portier que vous avez vu...

— Lui ressemble comme une goutte d'eau à une autre goutte d'eau? Décidément, patron, vous en pincez pour les ressemblances. Enfin, que cette surprise nous vienne de droite ou de gauche, peu importe. Ce qu'il y a de trop certain c'est que nous sommes hermétiquement bouclés, au moment où le devoir nous appelait ailleurs que dans cette cave!

— Ça, oui, c'est gênant! Que va penser de notre silence le grand patron à Paris?

— Si encore nous avions eu l'idée de remettre nos articles à ce brave Will Johnson! Il les eût fait parvenir par quelque voie détournée! Mais non. Ils sont là, dans nos poches! Et vous pensiez honnêtement que je pourrais partir demain pour Boulogne avec les Japonais! Nous en sommes loin, du voyage à Boulogne! Nous en sommes loin.

— Qui sait?

— Enterrés ici pour plusieurs jours, je le parierais, patron. Tout est dans la confusion là-haut; il suffit de voir ce qui se passe en bas: ce peuple effaré, un grand peuple, sans doute; mais il n'est écrit nulle part au livre de l'Histoire que celui-ci ne trouvera pas un arbre en travers de sa route.

— Oh! L'arbre y est bien. Et de quelle taille! Un baobab!

Comment faire? Que faire pour sortir de là? Je me le demandais, assis sur le méchant escabeau de bois que la demi-obscurité de la pièce m'avait empêché d'apercevoir. Car nous n'avions pour tout éclairage qu'une pauvre petite lampe électrique placée extérieurement, bien entendu, dans le corridor, à hauteur d'un judas.

Nous entendîmes alors des pas dans ce corridor, puis des bruits de porte ouverte et refermée, assez loin de notre cellule. On amenait dans quelque pièce de ce même étage d'autres prisonniers; c'était clair.

Tout se tut, et nous cherchâmes en vain à percevoir quelque indice.

Pigeon sur son lit et moi sur mon escabeau, nous représentions assez mal, j'en convenais avec humeur, la brillante rédaction de l'An 2.000. Il me sembla un instant que nous étions deux de ces Troglodytes britanniques, précipités par la terreur au fond de leurs taupinières. Puis je revis par la pensée des grottes visitées au cours de mon existence vagabonde: Ham, Rochefort, les cagnons du Tarn, les refuges de Naours, dans la Somme.

Je me disais philosophiquement que l'homme redevient vite l'habitant des cavernes. Il n'y a que le premier pas qui lui coûte, et avec le bouclier merveilleux inventé dès le XIXe siècle par notre Brunel, avec la prestigieuse vrille-géante que l'industrie a si joliment perfectionnée, ce pas est bien peu de chose à franchir.

A ce moment-là, dans le silence de tombe qui nous entourait, un léger bruit nous surprit.

— Ecoutez, fis-je, mon cher Pic de la Mirandole, voici l'araignée de Pellisson qui vient nous rendre visite!

— On dirait autre chose, fit aussitôt Pigeon en se couchant à plat ventre, l'oreille au sol.

Aussitôt je le vis faire des gestes de prudence. Il m'encourageait à l'imiter, comme Rapeau à Koenigsdorf.

Je surmontai la répugnance que j'ai toujours éprouvée à me coller ainsi le corps contre la terre, battue ou non, mouillée par la pluie ou simplement moisie dans l'humidité.

Tout de même il ne fallait pas hésiter. Dans la posture allongée nous écoutâmes tous deux. Des voix nous arrivaient confuses d'abord, puis plus nettes. D'où venaient-elles?

D'un cachot placé à l'étage inférieur? Non. De celui qui s'était refermé tout à l'heure, loin du nôtre alors? On parlait. On était plusieurs.

— Cinq ou six, murmura Pigeon debout et rapproché du mur.

— Par exemple! Ce ne peuvent être que des Allemands, des vrais espions ceux-là, puisque la Tour de Londres leur est réservée.

— Oui, oui, Allemands! Ecoutez! Oh! mais c'est extraordinaire comme on entend bien. Où sommes-nous? Parions que notre cachot forme une ellipse!

Ouais! Pigeon parlait science. C'était grave. Il tâta les murs de la prison, les mesura du pied, des mains, recommença, découvrit une courbe.

— Sûrement, dit-il, cet étage a été divisé en plusieurs compartiments, mais dans ses fondations, où nous gisons, il forme une ellipse exacte. Nous sommes à l'un des deux foyers de cette ellipse. Qu'on gratte le mur à l'autre foyer et nous entendrons le bruit, si faible soit-il, en collant notre oreille contre ce mur que voilà. J'ai fait cette expérience un soir d'été, au milieu du plus grand silence, dans les arènes de Nîmes; c'était troublant.

— Vrai? Tâchons de saisir!

— Par exemple il faut tâtonner. Il faut repérer le point exact. Le voilà! Le voilà! Je le tiens! Venez, patron! Ecoutez-moi ça. Est-ce du sortilège? Non. C'est de la géométrie.

Je m'approchai. Je collai aussi mon oreille sur le gros mur.

Alors très distinctement nous entendîmes des choses... Mais des choses à nous rendre enragés de colère, de fureur, puisque nous étions impuissants.

Cinq ou six prisonniers allemands parlaient, en effet, d'abord ensemble; puis l'un d'eux articula nettement tout seul, à demi-voix. Nous l'entendions, bien qu'il fût à cent mètres peut-être, comme s'il se fût tenu tout auprès de nous.

— Je me suis fait prendre, disait-il, pour détourner l'attention des constables. Mais Hermann a pu exécuter le travail sans être dérangé. La ventouse est solide, la tige de fer bien droite et le cône renversé, avec sa lampe rouge bien visible d'en haut, indiquera le point où il faut frapper.


Illustration

Distinctement, nous entendions des prisonniers allemands,
des espions sûrement, qui parlaient à demi-voix.



8. Machination diabolique.

Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Une lampe rouge, visible d'en haut, qui indiquerait le point où il faudrait frapper?

Nous nous regardions avec anxiété. Sûrement il s'agissait là d'un mauvais coup, et sûrement il y avait du Keog dans l'affaire.

Puisque ces souterrains n'étaient occupés que par des Allemands, le fil de l'histoire était aisé à saisir.

De connivence avec d'autres Allemands restés libres, cachés sous des déguisements au milieu de la ville colossale qu'est Londres, celui qui venait d'entrer dans la prison racontait à ses compatriotes ce qu'il venait de préparer avec l'aide d'un complice: quelque point faible, vulnérable, avait été désigné par lui à l'obus de Jim Keog...

Pigeon cherchait, déduisait mentalement. Je faisais de même. Il ne nous fut pas difficile d'arriver à une même conclusion:

— Ce détective qui nous a fait arrêter tantôt fut-il assez bête? Nous voilà sous les verrous, à présent, par sa faute, incapables de signaler à nos amis le danger qui menace un point de la ville...

Mais quel point?

— Voilà.

— Et puis, tout de même, réfléchissons, patron! Si les deux Bobbies ne nous avaient pas appréhendés et internés dans ce cachot des anciens âges, nous en saurions encore moins.

— Nous ne saurions rien du tout.

— Au fait, que savons-nous?

— Pas grand'chose.

— Si ce n'est qu'un homme est là, au fond de cette catacombe ellipsoïdale, qui a fixé par une lampe rouge, visible d'en haut, un point précis où l'on doit frapper pour...

— Pour... pourquoi?

Pour faire sauter quelque monument parbleu: Westminster peut-être ou Buckingham Palace, la résidence du roi George V.

— Pourquoi pas la Tour de Londres, où nous sommes?

— La présence des Allemands dans ces souterrains la défend.

Je bouillais d'impatience. L'envie de savoir et la quasi-certitude où j'étais de ne pouvoir rien apprendre de plus m'énervait au point que je sentis de grosses larmes emplir mes yeux.

— Quelle situation abominable, Pigeon! Connaître ce que nous connaissons, ne fût-ce que les bribes recueillies sous cette voûte, et ne pouvoir crier gare à nos amis, à nos alliés!

— On pourrait sonner le gardien?

— Ne soyez pas ironiste!

— Tout de même, si nous poussions des cris, de grands cris? On viendrait. Nous déclarerions que nous avons des révélations à faire.

J'examinais la proposition; elle en valait une autre, à tout prendre, lorsque de nouveau mon adjudant, l'oreille collée à la muraille révélatrice, me fit signe d'approcher.

— Voilà du nouveau!

— Qu'est-ce qu'ils disent?

J'écoutai la respiration suspendue...

Un colloque assez vif s'était élevé parmi les prisonniers parqués à l'autre extrémité de la voûte. C'était comme une discussion en allemand sur la topographie de Londres. Des avis s'entre-croisaient. Il était question de distances contestées entre le tube qui relie Waterloo-Station à la Cité et le pont de Blackfriars, d'un puits d'aération bien placé, de gouttes à boire...

Cette expression revint par trois fois, comme un sarcasme, et en français, dans la dispute.

— J'y suis, fit avec certitude Pigeon, suffisamment renseigné. Les misérables ont conçu un projet diabolique. Oh! il est. Je le vois à présent se dessiner très net devant mes yeux: Keog — c'est indubitablement de lui qu'il s'agit — lancera un obus dans le puits de descente de l'un des tunnels qui traversent la Tamise. Ils ont choisi entre vingt passages sous-fluviaux celui qui relie Waterloo-Station, sur la rive droite, à la Cité, sur la rive gauche. Vous pensez si un obus là dedans ouvrira une brèche. En rien de temps les eaux de la rivière se précipiteront dans le tube, pour se répandre ensuite par les innombrables galeries forées en contre-bas sur les deux rives du fleuve. Et comme il y a douze et quinze mètres de différence entre les niveaux, vous voyez d'ici la catastrophe. L'imaginez-vous, patron, la catastrophe? Ce sera plus effroyable que tout ce que nous pourrions supposer.

Je restais effaré devant ces déclarations, si simplement faites. Ce que j'avais entendu au long de la muraille me suffisait pour leur accorder toute créance. N'étaient-elles pas la logique même?

— Mais alors, mon pauvre ami, m'écriai-je, nous allons mourir noyés dans ce cachot! Car nous sommes plus bas que le lit de la rivière, nous aussi. De combien de marches? J'en ai compté soixante quand nous sommes descendus.

— Il est bien probable que nos canailles de voisins ont préparé quelque moyen de se défiler. Si nous pouvions correspondre avec eux?...

— Pourquoi pas? Essayez, Pigeon.

L'infatigable chercheur essaya.

La bouche près de la courbe du mur, les deux mains faisant porte-voix, il appela en allemand par cinq et six fois:

Hören Sie, Komrades! (Ecoutez, camarades!)

Aucune réponse, tout d'abord. Puis une voix se fit entendre, inquiète:

Wer da? Qui est là?

— Amis! continua Pigeon dans le plus pur tudesque, nous sommes emprisonnés comme vous sous l'inculpation d'espionnage. Que comptez-vous faire pour sortir d'ici à temps, si le coup réussit?

— Quel coup?

— Celui du Corsaire Noir, à Blackfriars.

— Comment savez-vous cela?

Pigeon cligna de l'oeil.

— Par vous-même, camarade. Ne venez-vous pas de l'exposer tout au long? Heureusement que vos paroles sont tombées dans les oreilles d'amis, de frères, qui voudraient bien s'en aller avant l'arrivée de l'eau. Quelle voie prenez-vous pour vous tirer d'ici sans mal, car il semble que vous ne soyez pas très inquiets pour vous-mêmes? On vous entend rire... Voulez-vous nous donner le moyen de rire aussi?

— Volontiers, chers compatriotes. Si tout va bien, voici ce qui se passera...

Mais au moment où la voix du « cher compatriote » allait compléter son intéressante confidence, un bruit de pas se fit entendre dans le corridor.

On venait, et c'était de notre côté. Des voix se faisaient bientôt entendre. L'une d'elles, en un flot de reproches, nous fit tressaillir de stupéfaction, puis de joie. C'était celle de Tom Davis!

L'autre, grave et lente, formulait des excuses: évidemment celle du juge ou de quelque magistrat, du gouverneur de la Tour, peut-être, chargé de nous élargir après huit heures d'erreur manifeste, car il y avait huit grandes heures que nous étions là-dedans.

Avec le fracas ordinaire des clefs la porte massive s'ouvrit, et Tom Davis entra, furieux contre la police, mais subitement apaisé lorsqu'il nous reçut l'un après l'autre dans ses bras.

Quatre personnages l'accompagnaient. Au premier plan le juge — je l'avais deviné , le juge qui nous saluait avec de courtoises excuses pour la fâcheuse erreur dont nous avions été les victimes.

Au dernier, le porte-clefs, abasourdi de ce subit revirement des autorités à notre endroit.

Entre eux deux nos regards stupéfaits rencontraient bien vite quatre prunelles noires qui brillaient comme des vers luisants dans la pénombre de la cellule.

— Wami! m'écriai-je en reconnaissant tout d'abord notre petit lieutenant, sous le costume peu distingué d'apprenti mécanicien que j'avais remarqué dans la foule à notre arrivée en gare de Battersea et plus tard, à Victoria-Station...

— Monsieur le vicomte Asama, notre ambassadeur à Londres, dit alors le lieutenant déguisé, en nous présentant l'autre arrivant.

Nous fîmes nos plus belles salutations. Son Excellence nous tendit la main avec sympathie.

— Expliquez vite, dis-je à Wami. Expliquez, car nous n'avons pas de temps à perdre.

— C'est très simple, exposa l'officier japonais. Nous vous avions mis en garde, mes amis et moi, contre les agissements de ce coquin que vous n'avez pas voulu lancer dans la mer tout ficelé...

— Pezonnaz!

— Il faut se défier de son ennemi tant qu'il n'est pas mort. C'est là une maxime de chez nous. Malgré nos conseils vous avez tenu à faire grâce de la vie au polisson. Il fallait présumer qu'il chercherait à vous récompenser à la manière de ses pareils. Le capitaine, en vous voyant partir tous les deux, ce matin, s'est méfié de quelque mauvais coup. Et nous donc! On ne se trompait pas. Vite j'ai pris ces vêtements: l'expédient nous est familier au Japon. Je vous ai suivis à distance, désireux d'être là en cas d'incident. Et par bonheur j'ai pu être là. Aussitôt que je vous ai vus appréhendés par les policemen, j'ai téléphoné au capitaine, qui a téléphoné à Son Excellence notre ambassadeur. Justement le lieutenant Davis était à Sydenham, à votre recherche avec plusieurs de ces messieurs de la flotte française. Il est accouru à l'ambassade; le nécessaire a été fait au ministère de la Justice, où vous étiez tous les deux dénoncés par le drôle, depuis midi, comme des espions allemands. Et nous voilà!

Pigeon regardait le petit bonhomme avec autant de surprise amusée que de reconnaissance.

— Wami, fis-je en tendant la main large ouverte à notre sauveur, vous êtes un brave coeur. Je n'oublierai jamais...

Mais malgré tout le désir que j'eusse alors de lui exprimer correctement ma reconnaissance, je ne pus aller plus loin. Si Pigeon comprenait mon angoisse, les nouveaux venus nous regardaient avec une sorte d'inquiétude.

Avions-nous perdu la raison? Les paroles se pressaient sur mes lèvres et pourtant je ne pouvais articuler un son.

Enfin je me repris, pour dire à voix basse à ceux qui venaient nous délivrer:

— Blackfriars! Vite! Le puits de descente au tube. Vite! Vite! s'il n'est pas trop tard!

Mais tout d'abord personne ne comprit ce que je voulais dire. Je dus m'asseoir sur l'escabeau, trempé d'une sueur froide, les doigts agités par un tremblement nerveux que je ne pouvais réprimer.

— Dites, Pigeon, articulai-je enfin, dites vite à ces messieurs ce que nous avons appris. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard!


9. Pea soup fog.

Alors en quelques mots brefs, saccadés, Pigeon raconta ce qui s'était passé quelques instants auparavant dans notre cellule.

Déjà le juge faisait un geste de colère et se préparait à quelque interrogatoire des mécréants.

— Ne nous attardons pas, implorai-je en me levant. Lieutenant Davis et vous, monsieur l'ambassadeur, vous avez si délibérément prêté assistance à votre compatriote pour lui faciliter notre sauvetage, ne nous attardons pas, je vous en conjure, à rechercher les dires des gens qui sont enfermés là. Monsieur le juge n'en tirerait probablement rien que nous ne sachions déjà. Ce serait du temps perdu. Que nous importe-t-il de savoir, en effet? Ce que nous venons de vous faire connaître. Voilà quelques heures à peine, sans doute à la tombée de la nuit, si l'on peut dire qu'il y ait ici une différence entre la nuit et le jour, un point de repère a été méthodiquement établi au-dessus d'un puits de descente au tube sous-fluvial qui avoisine Blackfriars. On veut éventrer ce tube, et par la brèche inonder toute la ville souterraine. Il faut, avant tout, courir à l'endroit même où le crime doit être commis, et empêcher qu'il se commette!

— Vous avez raison, fit le lieutenant très ému. Partons au plus tôt. Il sera temps demain de s'occuper de ces espions. Nous les tenons ici sous bonne garde. L'essentiel est d'arriver à temps là-bas.

Tom Davis était aussi inquiet que nous-mêmes. Un signe d'assentiment de chacun, et nous quittâmes en hâte le cachot.

Le juge se confondit encore en excuses: nous remontâmes au sol.

J'éprouvais en grimpant les soixante marches de l'escalier humide une sensation délicieuse. Sûrement je ne l'espérais pas si soudaine.

Délivrés! Nous étions délivrés à la minute même où notre mort pouvait être déterminée par un cataclysme affreux, dans la plus terrible des agonies!

Je serrai encore une fois la main de Wami lorsque nous arrivâmes en haut. Il me semblait que je dusse à ce petit bonhomme une reconnaissance sans bornes, à la vie, à la mort: et Pigeon qui éprouvait le même sentiment, trouva de charmantes expressions pour dire au lieutenant japonais que je n'oublierais jamais — ni lui-même — ce qu'il venait de faire pour nous.

Le gouverneur de la Tour était au seuil de la poterne, escorté de sa garde.

Ce fut un superbe maniement d'armes qui salua notre départ. L'hommage s'adressait surtout à Son Excellence l'ambassadeur du Japon, nous le pensions bien.

Un peu gros, un peu haut, barbu et noir de poil, le représentant du Mikado, dans un petit pardessus mastic, avec un melon noir sur la tête, évoquait dans mon esprit une de ces réflexions biscornues que j'ai déjà signalées, une de ces incohérentes associations d'idées qui viennent nous déconcerter aux moments les plus tragiques.

Suivi de Wami travesti en mécanicien, il me fit l'effet d'un bon fumiste qui va donner des ordres à son personnel pour la réparation de quelque cheminée. Invinciblement, je trouvais qu'il ressemblait au mien. Avec son air point trop nippon c'était à s'y méprendre; il me rappelait M. Alessandri, notable commerçant piémontais, établi rue Saint-Honoré, avec qui j'avais eu récemment une longue conférence à propos d'un appareil de chauffage qui ne me donnait que des mécomptes.

A la maison, nous l'appelions Togo, en souvenir de l'amiral, et à cause de la configuration de sa tête. Justement il était venu, le jour en question, en compagnie d'un ramoneur que Wami représentait trait pour trait.

C'était à ces sottises que la pauvre folle du logis s'amusait tandis que nous défilions, très graves, la main au chapeau, devant le gouverneur de la Tour de Londres, sa garde et ses gardiens!!

Nous prîmes congé du juge. L'automobile de l'ambassadeur stationnait au seuil de la porte; en quelques minutes elle eût pu nous transporter au pont de Blackfriars, mais la brume était redevenue épaisse.

Tom Davis avait pris la précaution de téléphoner de la tour même à Scotland Yard, au chef de la brigade du feu pour l'engager à partir immédiatement et à rechercher le signal dénonciateur.

IL était huit heures et demie. Il me semblait que nous eussions bien le temps d'arriver avant la consommation du crime.

Les coups de ce genre se font toujours, dans les romans et dans les drames qui meublent nos imaginations, à minuit si ce n'est à deux heures du matin. L'idée me venait bien que Jim Keog ne modelât pas ses actes sur les drames non plus que sur les romans; mais je voulais espérer.

Nous étions à l'aise dans la voiture, Wami ayant pris place à côté du conducteur; toutefois personne ne parlait, tant l'impatience de chacun s'accroissait à mesure que le brouillard londonien devenait plus inquiétant. C'était ce que les Anglais appellent le pea soup fog, un brouillard purée de pois, dans toute son intensité. Bientôt il nous fut absolument impossible d'avancer. Nous devions être, dit Tom Davis, assez loin dans Queen Victoria Street, c'est-à-dire tout près du but.

— Descendons, fit-il avec humeur; autrement il me semble que nous n'arriverons jamais. Excellence, voulez-vous?

— Comme il vous plaira, lieutenant, répondit le vicomte Asama.

Un appel électrique au wattman et nous voilà tous les cinq à pied gagnant le quai, autrement dit Upper Thames Street, d'où l'invraisemblable nappe de brouillard nous apparaît comme un drap des morts lugubre étendu sur la rivière.

Les innombrables feux qui servent à combattre, à Londres, l'obscurité des nuits d'hiver, piquaient de leurs larmes blanchâtres, jaunâtres, bleuâtres, la brume abominablement épaisse.

Tous les vingt mètres, au long du quai, des hommes de police se tenaient comme des statues, une torche à la main. C'était bien de la cire et de la peine perdues. Quel que fût le pouvoir des machines électriques qui éclairent en temps normal la Babel britannique, les citoyens qui n'avaient pas, à cette heure inquiétante, opéré leur descente sous la terre n'y voyaient goutte à cinq mètres devant eux.

De place en place surgissaient de gigantesques globes lumineux élevés à dix mètres en l'air, comme ceux que nous avons à Paris, sorte de menue monnaie de la lune.

Tout aussi impuissants contre le brouillard que les chandelles dont on usait au temps des Stuarts!

Nous étions pour ainsi dire seuls dans ces rues invisibles. Heureusement que nous avions avec nous un officier d'état-major, sans quoi nous pouvions être une deuxième fois arrêtés comme suspects, et nos Japonais aussi, encore que l'un d'eux, sous sa tournure vulgaire, dissimulât le représentant auprès du roi George de Sa Majesté Sérénissime le Mikado, ni plus ni moins!

Tout à coup l'oreille nous tinta.

A la même seconde chacun de nous indiqua du doigt la direction du pont de Blackfriars à présent tout proche.

On y percevait très distinctement le cri bizarre des pompiers arrivant de quatre ou cinq stations sur leurs automobiles.

Un même espoir nous ragaillardit.

— Courage, firemen, disait Tom Davis en hâtant le pas. L'objet ne sera pas long à découvrir: une tige au-dessus du puits de descente, un feu rouge.

Et il courait presque.

Mais à l'instant même une grande clameur nous cassa bras et jambes.

Nous arrivions au pont, comme si nous dussions le franchir.

Le tube de Waterloo Station passait sous la Tamise à quelques mètres en amont; les puits de descente s'ouvraient près de chaque rive, Surmontés de pylônes décoratifs: c'était évidemment là, dans l'un ou dans l'autre, que le complice de Keog, l'espion du dedans en correspondance avec le service d'espionnage installé au dehors, avait planté son fanal avertisseur.

Nous n'apercevions rien, que la mer déconcertante de brume jaunâtre, étalée en suaire au-dessus de la rivière.

Tout de même, en nous penchant sur la balustrade du pont pour écouter d'où venait la clameur, nous comprîmes, Pigeon, Tom Davis et moi. Nous comprîmes trop.

Une lueur étrange venait de percer par quatre et cinq fois le brouillard.

— Le Sirius! criai-je.

— Oui, riposta le lieutenant. Ce sont bien là ses éclairs.

— Tout est perdu, déclara Pigeon.

Les Japonais devinaient le reste.

Une détonation formidable ébranlait aussitôt le pont de Blackfriars et secouait les rares voitures qui le franchissaient

La poussée de l'air avait soufflé les torches des policemen qui se tenaient autour de nous. Un fracas démoniaque, fait de matériaux projetés en l'air et retombés dans la rivière, de cris d'épouvante et d'engouffrement des eaux dans les profondeurs du Subway me déchira les oreilles et me sonna dans la tête avec une brutalité telle que je me crus fracassé par quelque projectile.


Illustration

Un fracas démoniaque, fait de matériaux projetés en l'air et retombés
dans le fleuve, de cris d'épouvante et d'engouffrement des aux dans
les profondeurs du Subway nous déchira les oreilles. (Page 281).


— Oh! et encore: Oh! avec une expression de fureur impuissante, rageuse, ce fut tout ce que purent dire sur le premier moment mes compagnons anéantis: le lieutenant Davis, l'ambassadeur du Japon, Wami et Pigeon.

Si laconique que fût l'expression de leur effroi, elle parlait encore plus fort que la mienne, car j'étais incapable d'articuler un son.

Le cou tendu, les deux mains raidies sur la balustrade du pont, je regardais, sans le voir, mon bandit remonter dans le ciel en coupant le brouillard, deux ou trois fois encore, de ses éclairs mystérieux.


10. L'inondation.

Comment décrire les horreurs qui firent de la ville de Londres, cette nuit-là, une véritable cité maudite? Comment et par où commencerais-je?


Illustration

Avec une rapidité surprenante, d'autres pompes automobiles arrivèrent par les deux rives de la Tamise au pont de Blackfriars. (Page 281).


Avec une rapidité surprenante d'autres automobiles, portant d'autres pompiers, arrivèrent par les deux rives de la Tamise au pont de Blackfriars.

C'était sur la rive gauche, tout près de l'endroit où nous avions essayé de voir quelque chose, que le puits d'aération avait été démoli, éventré, rejeté en morceaux dans la rivière.

C'était par là que les eaux entraient à gros bouillons dans le tunnel, pour se déverser ensuite en funèbres cascades dans les galeries creusées à perte de vue sous l'immense ville, jusqu'à douze et quinze mètres au-dessous du lit de la Tamise.

Douze et quinze mètres!

Et des milliers de braves gens, blottis dans leurs campements souterrains, y dormaient déjà, ou se préparaient à dormir, heureux de n'être plus en haut pour risquer d'y recevoir quelque éclat d'obus lancé par Keog

Avec quelle épouvante ils allaient voir se ruer dans leurs repaires cette chose atroce qu'est l'inondation, la masse irrésistible de l'eau qui cherche à fuir, toujours, par les plus petits joints, par les moindres fissures, comprimant l'air avec violence comme si elle était l'exécutrice inconsciente de quelque vengeance infernale?

Tom Davis, en beaucoup moins de temps qu'il ne m'en a fallu pour transcrire ces quelques réflexions, nous avait pris les mains: à l'ambassadeur aussi bien qu'à moi-même, à Pigeon comme à Wami.

Sa figure était décomposée, effarante à considérer sous les torches qui couraient par centaines, à présent, sur le pont de Blackfriars.

Je compris l'affreux combat qui se livrait dans son cerveau.

Malheureux lieutenant! Son devoir l'appelait, sans qu'il eût à perdre une minute, au War-Office, où les ordres allaient se succéder sans arrêt où sa place était évidemment marquée. Mais un autre devoir ne l'appelait-il pas aussi à Finsbury Park, au petit cottage de London Wall? Ses vieux parents et sa jeune soeur avaient dû quitter la maisonnette pour se réfugier ce soir-là, comme tant d'autres citadins timorés, dans les profondeurs de la terre.

Justement c'était la première nuit que la famille du malheureux officier devait passer dans les labyrinthes! Nous le savions aussi bien que lui.

— Mes amis, nous dit-il, mes amis, venez avec moi, de grâce, tandis que Son Excellence voudra bien prévenir au War-Office que je ferai mon devoir militaire dès que j'aurai arraché mes parents à la mort.

En disant ces mots il hésitait. Alors il reprit, décidé:

— Messieurs! Qui songerait à me faire un reproche de placer, pour quelques instants, l'amour filial et fraternel avant la tâche patriotique?...

Mais une fois encore il hésita, puis ayant pris la décision finale, la décision stoïque que j'attendais d'un aussi hardi soldat, il nous adressa ces mots comme une prière:

— Mes amis, Son Excellence voudra bien me conduire au War-Office dans sa voiture. Il n'y a décidément pas à mettre en balance le devoir patriotique et l'autre. Prenez vite un trocab; je vais vous donner un policeman pour vous accompagner. Finsbury est assez loin d'ici pour que l'eau de la Tamise n'ait pas encore envahi ses galeries. Courez vite! Sauvez mes bons parents et ma chère Nelly!! Faites-les remonter dans leur maison et ne les quittez que lorsque vous les y saurez en sécurité. Je compte sur vous?...

— Dans deux heures, cher ami, nous vous rendrons compte de cette mission de confiance au War-Office.

— Merci! Merci!

Il appela le premier constable qui passait, nous mit en voiture avec lui, et tant bien que mal, dans le brouillard que coupent les groupes de Londoniens réveillés par l'explosion, chassés de leurs maisons par la peur, nous avançons...

D'un coup d'oeil rapidement jeté vers le tube mitraillé, j'avais aperçu d'innombrables lumières électriques. Chaque pompe automobile, et elles étaient au moins trente, avait son phare lenticulaire qui donnait quand même un peu de lumière au travers de l'épais brouillard.

J'avais entendu distinctement, dans la nuit, des commandements de mise en batterie, des coups de sifflets, des coups de pistons sourds et oppressés.

En quelques secondes les pompiers arrivés les premiers équipaient leurs engins pour aspirer l'eau qui descendait dans les galeries et la restituer à la Tamise, cependant que d'autres, armés de matériaux obturants, s'efforçaient, avec toutes sortes de difficultés évidentes, d'aveugler les voies d'eau. Mais un pareil travail, si adroit et si rapide qu'il fût, servirait-il à quelque chose? Tout le tunnel était crevé.

Comme nous partions, des sirènes annoncèrent la présence quasi instantanée de pompes à incendie flottantes, employées aussi à l'opération décevante de l'épuisement. D'où pouvaient-elles arriver si vite?

Ah! l'épuisement! Il fallait avoir un beau courage et une solide opinion des pompes, si perfectionnées fussent-elles, pour croire qu'on arriverait à bout d'un adversaire aussi tenace, aussi fugace, aussi décourageant que l'inondation!

Des clameurs sans cesse croissantes nous indiquèrent que la foule avertie se pressait à présent sur les rives du fleuve et que les premiers sauveteurs, bravant la mort avec héroïsme, étaient déjà descendus dans les tunnels pour y arracher ce qu'ils pourraient à l'épouvantable agonie que provoque la submersion.

Mais déjà notre voiture nous emmenait à bonne allure, malgré le brouillard, au risque de heurter quelque obstacle invisible. Dans Old Broad, le policeman nous conseilla de finir à pied. Il avait raison. Nous prîmes le pas de course, et ce raid me rappela celui de Berne, à la conquête manquée du contrat de ce Keog immonde, qui venait d'employer à la plus lâche des besognes, une fois de plus, son extraordinaire engin.

Ah! le ministère Thomas était par terre! Eh bien, ma foi, il n'avait pas volé son sort! Ce Bouvier surtout, cet agricole ridicule qui s'était laissé endoctriner par la camarilla des bureaux!

Ils allaient apprendre ce le lendemain matin, ce qu'on était capable de faire avec un instrument comme celui-là! Et le peuple de Paris ne manquerait pas de pousser de nouveaux cris de fureur!

De vrai, tout contrit, tout meurtri que je fusse des coups affreux que le bandit noir venait encore de nous porter, je sentais au fond de mon coeur une satisfaction mauvaise.

N'avais-je pas prédit ou laissé entrevoir tout cela?

Mais. un grand brouhaha me rappela vite à la réalité. Nous arrivions dans London Wall, la rue calme où s'élevait être deux hautes bâtisses commerçantes la petite maison sans verdure, sans autre jardin qu'un mouchoir de gazon, où nous avions vu le matin M. et Mme Davis se féliciter avec Miss Nelly du retour de leur cher Tommy.

Mis au courant par le lieutenant, notre policeman avait, d'un coup d'épaule, fait sauter la grille du jardinet.

— Elle était donc fermée à clef? me demanda Pigeon tout bas... Ce qui voudrait dire que les pauvres gens sont déjà couchés dans leur lit.

Ce détail ne prouvait rien. La grille était fermée à clef, c'était tout naturel à pareille heure de la soirée, et même à toute heure dans un quartier aussi populeux. Il fallait voir ce que dirait la petite porte de chêne verni, qui surmontait un perron de quelques marches.

Hélas, elle restait obstinément fermée! Aucune réponse aux appels de Pigeon et de Wami.

Pas une lumière aux fenêtres.

Si tout de même les parents étaient là et qu'ils ne voulussent ni ouvrir, ni montrer de la lumière, par peur? objecta sagement le Japonais.

D'un nouveau coup d'épaule, le brave Bobby démolit la porte d'entrée.

Il entre; il appelle; il monte dans les chambres: Toutes sont vides.

— Mon Dieu, les pauvres gens! Ils sont là-dessous! Les retrouverons-nous vivants?

Vite, nous nous précipitons vers la descente du Subway qui s'ouvre devant Finsbury.

Mille personnes en obstruent l'accès. La police, torches en mains, protège comme elle peut des équipes de sauveteurs qui viennent d'arriver en toute hâte: scaphandriers, mineurs, soldats du génie, marins. La ville envoie tout ce qu'elle peut aux grandes gares de raccordement, et Finsbury, c'est-à-dire Liverpool-Station, en est une.

Interrogé par notre policeman, le chef du service d'ordre, au milieu du brouhaha et des halètements des pompes à moteurs, qui sont une douzaine en batterie au rez-de-chaussée, nous crie que l'eau coule à torrents dans toutes les galeries de Fleet Street, du Strand et de Charing-Cross, depuis quelques minutes déjà.

Elle arrive en flots menaçants vers le point dangereux où nous sommes, par Threadneedles, avec d'autant plus de vitesse que le tube qui a sauté à Blackfriars n'est autre que la continuation de Queen Victoria Street sous la rivière.

La route est droite pour arriver à Finsbury; le temps de se répandre au passage dans les galeries adjacentes et la nappe de submersion va venir...

Le chef du service d'ordre ajoute:

— Nos hommes sont deux cents là-dessous. Ils font lever tout le monde et vont ramener sains et saufs, j'espère, les malheureux qui dormaient là.


11. Evocation du Dante.

Mais au même instant un grondement sinistre se fait entendre. C'est elle! C'est l'eau qui s'annonce. A combien de mètres la coulée sournoise qui précède la grosse masse est-elle encore de nous?

— A cent yards, messieurs.

— A quelle vitesse avance-t-elle? demanda Pigeon.

— J'estime qu'elle fait vingt yards par minute seulement, à cause des affluents qu'il lui faut remplir au passage.

— Nous avons cinq minutes, dis-je à mes deux compagnons: c'est assez pour retrouver les parents de notre ami. Leur case, si j'en juge par la topographie de la rue, doit se trouver tout près de l'entrée.

— A gauche, fit Pigeon.

— Non, à droite, soutint Wami.

Le malin Japonais ajouta:

— J'ai eu le temps de me rendre compte des lieux, tandis que vous faisiez votre visite et que je vous épiais.

— Il a raison; c'est indiscutable. Descendons!

Mais les constables voulaient déjà s'opposer à notre entrée dans le souterrain.

Il fallut que le policeman attaché à nos personnes par Tom Davis dit à ses chefs quelques paroles utiles. Alors on nous laissa passer.

Nous descendîmes une trentaine de marches.

Plus de lumière, plus une seule lampe aux voûtes, qui tout à l'heure encore en étaient constellées.

L'inondation avait tout noyé en amont. Mais les mineurs, les sapeurs du génie, les pompiers portaient tous, sur la poitrine ou au chapeau, leur luciole indispensable. Il me sembla un instant que je me retrouvais, avec les hommes-crabes, dans les profondeurs de l'Elbe.

A peine avions-nous touché le fond du tunnel que je frémis d'angoisse. On y voyait tout juste assez pour ne pas se perdre, grâce aux vers luisants des travailleurs. Or ceux-ci éprouvaient la plus grande difficulté, nous le comprîmes bien vite, à se faire écouter des malheureux troglodytes.

Réveillés en sursaut, surpris par l'extinction de la lumière, hommes, femmes et enfants qui s'étaient réfugiés dans le tunnel, proche de la crypte creusée sous la station de Liverpool, poussaient des cris de terreur à l'aspect de ces hommes noirs, à peine visibles, qui leur parlaient de se lever et de quitter leurs tanières pour remonter au niveau des rues. Bientôt ce furent des clameurs perçantes. Il n'y avait pas à s'y tromper; la foule repoussait ses sauveteurs.

Nous entendions des voix de femmes et de jeunes filles crier avec les accents de l'épouvante:

— Vous n'êtes pas des nôtres! Vous êtes des Prussiens déguisés! Vous venez pour nous conduire en haut et nous faire mitrailler par les Tortues Noires! Nous n'irons pas! Nous mourrons ici!

A la façon dont certaines voix lançaient ces phrases courtes, hachées, je compris que femmes et filles étaient en passe de devenir folles de peur.

Puis ce furent des gémissements de vieillards, des prières sur le ton d'une indicible terreur, les supplications d'enfants qui se rejetaient en arrière dès qu'un pompier voulait les saisir pour les emporter.

Des femmes s'armaient de tabourets, de chaises, de tout ce qui leur tombait sous la main pour résister à l'attaque de ces Germains imaginaires que la crédulité populaire déclarait sortis de l'enfer, par troupes, à la suite de quelque trahison.

Nous entendions crier:

— Les 2.000 aérocars ont déversé leur armée! Ce sont les Prussiens de l'air!

— Mourons pudiquement! déclamait une jeune femme auprès de nous, qui se refusait, telle l'immortelle Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, à laisser un mineur barbu la prendre dans ses bras et l'emporter en haut.

Les officiers de ces braves dominèrent bientôt le bruit avec leurs sifflets. A la faveur d'une accalmie, nous les entendîmes hurler l'injonction d'empoigner tout ce monde par le cou et par-dessous les jambes pour le sauver de l'inondation malgré lui.

Alors ce furent d'intarissables protestations, des cris affolés, des coups de feu, une mêlée atroce d'hommes noirs et de formes blanches qui luttaient avant de s'étreindre et de s'engouffrer dans les escaliers où ils disparaissaient au plus vite.

Nous avions avancé de quelques pas en nous tenant par la main. Wami nous guidait.

— Les voilà! cria-t-il joyeux en apercevant M. et Mme Davis à leur fenêtre. Tous deux gesticulaient et se montraient les plus enragés à ne pas quitter les souterrains.

Alors je m'élançai vers eux. Je les suppliai de nous reconnaître de nous accorder créance, à nous qui venons de la part de leur fils, expressément pour les sauver!

Ma voix, celle de Pigeon qui appuyait mes dires venaient de transfigurer les braves gens, sous la lampe d'un pompier qui nous encourageait à faire vite.

Je vis alors apparaître, comme une bergeronnette, la jolie miss Nelly dans un coin de la baraque en plâtre.

Mon Dieu! cria-t-elle en s'habillant à la hâte, c'est donc vrai, messieurs! Quels remerciements nous vous devrons! Vous nous sauvez réellement la vie, car sans vous nous eussions subi la mort plutôt que d'écouter ces hommes, nos braves pompiers, nos braves mineurs, que dans notre hallucination nous prenions pour des Prussiens déguisés!

S'adressant à ses parents, elle les engageait à se hâter aussi.

Nous les avions vus marcher l'un et l'autre difficilement. Il était évident qu'ils ne feraient pas dix mètres à pied. Tout de même il fallait commencer par là.

Ces menus incidents n'avaient pas pris trois minutes.

Un redoublement de cris nous annonça que l'eau gagnait du terrain. Il n'y avait pas à hésiter, ou nous étions perdus, tous.

— Moi le père, et vous la mère, dis-je à Pigeon. Wami va soutenir la jeune demoiselle.

Il fallut d'abord faire descendre à nos gens l'échelle qui reliait le dortoir au sol du tunnel. Quand ce fut chose acquise, je pris M. Davis sous un bras, comme j'eusse fait d'un enfant. Pigeon guida de même la petite Mme Davis, défaillante ou presque, et le Japonais offrit galamment son bras à Miss Nelly.

Il eût été trop beau que notre équipe de sauvetage s'en tirât à si bon compte.

A peine avons-nous fait quelques pas dans la direction du puits de sortie, éloigné de vingt mètres au plus, à présent, que j'entends une abominable clameur venir du fond de ce tunnel, du côté de la Tamise. C'est le flot envahisseur, qui de toute évidence est là maintenant, sur nous.

Je crie en même temps que tous mes compagnons. C'est qu'une sensation atroce nous a fait crier.

L'eau est là, qui nous entoure. Sa première onde nous a glacé les pieds, les chevilles, les genoux...

— Vite, Pigeon, Wami! A bout de bras!

Mon ordre est exécuté. J'emporte M. Davis comme un paquet; Mme Davis, évanouie, quasi morte, est chargée par Pigeon, et Wami, nerveux comme un diable, a pris dans ses bras Miss Nelly. Il n'eût pas fait autrement d'une poupée.

J'entends la jeune fille qui pousse d'affreux appels. Elle croit que l'eau va lui monter par-dessus la tête et la noyer.

— Ne craignez rien, lui crions-nous! La sortie est à quelques pas. Nous y touchons!

Je répétais cette phrase comme un maniaque, ne pouvant en trouver une autre. Pour dire le vrai, je commençais à me demander si je ne m'illusionnais pas.

Les bouillonnements succédaient déjà au clapotis.

Je sentais le froid liquide m'envahir, des genoux jusqu'au bas-ventre, puis à la ceinture.

Le courant avait une force que je n'eusse pas soupçonnée. A ma gauche Pigeon le remontait courageusement, et derrière nous j'entendais le hardi petit Jap qui répétait presque gaiement, pour nous donner le change, sans doute, le Banzaïque les Nippons lancent invariablement quand il s'agit de faire un bel effort.

Devant nous, dans la nuit hideuse, apparaissaient çà et là des lucioles de sauveteurs qui faisaient certainement leur dernier voyage. Derrière nous, on entendait les cris déchirants des victimes qui voyaient à présent, mais trop tard, que les héros ne seraient plus bientôt en nombre suffisant pour les sauver toutes. Les scaphandriers arrivaient pour tâcher de se rendre utiles. Chacun avait à présent de l'eau jusqu'aux aisselles. Là je crus que nous allions périr avec nos fardeaux, car une chasse d'eau, plus violente que les autres, nous repoussa de quatre pas en arrière.

Heureusement que les torches nous apparaissent à présent sur les premières marches de l'escalier! Dans l'eau jusqu'aux épaules, immobiles comme des statues, les intrépides policemen élèvent le plus qu'ils peuvent ces phares de salut.

Sauvés! Je sens les premières marches sous mes pas.

— Vous y êtes, Pigeon?


Illustration

Nous crûmes que nous allions périr avec nos fardeaux, car une chasse
d'eau, plus violente que les autres, nous repoussa furieusement. (Page 286).


— Oui, patron mais tout juste.

Yorochii! crie drôlement le Japonais. C'est parfait!

Il n'était que temps! On vient bientôt de la rue chercher nos pauvres gens, et le policeman veille à ce que les infirmiers les conduisent sans délai dans leur petite maison de London Wall où nous irons bientôt le rejoindre.

J'étais brisé. Une minute de plus et je succombais, sûrement.

Mais à l'idée que nous avions sauvé cette famille, des forces nouvelles me revinrent.

Je ne sentais plus le froid, qui pourtant me glaçait tous les membres. Avant de partir, j'éprouvai comme une jouissance bestiale à me pencher sur cet abîme où la mort était à présent certaine pour tous ceux qui ne l'avaient pas quitté à temps.

L'eau remplissait le tunnel; elle cherchait à prendre son niveau à l'entrée de Finsbury. Elle nous amenait ses victimes, un monceau de cadavres, venus d'amont.

Combien de milliers en pourrait-on bien compter, en amont?

Les malédictions avaient cessé, ainsi que les hurlements de terreur, et pour cause.!

C'est plus loin qu'ils allaient à présent se faire entendre, jusqu'à ce que le flot s'arrêtât devant quelque digue improvisée par les soldats du génie.

Une grande minute je regarde ces morts, de nous inconnus, indifférents, quelconques. Je me dis qu'il y en a déjà des milliers et des milliers sûrement, qui roulent ainsi sous les rues de Londres, charriés par l'eau saumâtre de la Tamise.

Les oreilles me tintent. Je me reprends à entendre l'horrible cacophonie de tout à l'heure, mêlée au fracas sinistre du flot qui emplit tout, nivelle tout, asphyxie, détruit tout; et il me semble revoir en une minute les pages les plus terribles du Dante.

Ah! c'est bien la guerre infernale qu'on nous prédisait! Mais elle dépasse encore en horreur ce que ses pires prophètes avaient imaginé!


12. Un secret qu'on ne dit pas.

J'avais hâte d'informer Tom Davis du résultat de notre expédition, de savoir ce qui se passait au War-Office, aux Affaires Etrangères, à Scotland Yard, partout où pouvaient arriver des nouvelles précises.

Nous courûmes à la petite maison de London Wall, non sans peine, car il fallait nous débattre contre une foule devenue cohue, faite de parents désespérés qui appelaient vainement leurs disparus, qui nous interrogeaient, voyant nos vêtements trempés, qui hurlaient vraiment, dans le brouillard toujours épais, des lamentations déchirantes.

Le fidèle Bobby, accompagné d'un confrère, s'était acquitté le mieux du monde de sa tâche. Je lui donnai une pièce d'or qu'il étouffa discrètement. La famille Davis s'occupait, aidée d'une vieille servante, à revêtir des habits secs, ce que nous eussions bien voulu faire aussi. Mais comment? Il n'y fallait pas songer.

La réintégration constatée, nous partîmes sans dire un mot.

— Emmenons le policeman, proposa judicieusement Pigeon, il nous pilotera.

— Pensez-vous que j'aie un instant songé à faire des courses sans lui, à travers Londres bouleversé, par cette nuit de brouillard et de destruction?

Les voitures ne manquaient pas.

On eût dit à présent, à voir l'animation des rues, qu'il était dix heures du matin et non du soir.

Comment finirait une nuit si brutalement commencée? Je n'osais l'entrevoir. J'avais le pressentiment que l'heure était venue où les machinations secrètes de l'Allemagne allaient sortir tous leurs effets en même temps.

Le brouillard maudit, complice attendu des envahisseurs prêts à tout tenter pour pénétrer en Angleterre, semblait envelopper les Iles Britanniques d'un voile qui ne serait pas déchiré de quelques jours.

Je frémissais à l'idée des révélations que Tom Davis allait nous faire dès que nous l'aurions rejoint dans son bureau.

Je ne me trompais pas.

Péniblement, au milieu de foules éperdues, nous arrivions vers dix heures et demie dans Whitehall.

A peine eûmes-nous franchi la porte vétuste des Horse-Guards, où se tiendront encore pendant de longues années les obstinés survivants de la cavalerie anglaise, défunte en son ensemble comme celle des autres pays de l'Europe, que le War-Office nous apparut, étincelant de lumières, entouré de sentinelles, tout bruyant du-va-et-vient des estafettes.

Sans le policeman et ses paroles magiques nous étions impitoyablement rejetés dans la foule, attroupée pour s'informer, pour happer des bribes de nouvelles au passage, mais silencieuse, résignée, comme sont des foules anglaises en pareil cas.

Grâce à notre guide, que je conservai à l'heure, et même « à la nuit », nous fûmes admis à pénétrer dans les bureaux du ministère de la Guerre.

Nos habits civils, et surtout l'accoutrement de Wami nous eussent, en d'autres circonstances, désignés à la méfiance des employés. Mais le désordre était tel que ceux-ci ne savaient plus où donner de la tête.

A la demande du policeman, nous fûmes en deux minutes conduits au bureau de l'état-major général. C'était une vaste pièce où quarante officiers environ travaillaient et causaient avec animation autour d'une douzaine de tables.

Nous n'eûmes pas de peine à trouver dans les groupes le lieutenant Tom Davis. Il surgit du premier qui s'offrit à nous. Il était près de la porte, attentif aux entrées.

Avant que nous eussions dit un mot, l'excellent garçon comprit, rien qu'à nos mines réjouies, que tout allait bien. Je le mis au courant du sauvetage. Il versa deux grosses larmes de joie et voulut absolument nous embrasser tous les trois devant ses amis, enchantés de le savoir délivré d'un aussi gros souci.

— Oh! nous dit-il simplement, comment vous remercierai-je jamais assez, vous, messieurs, mes amis français, avec qui je suis lié depuis quelques jours à peine, mais si solidement qu'on croirait à une sympathie vieille de vingt ans, et vous mon jeune ami japonais d'hier, petit Wami? Comment reconnaîtrai-je jamais ce que vous venez de faire pour moi?

Nous eûmes le geste cordial et discret pour arrêter l'effusion de sa gratitude.

— Ne parlons plus de cela, dis-je, mais des événements. Où en sont les choses?

Tom Davis sonna un planton.

— Où en sont les choses? Où en sont les choses?... Je vous le dirai, mais tout à l'heure seulement, lorsque vous aurez tous les trois suivi cet homme. Il va vous conduire au magasin d'habillement. Là vous demanderez les effets qu'il vous plaira, ceux du moins qui s'accommoderont le mieux à vos tailles. Il y en a de civils, il y en a de militaires, vous choisirez. Mais by Jove, ne restez pas cinq minutes de plus sous ces vêtements mouillés; il y a matière à dix pleurésies dans une semblable imprudence.

— Bah! répondis-je, une demi-heure de plus ou de moins...

— Taratata! Veuillez suivre mon homme et vous présenter devant moi dans des costumes secs, ou je vous fais habiller de force...

Nous nous prîmes à rire; les amis du lieutenant firent de même.

Il avait raison, Tom Davis. Je commençais à claquer des dents, et le visage de Pigeon prenait une teinte verdâtre qui trahissait son malaise.

Le planton nous conduisit au deuxième étage, dit un mot au portier-consigne, lui remit un bon.

Et dix minutes plus tard nous reparaissions dans la grande salle de l'état-major: Pigeon habillé d'un vieux costume kaki, daté de la campagne contre les Boërs; Wami dans un uniforme d'enfant de troupe de la garde, encore trop grand pour sa fluette personne, et moi-même affublé de je ne sais quelle veste noire à brandebourgs, sur un pantalon bleu à bande rouge, qui me donnait un peu l'air d'un général nègre quant au corps, et russe quant à la tête, car nous avions conservé nos toques; elles n'avaient pas souffert. Seul le Japonais avait abandonné son melon pour prendre au tas un petit calot de pupille.


Illustration

Pigeon etait habillé d'un vieux costume kaki,
daté de la campagne contre les Boërs. (Page 288).


Il y eut un instant de gaieté dans le cercle que formaient les amis du lieutenant, lorsque nous parûmes ainsi harnachés. L'essentiel était pour nous d'avoir troqué des costumes imbibés d'eau contre un habillement sec.

— A présent, fit Tom Davis, je vais vous dire ce qui se passe. Ce n'est pas drôle: mais le pire dans le pire, vous le savez, était prévu pour une date très rapprochée; je crois que nous y voilà. Les rapports qui viennent d'arriver confirment entièrement la machination que vous avez surprise: nos aérocars en surveillance au-dessus de Londres, avec dix des vôtres, n'ont absolument rien aperçu. Par contre, les sentinelles qui veillent aux entrées de chaque tube depuis le premier jour de la guerre ont nettement rapporté ce qu'elles ont vu: à huit heures et quelques minutes une illumination: soudaine de la nuit et du brouillard par un projecteur électrique qui est descendu sur le puits d'aération de la rive gauche, avec une rapidité insensée. Le factionnaire en surveillance sur ce point a épaulé; mais pour deux raisons il n'a pu tirer: le projecteur l'a rendu complètement aveugle pendant quelques secondes, et du Sirius on lui a envoyé deux balles dans les jambes.

Mon indignation contre Keog s'exaspérait.

— Le tube s'est ouvert dans tous les sens, sous la force de l'explosion, reprit Tom Davis. La rivière s'est déversée en tourbillons, envahissant les souterrains avec une incroyable vitesse. C'est par milliers que l'on comptera les morts, par milliers; car dans les quartiers immédiatement voisins de la Tamise, bien peu de personnes ont eu le temps d'échapper à l'inondation. Nous avons envoyé tout ce que Londres possède de soldats sauveteurs, plus d'un régiment, dans toutes les directions. A deux milles seulement de chaque berge ils ont pu prendre position contre le fléau et boucher les galeries, pour contraindre l'eau à remonter dans les rues.

— Ensuite? demandai-je anxieux, car je voyais bien que ce préambule avait une suite.

— Ensuite, nous avons reçu de nos espions, par voie détournée, l'avis que les radeaux ont quitté ce soir l'estuaire de l'Elbe tandis que la flotte des airs s'éloignait du Schleswig. L'opération est combinée. Notre flotte maritime se chargera de couler les fameux radeaux, il ne faut pas en douter; au surplus cinquante mille hommes de troupes sont en éveil sur nos grèves. Quant à la flotte aérienne, nos aérocars encadrés par ceux de M. de Troarec recevront dans une heure l'ordre de s'élever de Sydenham et de l'attendre au-dessus de Londres.

— Vous êtes sûr?...

— Deux fois pour une puisque c'est moi qui porte l'ordre écrit à votre aéramiral. On forme à Victoria Station un train spécial que je vais prendre.

— Et vous nous emmenez?

— J'y compte bien.

Le lieutenant disait ces choses d'un air dégagé qui me troublait singulièrement.

— Vous n'avez pas l'air de prendre au sérieux le grave danger qui menace l'Angleterre, fis-je observer. Vous serez surpris de la pire façon, avec ce brouillard de malheur.

— Greenwich annonce qu'il peut durer trois jours.

— Mauvais, mauvais.

— Vous croyez? Moi, je dis, au contrarie: bon bon...

Comme l'officier souriait, et que ses collègues souriaient aussi, je ne pus m'empêcher de risquer:

— Il y a là-dessous quelque secret dont vous ne nous parlez pas.

— Peut être, messieurs, répliqua Tom Davis, peut-être... Mais courons à la gare, d'abord! Vous apprendrez ensuite des choses qui vous surprendront. Elles surprendront davantage nos envahisseurs d'en haut et d'en bas. Nous l'espérons du moins. Nous l'espérons bien.


Illustration

Plan sommaire de la Ville et du cours de la Tamise pour
l'intelligence des Fascicules IX et X de La Guerre Infernale.



FIN

Samedi prochain, lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 10 La Bataille aérienne.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


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