Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.


PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 6 — LES CHEVALIERS DE L'ABÎME

Cover Image

RGL e-Book Cover
Based on an image created with Microsoft Bing software

Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,
La Guerre infernale, No. 6: Les Chevaliers de l'abîme,
le 28 février 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-07-23

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

All content added by RGL is proprietary and protected by copyright.

Cliquez ici pour plus de livres de cet auteur


Illustration

D'un pas pesant, l'équipe des "hommes-crabes",
chargée d'aller, sous les eaux de l'Elbe, faire
sauter cinq cuirassés, le gros de la marine allemande.


TABLE DES MATIÈRES


Illustration

Les marins débarquaient en silence et suivaient la file
pour franchir l'échelle du Chercheur. (Page 169)



Illustration


JUSQU'ICI

En pleine paix la guerre a soudain éclaté entre l'Angleterre et l'Allemagne et tout de suite, en raison des nouveaux progrès de la science de tuer, la lutte est devenue effroyable. Amenée à prendre parti pour l'Angleterre, son alliée, la France se signale d'abord par la supériorité de son armement aérien. Pour venger la destruction de Belfort par des mines allemandes, la flotte puissante des ballons dirigeables français incendie Munich et Francfort; nos bataillons d'aviateurs nous assurent également une grande victoire sur terre.

Mais ces heureux résultats menacent d'être compromis par l'apparition d'un engin mystérieux, le Sirius, ou la Tortue Noire, machine volante d'une puissance exterminatrice invraisemblable, que son inventeur, l'Américain Jim Keog, prétend vendre à celle des nations belligérantes qui la lui payera le plus cher. Pour tenter de décider la France à conclure l'affaire, Jim Keog a résolu d'enlever le propre ministre de l'aérotactique, l'aéramiral Rapeau en personne. Mais il ne réussit qu'à capturer et emmener prisonnier dans les. nuages le correspondant du grand journal parisien l'An 2.000. Après avoir contraint celui-ci, sous prétexte de lui montrer les qualités destructives du Sirius, à bombarder lui-même ses compatriotes et l'infortuné Rapeau en particulier, le forban ramène le journaliste à Paris et le décide à entamer avec son gouvernement des négociations pour l'achat de la Tortue Noire.

Le voyageur trouve la capitale bouleversée. La victoire sur terre a mis les Parisiens en fête; toutefois, l'inquiétude redouble lorsqu'on apprend par la lecture de l'An 2.000, dès le lendemain, l'existence de Keog et de sa machine aérienne, si manifestement supérieure.

M. Martin du Bois, le directeur du journal, prend l'affaire à coeur, et jure de faire aboutir le marché consenti. Mais il a compté sans la jalousie d'un concurrent, l'An 3.000, qui, au milieu d'incidents burlesques ou tragiques, essaye de faire avorter l'acquisition du Sirius. Jim Keog a l'idée de faire sur Paris une démonstration pacifique qui lui gagne tous les suffrages. Reste à triompher des ennemis les plus redoutables: la routine des bureaux, la doctrine officielle des chapelles, les interminables formalités à remplir pour que la loi nécessaire soit votée à temps par les deux Chambres, réunies en congrès dans la salle de l'Opéra, à la suite d'une explosion provoquée par les Sans-patrie sous le sol du Palais-Bourbon. M. Martin du Bois et son collaborateur viennent de présenter leur requête au Président de la République, qui ne peut rien, malheureusement, de par la Constitution. Et le mandataire forcé de Jim Keog s'indigne, en continuant à raconter ses démarches.


1. Quel est donc ce mystère?

J'avais vu beaucoup de choses depuis six jours, et le lecteur admettra certainement que si des surprises nouvelles m'étaient réservées, aucune de celles à venir ne put dépasser en étrangeté, en brutalisme, je dirai presque en incohérence, celles que je venais de vivre depuis le 20 septembre au petit matin.

Ma tête est solide, assurément; je l'ai considérée, à tout âge, comme une bonne caboche que nulle émotion n'entame.

Nil mirari, disait le vieil Horace. Ne nous étonnons de rien! Ce précepte, depuis de longues années déjà, réglait ma vie. Heureusement! Car mon directeur me réservait une confidence à laquelle j'étais loin de m'attendre, et l'expédition subite qui en découla fut si extraordinaire que pour la première fois, devant un exploit professionnel, inquiet pour moi-même et pour les miens, j'hésitai.

Mais ce diable de Martin du Bois savait si bien prendre son monde par le point sensible, qui est la poche!...

Comment voulez-vous qu'on résiste à un homme dont la conclusion, pour peu que vous ayez accompli un joli tour de force, reste celle-ci: J'ai déposé à la caisse un bon de dix mille francs à votre intention?...

C'est là un refrain qui chatouille agréablement les oreilles.

A la sortie de l'Elysée, le directeur de l'An 2000 me fit monter le premier dans son automobile, puis il donna au conducteur mon adresse, rue Saint-Florentin, à cinq cents mètres de là.

Qu'est-ce que cela signifiait?

Il me le dit en quelques mots, pendant le trajet.

— Mon cher, je me charge de l'affaire Keog; je vous l'ai répété. Laissez-moi la cuisiner comme il faut, dans les milieux bureaucratiques et parlementaires. L'essentiel, n'est-ce pas, c'est que nous ayons notre loi dans deux ou trois jours et que l'Américain soit touché par un avis officiel d'acceptation le 30 courant avant midi, à Berne? Or nous sommes le 25. Il est sept heures du soir. Pas de temps à perdre, c'est clair; mais je suis là et je vous prie de croire que ça va ronfler. Vous, personnellement, vous ne serviriez pas à grand'chose au cours de cette phase aride...

J'approuvai de la tête; c'était vrai.

— Il est donc plus intéressant pour le journal, et pour vous-même, artiste dans votre profession de voyageur-observateur-narrateur, que vous abandonniez pour trois jours la question Jim Keog et que vous consacriez tout votre temps à la plus singulière, à la plus audacieuse des missions.

— Encore?

— Seriez-vous déjà fourbu?

— Non pas! C'est l'expression de la surprise que vous venez d'entendre et point du tout celle d'une lassitude. Mais, patron, où comptez-vous m'envoyer cette fois-ci?

M. Martin du Bois ne répondait pas.

J'eus le pressentiment de quelque chose de dangereux, de très dangereux. Et il me vint à l'esprit que c'était pour demander une sorte de blanc-seing à ma famille que le malin directeur m'accompagnait chez moi.

Je ne me trompais pas.

— Je veux vous envoyer, me dit-il, en des endroits où nul de vos confrères d'aucun journal du globe n'est jamais allé.

— Diable! Serait-ce dans la lune?

— Simplement sous douze mètres d'eau, ou treize.

— Au fond de la mer?

— Cette hypothèse vous effrayerait-elle? Si elle vous effraye, dites-le. Comme elle est, en réalité, très impressionnante, je n'insisterai pas.

— Mais pas le moins du monde! Elle ne m'effraye pas le moins du monde. Insistez, au contraire! Le fond de la mer! Ça me va très bien. Pourvu qu'on en revienne!

Ce fut là, dans cette voiture, que subitement j'eus la vision de catastrophes affreuses, et que j'hésitai pendant une longue minute.

Nous arrivions devant ma porte. Le tentateur attendit ma réponse avant de descendre.

— Au diable les pressentiments! fis-je en ouvrant la portière. Je suis votre homme, une fois de plus! Vous ne m'envoyez pas à la mort de propos délibéré, n'est-ce pas? Ce ne serait pas votre intérêt. Au contraire votre intérêt c'est que je revienne de ces profondeurs où vous m'invitez à me rendre. Si je n'en reviens pas, ça ne signifie rien.

— Parbleu!

— C'est pour que j'en sorte au contraire, frais comme la rose, que vous m'y envoyez!

— Parbleu!

— Si je ne reparais pas pour raconter ce que j'aurai vu, qu'est-ce que mon expédition signifiera?

— Rien du tout. Un reporter ne va quelque part que pour en revenir.

— Et vous voulez expliquer tout cela là-haut...

— Précisément. Dans la crainte d'une hésitation des vôtres, je veux leur dire...

— Montons! Vous leur direz tout ce que vous voudrez.

Au cinquième étage, nous trouvâmes ma femme et mes enfants prêts à dîner. Mon couvert m'attendait. On ne parlait que de Jim Keog et de son apparition.

M. Martin fut habile.

Sans insister autrement sur les dangers d'une expédition sous-marine, il demanda simplement à ma femme de l'autoriser à m'envoyer trois jours dans un poste périlleux, d'où je reviendrais sûrement plus riche, et couvert de gloire, car il s'agissait d'un coup d'audace extraordinairement nouveau.

J'insistai de mon côté. Mais ce n'était déjà plus nécessaire. On avait chez moi tant de confiance en ma bonne étoile et l'on y connaissait les procédés si courtois, si encourageants de M. Martin du Bois que la question fut vite réglée.

L'excellent homme promit du reste, au cas où je serais tué ou blessé dans cette expédition mystérieuse, dont il parlait avec une extrême réserve, que les miens ne manqueraient jamais de rien et qu'il saurait assurer leur avenir. Nul ne doutait jamais de sa parole, que cet honnête homme considérait comme sacrée, à l'ancienne mode.

Satisfait de sa démarche, il me pria de faire vite une valise et de redescendre avec lui.

— Vous dînez chez moi ce soir; vous partez cette nuit pour une destination encore x... Et, dans trois ou quatre jours, vous serez de retour ici, ayant accompli quelque chose de superbe, d'invraisemblable, d'inattendu, de tel en un mot que les confrères bilieux en feront de longues maladies, car aucun d'entre eux ne pourra dire de visu ce que vous direz, vous, avant peu, au public de l'An 2000.

Le temps de boucler la valise en question, d'embrasser les miens en leur promettant un nouveau chapitre aux aventures vraiment singulières dans lesquelles je me trouvais engagé depuis quelques jours, et nous redescendions d'un pas alerte.

Comme la voiture nous conduisait vers la rue Spontini, où M. Martin du Bois possède un magnifique hôtel, je demandai des détails. Nous avions le temps de préciser à présent.

— Chut! me répondit Napoléon avec un bon sourire, c'est encore un secret. Dans vingt minutes, chez moi, vous allez, je pense, tout savoir. Et moi aussi, car, pour rester véridique, je ne sais encore presque rien, si ce n'est que vous partez ce soir avec mon jeune beau-frère Marcel Duchemin. Vous allez voir un gentil garçon, froid, énergique, le prototype du marin jeune-marine.

J'avais entendu parler de ce beau-frère du patron, sans le connaître le moins du monde. A la vérité je le croyais en escadre avec les Anglais.

— Non pas! Il est ici depuis quarante-huit heures; il y attendait les instructions de son ministre, l'amiral Leloup. Vous connaissez Leloup de Saint-Brice?

— Comme tout le monde le connaît. Leloup (de mer) on n'a pas manqué de l'affubler de ce sobriquet tout indiqué. C'est un bon ministre de la marine, dit-on. Voilà sept ans qu'il travaille à des engins sous-marins, dit-on encore...

— Ah! Ah! Vous allez voir cela, mon ami. Vous allez voir ce qu'il a fait depuis sept ans, l'amiral Leloup! Mon petit beau-frère m'en a dit quelques mots que je n'ai jamais répétés à personne, tant le secret m'a été demandé, à mains jointes presque!

J'étais intrigué. Qu'est-ce que tout cela voulait dire?

— Ce que vous avez vu au Mont-Blanc, mon petit, me confia paternellement M. Martin du Bois, c'est fort, c'est très fort. Eh bien c'est inférieur, suivant moi, à ce que Marcel Duchemin, dûment autorisé par ses chefs, va vous faire voir demain et après-demain sous la mer... Mais je ne veux pas déflorer ses révélations. Causons d'autre chose! Parlons du beau temps! La journée a été superbe, n'est-ce pas? Et nous avons, vous et moi, fait de la besogne. Avez-vous faim? J'ai très faim. Vous allez voir comme ma cuisinière fait les potages.

Où voulait-il en venir? Je ne tardai pas à le savoir,


2. Les hommes-crabes.

Le jeune officier de marine, en civil, nous attendait dans le grand salon de l'hôtel, merveilleusement éclairé.

Je vis un grand garçon brun, lèvre supérieure et menton rasés, qui me regardait avec une expression pénétrante de bonté.

Ses yeux bleus respiraient la douceur, comme ceux d'une timide jeune fille. Et ce que j'entendis bientôt me fit comprendre qu'il avait le coeur d'un héros. La nature aime ces contrastes.

En quelques mots heureux, M. Martin me présenta. Pour l'opération inverse, il eut de charmantes expressions, où la tendresse du parent se mêlait à l'admiration du citoyen bien renseigné.

M. Marcel Duchemin, enseigne de vaisseau, vingt-six ans, était le frère cadet de Mme Martin du Bois.

Je m'étonnai de ne pas voir entrer la maîtresse du logis.

— Il faut que nous causions tranquillement tous les trois, dit alors le mari. J'ai envoyé ma femme et les enfants dîner chez mon beau-père, après que tous eurent fait leurs adieux à Marcel qui va rejoindre son bord. Ici, ce soir, c'est une séance de conspirateurs. Vous ne vous étonnerez pas de ne voir aucun domestique. Je leur ai donné congé à tous, pour être sûr de n'avoir personne derrière les portes. Seule ma cuisinière est restée au sous-sol; mais rien à craindre de sa curiosité. La marine ne l'intéresse pas... Elle ne connaît que la marinade. Allons, messieurs, à table!

Napoléon nous indiqua la salle à manger. Nous nous assîmes devant trois couverts, luxueusement servis sur une vaste table carrée où les fleurs et les desserts se mariaient agréablement.

Le service électrique est aujourd'hui d'un usage courant dans beaucoup d'hôtels particuliers, précisément pour éviter les indiscrétions des domestiques. Celui de M. Martin du Bois fonctionnait à ravir.:

La fée invisible nous présenta successivement un potage crème d'orge, qui, en effet, fut exquis, des soles gratinées, une selle d'agneau et des petits pois.

Tout cela se succéda sans à-coups, apporté par un monte-charge élégant, qui venait en douceur nous offrir les plats, des assiettes chaudes et des couverts à chaque service. En échange, il remportait le service précédent; c'était comme dans les féeries, où les lutins invisibles agissent au coup de baguette du magicien.

M. Martin du Bois réglait le programme par une petite pédale placée sous la table, de sorte que ses convives eussent pu le croire en communication télépathique avec les esprits gastronomes.

Tant qu'on dîna — ce fut l'affaire de trente minutes à peine — la conversation porta sur mes récentes aventures, que le jeune officier de marine connaissait par le menu, et dont il voulut bien me féliciter.

Comme la serveuse électrique nous apportait le café, les liqueurs et de superbes cigares, M. Martin du Bois, baissant la voix et regardant autour de lui, bien que manifestement il n'y eût personne, hormis nous, dans l'hôtel, dit avec émotion:

— Maintenant, mes enfants, parlons de la grande affaire. A toi, Marcel!

J'appris alors des choses telles, que je restai stupéfait devant le narrateur.

— Voici donc, déclara l'officier de marine d'une voix émue, voici ce que j'ai à vous révéler, messieurs, avec l'autorisation de mes chefs, bien entendu. Depuis sept ans environ, l'amiral Leloup de Saint-Brice, sans qu'on ait trop jasé ni espionné, car nous avons fait bonne garde autour de nos secrets, est parvenu à constituer dans notre marine militaire une arme nouvelle, une troupe offensive qui n'a pas encore fait ses débuts sous la mer, car c'est sous la mer qu'elle doit opérer; mais ce soir même, à minuit, cette troupe, composée de cent dix marins, que rien ne distinguera des autres, va partir d'ici pour Dunkerque, sous la direction de douze officiers, dont je suis, pour remplir la mission de confiance que je vous dirai tout à l'heure.


Illustration

— Avec l'autorisation de mes chefs, voici,
messieurs, ce que j'ai à vous révéler. (Page 164).


J'étais de plus en plus intrigué.

— Cette phalange, continua l'officier, moins nombreuse que celle des voleurs de Rapeau, la vaudra, nous l'espérons, sous la mer. Et vous pourrez la comparer aussi à celle des monte-en-l'air que vous avez vue opérer dans les nuages. Leloup, c'est un Rapeau sous-marin. Si, comme tout le fait prévoir, un exploit magnifique est accompli d'ici quarante-huit heures dans les eaux allemandes, vous pourrez dire que c'est à notre dévoué ministre, à cet infatigable chercheur, qu'on devra le premier succès de nos nouveaux auxiliaires: les hommes-crabes.

A ce mot fort inattendu, M. Martin du Bois fit un geste de surprise amusée. Je ne quittais pas des yeux son beau-frère, qui poursuivit, en scandant bien ses mots:

— Aux cuirassés de plus en plus puissants, de plus en plus redoutables, on a suscité des adversaires qui ont eu leurs beaux jours: les croiseurs, les torpilleurs, les sous-marins. Ceux-ci sont encore dans l'épanouissement de leur valeur sournoise, depuis qu'on a trouvé le moyen de les envoyer loin des côtes en augmentant la force de leurs moteurs. Il sembla un jour qu'ils fussent les arbitres de la guerre navale. Or, voici que tout le monde en a. Des gros, des petits, vous en trouverez désormais au long de tous les rivages. Comment faire pour les combattre à leur tour? Car il faut faire plus fort qu'eux et les réduire. L'amiral Leloup a résolu ce problème.

— Bravo! interrompit Napoléon enthousiasmé.

J'acquiesçai d'un sourire qui appelait la suite de la démonstration.

— Nous avons, s'est dit Leloup, à combattre des bâtiments sous la mer? Eh bien, j'irai plus loin que ceux qui les ont créés. Je doterai la marine de mon pays d'une nouvelle troupe offensive. Je ferai en sorte que des hommes — hardis, entraînés, débrouillards, cela va de soi — deviennent sous-marins, ou submarins eux-mêmes. Je vais créer l'homme crustacé, l'homme-pieuvre, l'homme-crabe, qui s'en ira par escouades, par sections, équipé en conséquence, ramper dans les estuaires, autour des ports, partout où les fonds lui permettront de se tapir, de guetter sa proie et de la détruire au moment favorable, sans que sa présence soit révélée.

— Oh! fis-je à mon tour, estomaqué par une conception aussi audacieuse.

— Vous comprenez, messieurs? Nous équipons des hommes bien entraînés à pratiquer le fond de la mer. Comme les scaphandriers nous les capitonnons en haut, nous les accablons en bas, sous les brodequins aux semelles de plomb, afin qu'ils se maintiennent debout et se meuvent tant bien que mal, à la façon précisément de ces crustacés dont ils ont l'apparence, car leurs deux bras se terminent par des gants qui figurent d'énormes pinces. Dans ces pinces ils sauront tenir les outils et pratiquer aux bons endroits les sections nécessaires. Un réservoir portatif d'oxygène leur permettra de vivre dans l'eau pendant six heures. C'est quelque chose.

— Diabolique, m'écriai-je.

— Sublime! renchérit M. Martin.

— Alors que l'ennemi se croira tranquille aux embouchures des fleuves, pour y préparer des coups de main sous la protection de flottilles qui chercheront l'agresseur à la surface ou sous la mer, nous préparerons le cataclysme au fond de l'eau: tandis que des joutes de congénères se poursuivront, terribles sans doute, entre deux eaux, les hommes-crabes descendront plus bas. Ils laisseront les sous-marins se combattre au-dessus de leurs têtes. Et de leur geste pénible, mais tout de même efficace, ils sauront couper les câbles immergés, les lignes de torpilles, les fils des microphones avertisseurs. Mieux et plus! Ils se glisseront, par la brume, à dix, douze, treize mètres et placeront sous la quille d'un cuirassé plusieurs kilos du dernier explosif. Un coup de pouce, bien appuyé sur le circuit dévastateur, fera sauter en l'air par morceaux épars, avec les poudres les projectiles du bord et tout l'équipage du plus imposant des mastodontes.

— Et ces hommes-crabes, demandai-je, sont prêts à partir?

— Ce soir même. Je vais les rejoindre à onze heures et demie en gare de la Chapelle. Ils nous arrivent de Brest par train spécial. Tout leur équipement est à bord d'un navire-atelier sous-marin que nous allons prendre à Dunkerque, et qui va les transporter comme nous aux abords de x... C'est là que les Allemands préparent — on le sait positivement depuis ce matin, un débarquement en Angleterre. Il doit se combiner, grâce aux brumes qui vont devenir fréquentes, avec l'expédition des aérocars que personne n'a encore vus, ni ne peut voir... C'est pour nous le moment d'agir. Sur un avis de l'amirauté anglaise, à qui Leloup a nécessairement dévoilé ses projets et révélé le nouveau corps des torpilleurs sous-marins individuels — c'est le nom longuet, mais officiel de cette troupe—nous partons ce soir. Vers trois heures du matin nous serons à Dunkerque et vingt-quatre heures plus tard sur les hauts-fonds de... Je vous dirai ça tout à l'heure. Alors on verra du nouveau, qui fera du bruit dans le monde.

— C'est cela que vous allez voir, mon cher, dit M. Martin du Bois, en me regardant comme s'il redoutait que je ne fisse la grimace.

— Vous êtes autorisé, capitaine, à m'embarquer avec vous? demandai-je.

— Par Leloup lui-même, monsieur; notre ministre veut à présent, comme défunt Rapeau, que son oeuvre soit connue, après avoir tant travaillé pour qu'elle restât secrète. C'est dans l'ordre. Voici la lettre de service qui vous concerne... Elle a été dictée à la demande de mon beau-frère.

J'eus alors comme un voile devant les yeux.

Ce fut encore l'instant d'une vision déprimante.

Puis, ayant lancé vers le plafond lumineux un long filet de fumée, je déclarai solennellement:

— Comptez sur moi, capitaine. Je n'ai rien à refuser à mon directeur. Il y a là, au surplus, un voyage d'information unique à faire. Je pars avec vous!


3. Une descente combinée.

La figure de Napoléon s'éclaira d'un sourire satisfait.

— Alors, demandai-je, encore incrédule, c'est un fait acquis? Les cent dix hommes en question ne sont pas de futurs éclaireurs sous-marins? Ils existent? La constitution de ce corps nouveau n'en est pas restée aux études, aux beaux projets sur le papier?

— Vous en jugerez dès ce soir. L'amiral Leloup, avec la même ruse que vous avez connue chez Rapeau, a travaillé comme lui, sans bruit. Des hommes d'élite ont été réunis, voilà quatre ans, à Brest, par recrutement volontaire, comme vos monte-en-l'air. Même procédé pour leur donner des officiers: l'appel aux risque-tout. Il en fallait une douzaine pour parer aux nécessités; nous avons été trois cent quatre-vingt-quinze à nous faire inscrire. On a dû procéder par sélection. Les mieux notés ont été classés en tête et finalement on a encore choisi parmi ceux-là. Mon beau-frère a bien un peu intrigué auprès de Leloup, et je l'en remercie, pour me faire passer dans les douze, alors que j'avais le numéro vingt-cinq. Oh! oui, je l'en remercie une fois de plus ce soir, à la veille du triomphe qui nous attend. Tout ce que nous avons essayé en Bretagne, dans les criques du Finistère, sous le prétexte d'expériences pour rechercher des épaves, nous allons l'expérimenter pour de bon au fond de la mer du Nord. Et je vais vous dire à présent où nous allons.

— Je suis tout oreilles.

— Nous buvons tes paroles, Marcel, ajouta le beau-frère, mais on pourrait boire aussi un verre de chartreuse.

Les petits verres emplis, le jeune Marcel exposa le plan que nous allions suivre.

— C'est bien simple. La guerre a éclaté entre l'Allemagne d'une part et l'Angleterre appuyée sur la France de l'autre. Vous avez appris que les flottes anglaises montent la garde au long de leurs rivages, dans la mer du Nord et dans la Manche.

— Et aussi qu'une de leurs escadres a bombardé Kiel.

— Oh! bombardé Kiel!.. Il y a là une tentative évidente pour engager le combat. Mais les Allemands ne suivront pas. Leur plan est autre. Remarquez que la flotte allemande, respectable puisqu'elle atteint aujourd'hui les deux tiers de l'effectif de la flotte anglaise, n'apparaît pas plus sur la mer que dans les airs.

— C'est exact. L'abstention est évidemment calculée.

— C'est que l'objectif de la marine prussienne n'est pas le combat sur mer, non plus que le combat aérien. De ces chocs à grand orchestre les dirigeants de la marine et de l'aérotactique allemandes se défient. Ils savent que la flotte anglaise est aussi dangereuse à rencontrer sur la mer que nos cent cinquante croiseurs aériens dans les nuages. Il ne faut pas croire pour cela qu'ils s'endorment sur la défensive. Au contraire! Ils préparent quelque chose d'énorme, mais sur d'autres données, qui sont chez eux à l'état d'idée fixe.

— Je sais, interrompis-je, croyant en effet savoir. Une descente en Angleterre par en haut...

— Et par en bas, compléta l'officier.

— Par en bas?

M. Martin du Bois répéta les trois mots en même temps que moi, sur le même ton de parfait étonnement.

— Eh! oui. Une descente combinée! Tandis que la direction de la guerre concentre je ne sais combien d'aérocars dans une plaine du Schleswig à moins que ce ne soit sur l'île d'Helgoland, pour emmener par-dessus la mer un corps de vingt mille hommes, ce qui sera peu de chose, celle de la marine travaille à Hambourg et sur toute la berge de l'Elbe jusqu'à proximité de la côte maritime. Elle y fait construire des radeaux..

— Des radeaux?

— Beaucoup de radeaux, cinq cents, disent ce matin les rapports d'espions. Cinq cents radeaux capables de porter commodément, presque confortablement, deux cents hommes chacun. Multipliez!

— Ça fait cent mille hommes, dit très vite M. Martin.

— Cent mille par en bas et vingt mille par en haut. Au total cent vingt mille. Ceux de l'air s'avanceront par leurs propres moyens. Ceux de la mer seront remorqués par des vapeurs de commerce.:

— Très bien, objectai-je. Mais cent mille hommes ainsi remorqués ne sauraient échapper à l'oeil de lynx des vigies anglaises. Et il y en a quelques-unes sur les cinq ou six cents navires actuellement épars ou groupés dans la mer du Nord.


Illustration

Cinq cents radeaux, capables de porter deux cents hommes chacun,
ont été construits par la flotte allemande. (Page 166).


— Sans doute il en irait ainsi par beau temps, un jour de juin ou de juillet. Mais n'oubliez pas que nous entrons dans la période de l'année où commencent les brumes épaisses. Il paraît que depuis hier le brouillard est impénétrable sur les rivages de la Hollande et plus haut. Ce temps propice peut durer dix, quinze jours. Que voulez-vous que la flotte anglaise fasse dans le brouillard?

— Rien, déclara Napoléon avec un geste coupant.

— Moins que rien. La brume, voyez-vous, ce sera toujours, à la mer, le facteur le plus favorable ou le plus gênant, suivant le point de vue auquel on se placera: offensif ou défensif. Fût-elle dix fois plus nombreuse et plus puissante, la flotte anglaise, dès que la brume l'enveloppera, se verra condamnée à une immobilité complète. Les chefs de tout grade auront assez de mal à éviter les collisions, les tirs erronés, à se garder en un mot de leurs propres navires. Tandis que les cinq cents radeaux allemands, chargés de soldats comme autrefois les navires de Guillaume de Normandie...

— Décidément, ils y tiennent, murmurai-je.

— ...s'en iront passer au large des croiseurs et des cuirassés, franchiront les lignes les mieux défendues, des lignes dont le soleil leur eût interdit l'approche, et débarqueront sur des plages désignées d'avance, à marée basse, leur armée d'envahisseurs.

— Vous croyez qu'un coup de main aussi audacieux est possible?

— J'en suis sûr. Et toute la marine française en est aussi sûre que moi. J'ajoute, pour être sincère, que la marine anglaise partage cette opinion, et que la marine allemande renchérit encore, naturellement. Celle-ci estime qu'on perdra dans cette opération gigantesque, si le temps est bien choisi, vingt pour cent de l'effectif réuni pour l'expédition. Ce n'est rien. Vous voyez que Napoléon, dont nous avons sous les yeux l'image vivante.

M. Martin du Bois, flatté, sourit avec modestie.

— Vous voyez que Napoléon reste un modèle bon à copier, dans le projet qu'il caressait de renouveler, lui, l'expédition de Guillaume.

Je confirmai par un souvenir:

— Qu'on m'assure vingt-quatre heures de brume, disait-il à Boulogne, et je passe avec toute mon armée.

— C'est exact. Or, Napoléon n'avait ni les moyens expéditifs qu'on possède aujourd'hui pour confectionner des radeaux qui seront de véritables chalands, ni la navigation à vapeur capable de les traîner autour du monde s'il le fallait.

— Alors? demandai-je en manière de conclusion.

— Alors voici la dépêche que notre ministre a reçue hier soir:

« Les radeaux en construction au bord de l'Elbe sont lancés. Demain y seront logées les provisions de toute sorte. Après-demain, si la brume continue, départ possible pour Cuxhaven d'un tiers de l'armée flottante. Cinq cuirassés sont dans le chenal de l'Elbe, à Cuxhaven même, pour protéger le travail et le passage. Credo bono. »

Marcel Duchemin nous avait récité ce texte par coeur. Les deux derniers mots nous firent sourire. Il les expliqua.

Credo bono, c'est le mot convenu avec l'agent qui nous renseigne. Il veut dire par là qu'il croit le moment venu d'aller jeter un peu de trouble dans ces honnêtes préparatifs. Or, il a été convenu entre Leloup et l'amiral Reading, qui commande la flotte anglaise, qu'au premier avis de ce dernier les hommes-crabes seraient envoyés avec leur matériel pour opérer dans l'Elbe, où personne ne soupçonnera leur présence.

— Mais encore?

— Eh bien, nous partons pour Dunkerque en train électrique. Là nous embarquons vivement sur le Chercheur, navire-atelier sous-marin de dix-huit cents tonnes, s'il vous plaît, qui est depuis avant-hier dans le port, et nous attend. Les hommes ont quitté Brest ce matin; ils seront à la Chapelle à onze heures, comme je vous l'ai dit. Et alors voilà! Nous partons de Dunkerque pour remonter au plus vite le long des côtes belges et hollandaises et pour prendre pied sans avaries, si possible, à l'embouchure de l'Elbe...

— Diable, interrompis-je avec une pointe d'émotion. A l'embouchure de l'Elbe les sous-marins pour la défense des côtes allemandes doivent être aussi nombreux que les grains de sable!

— Certes, il y en a; mais nous opérons de telle sorte qu'il leur sera difficile de soupçonner notre présence. Vous verrez... Plus tard, oh! plus tard, quand le truc sera connu, dévoilé, trahi par quelque espion ou par une catastrophe, l'attention des marins se portera sur le fond des estuaires. On nous y cherchera; on inventera pour cela des instruments nouveaux, des chaluts qui racleront le sable, la vase et les algues; mais ce temps n'est pas encore venu. Pour l'instant nous sommes insoupçonnés; c'est pourquoi, je crois que nous allons faire de grandes choses. Plus tard, dame, plus tard... on verra. Songeons au présent; l'avenir n'est pas à nous.

Un grand silence se fit. Le jeune officier regardait la pendule. Elle marquait tout de même dix heures et demie.

Le temps de gagner La Chapelle, de prendre contact avec les officiers qui arrivaient de Brest représentait bien une petite heure.

M. Martin du Bois ne nous dissimula pas qu'il trouvait sage de partir. Bien entendu il nous conduisait à la gare dans son automobile.

Chaudement vêtu, ma valise à la main, je fus bientôt sur le perron de l'hôtel avec mes deux compagnons. Le coupé nous attendait.

On y prit place, Marcel Duchemin sur le strapontin, en raison de son jeune âge, et l'on partit.

L'officier rappela en quelques mots affectueux à son beau-frère qu'il avait embrassé sa soeur, Mme Martin, et ses cousins-germains avant le dîner; il demanda qu'à nouveau ses adieux leur fussent tendrement transmis, sans qu'on leur fit connaître d'autres détails sur la dangereuse mission qu'il allait accomplir.

Puis, chacun étant oppressé par une perspective aussi grave, on se tut; on médita.

Nous n'avions pas échangé vingt paroles quand le coupé s'arrêta devant la gare de La Chapelle.


4. Bizarre énigme.

Le train spécial qui devait nous emmener se formait. Marcel Duchemin nous dirigea vers le wagon de première classe réservé aux officiers. Dans la demi-obscurité voulue du grand hall central, nous fûmes arrêtés puis relaxés par trois sentinelles. J'en voyais dans tous les coins.

Je crus reconnaître dans la pénombre — je reconnus certainement — une sorte de factotum de l'An 3000, nommé Pezonnaz. Il était en conversation, près de la grille interdite, avec un grand diable de marin, qui pouvait être, après tout, son ami ou son parent. Néanmoins la constatation me déplut. Ce ne fut qu'une impression fugitive.

Nous portions nos valises à la main, car l'accès des quais était interdit aux commissionnaires. Devant le wagon bien éclairé l'état-major du nouveau corps sous-marin formait un cercle où j'aperçus quelques dames. On tolérait leur présence, comme la nôtre, jusqu'à la minute des adieux suprêmes. C'était touchant.

L'enseigne me présenta, ainsi que son beau-frère, au chef du détachement, un commandant tout jeune.

— M. Charles de Réalmont, dit-il.

Je sursautai.

Un Réalmont! Le frère aîné du plus audacieux des Voleurs? Lui-même! Ma joie fut grande. Je lui dis tout le bien que je pensais de son cadet, qui se couvrait de gloire à sa manière...

— Nous allons voir ce que vaut la mienne, dit le commandant avec un bon sourire.

C'était un grand garçon, carré des épaules, solide comme un chêne, tout rasé, avec des yeux aussi glauques que l'eau de la mer.

Il fut charmant pour les deux civils qu'on lui amenait. Après avoir complimenté M. Martin du Bois sur les qualités de son jeune beau-frère, le commandant me dit, quasi paternel:

— J'ai reçu du ministre ce matin l'ordre qui vous concerne, monsieur. Vous êtes des nôtres jusqu'où il vous plaira d'aller.

— J'irai partout, commandant, répliquai-je sans hésiter, partout où il vous plaira de tolérer ma présence. Dès votre première tentative, le secret qui a couvert jusqu'ici vos essais n'en sera plus un. Mieux vaut qu'il soit divulgué par un témoin de vos prouesses que sur des on-dit maladroits. D'autant plus que je saurai taire ce qui devra rester caché.

— C'est ce que m'a expliqué le ministre, monsieur. Vous êtes, avec nous, chez vous, le temps qu'il vous plaira.

Je regardai M. Martin.

— Trois jours me suffiront, car il est de toute nécessité que le 29 je sois de retour ici.

— Vous en aurez certainement assez vu alors pour faire connaître au pays la valeur de notre troupe nouvelle. Je souhaite que vous ayez l'occasion de la présenter dans un cadre victorieux et qu'elle épouvante le monde... Car ce que nous espérons faire en deux jours, M. Duchemin vous l'a dit, est effroyable...

Je fus présenté aux autres officiers par M. Marcel; puis, nos valises casées dans un compartiment, nous revînmes à Napoléon pour lui faire nos adieux.

Ce fut une minute émouvante. Le train s'apprêtait à partir: les électriciens montaient sur la machine qui en deux heures cinquante devait nous conduire à Dunkerque.

Le directeur de l'An 2000 embrassa trois fois son jeune beau-frère. Je ne fus pas étonné lorsqu'il me prit pour m'embrasser aussi.

Cette étreinte me donna, par contre, la mesure des dangers au-devant desquels j'allais. Sûrement ce hardi conducteur d'hommes se disait: « En voilà un qui ne reviendra peut-être pas dans deux jours, ni jamais! »

L'excellent homme me glissa dans le tuyau de l'oreille:

— Demain avant midi vous serez crédité de cinquante mille francs en plus à la caisse. Cette fois-ci je vous gratifie d'avance, pour tout prévoir.

C'était gentil, mais inquiétant. Le brouhaha du départ m'empêcha d'échafauder des réflexions mélancoliques. Au surplus il était trop tard.

Je grimpai dans mon compartiment. Le train s'ébranla dans la nuit et ronfla bientôt comme un tonnerre sur la voie dégagée, par ordre supérieur, de tout ce qui eût pu retarder sa marche.

On causa peu dans le compartiment où nous étions: Marcel Duchemin, le commandant Réalmont, son officier d'ordonnance et moi. On dormit même, ce qui me fit penser, dans un moment d'orgueil, au sommeil du prince de Condé, la veille de Rocroi.

L'image de Bossuet m'apparut dans un passé vaporeux, et finalement je fis comme les camarades: je sommeillai.

A l'heure fixée par le graphique des ingénieurs de la Compagnie du Nord, notre train électrique s'arrêtait au terminus de la ligne, sur un quai de l'avant-port, à Dunkerque.

Il me sembla que nous étions plongés dans une cuve d'encre. Une brume noirâtre, épaisse, glacée, nous empêchait de voir à cinq pas. Et, comme tous les feux du port étaient éteints par ordre, c'était sinistre.

Les marins débarquaient en silence, éclairés par des lanternes à main.

Ils n'avaient pas fait le moindre bruit, du reste, en cours de route. Ni chants, ni cris d'aucune sorte. Chacun d'eux portait en bandoulière un sac d'effets et suivait la file pour franchir l'échelle du Chercheur.

Je voulus assister au défilé de ces hommes d'élite.

Vraiment, on avait tenu compte, au jour de la sélection, de leurs aptitudes physiques. Tous mesuraient un mètre soixante-douze ou soixante-quinze. Tous portaient sur un corps bien bâti un cou de taureau, une tête énergique. Je pensai voir passer cent dix lutteurs à cols bleus.

Marcel Duchemin me fit signe de descendre à mon tour, car on allait enlever l'échelle. En quelques minutes je me trouvai dans une salle oblongue, inondée de lumière électrique comme celle d'un grand café.

Des remous, des glouglous, des bruits de serrage, et bientôt le silence, coupé de clapotis caractéristiques par instants. Nous étions sous la mer; le Chercheur sortait du port.

Je n'en étais plus à ma première excursion en sous-marin. Depuis tant d'années que ce merveilleux et terrible engin zigzague sous la mer par ses propres moyens, maintes invitations m'avaient été faites d'y exécuter des plongées, et vous pensez si je les avais acceptées avec plaisir.

Descendre sous la mer, respirer avec dix mètres d'eau sur la tête comme dans un salon; ne rien voir et pourtant se diriger sûrement, soit à l'aide du périscope, soit avec la collaboration des ondes hertziennes qui provoquent de loin la marche du navire immergé, soit à l'aide de microphones sans fil, de cloches sous-marines, de maints autres avertisseurs — il ne se passe guère d'année que la science ne nous en apporte un nouveau — c'était là une faveur, autrefois, dont la marine de guerre se montrait justement avare. Et c'était une joie neuve pour ceux à qui elle la réservait, de loin en loin, sous le sceau du secret.

Mais les sous-marins de plaisance sont venus, puis ceux du commerce. J'avais fait l'année précédente le voyage du Havre à Plymouth sur le premier paquebot de ce type qui eût été lancé. Sans la guerre il allait commencer son service entre Dieppe et Newhaven, transportant, à une vitesse magnifique, trois fois par jour dans chaque sens, cinquante passagers exempts désormais du mal de mer. Car sous la mer, dans un milieu homogène, les résistances sont abolies et le bateau pointu file entre deux eaux comme la torpille dont il reproduit la silhouette.

Bien sûr que j'eusse été incapable de comprendre le rôle des robinets, des volants, de toute la machinerie, que l'équipage du Chercheur, attentif aux ordres électriquement transmis, manoeuvrait dans le plus grand silence.

Je n'en étais pas moins un familier du sous-marin; je ne m'étonnais plus guère de l'attitude pour ainsi dire religieuse que chaque matelot ou passager doit y observer.

Le kiosque, les water-ballasts, les batteries d'accumulateurs du Chercheur évoquaient dans mon esprit quelque chose de « déjà vu » qui ne piquait plus ma curiosité comme autrefois, tant il est vrai que notre cerveau, dans sa gourmandise d'inconnu, considère comme la chose la plus naturelle du monde ce qui lui paraissait impossible à réaliser quelques années plus tôt, que dis-je? la veille!

Officiers et soldats du nouveau corps occupaient dans le Chercheur deux carrés superposés.

En haut l'état-major des hommes-crabes et votre serviteur. A l'étage au-dessous les sous-officiers et leurs hommes.

Le commandant du Chercheur était avec nous. Engagé à demi dans le kiosque, il ne perdait pas de vue ses instruments, placés en batterie à sa portée.

Le périscope ne lui servait à rien puisque nous étions en pleine nuit. Par contre, il tendait à chaque instant l'oreille vers un cornet en métal où l'on percevait les éclats d'une voix mystérieuse, qui lui donnait la marche à suivre.

C'était une succession de mots très nets, avec un nasillement caractéristique.

Il avait absolument l'air de causer avec les poissons, pensai-je, comme nous causions, Marcel Duchemin et moi, par phrases courtes, souvent par monosyllabes, et à demi-voix.

L'enseigne s'était placé à côté de moi: deux sacs d'effets nous servaient de sièges. Le commandant Réalmont, respectueux du privilège du lieutenant de vaisseau Berger qui dirigeait le bâtiment, n'en écoutait pas moins, l'oreille tendue, cette singulière conversation.

— Des feux? disait M. Berger. C'est Ostende, mon ami.

Il ajoutait alors:

— Rectifier? Bon. Nous allions dessus? Diable! Nord quart Nord-Est? Je m'y tiens. Vous dites?... Comme dans un four? Ça ne nous change pas. Tant mieux, mon cher! Puisque nous demandions de la brume, nous sommes servis.


Illustration

Engagé à demi dans le kiosque, le commandant du
Chercheur ne perdait pas de vue ses instruments,
placés en batterie à sa portée. (Page 169).


Cela, par exemple, me confondit. C'était nouveau.

I1 me paraissait impossible que de pareilles conversations fussent échangées sous la mer, sans fil, avec un autre sous-marin hermétiquement clos autant que le nôtre, qui nous eût suivi à plusieurs centaines de mètres.

Et puis l'officier avait parlé du temps qu'il faisait dehors, de la brume, des feux d'Ostende. C'était donc de la surface de la mer qu'on lui répondait?

Mais alors si quelqu'un lui répondait de la surface, nous n'étions plus en sécurité!

Ce quelqu'un devait trahir notre présence. A quoi bon descendre sous la mer, si une embarcation visible suit une route parallèle et nous compromet?

— Avec qui diable fait-il la causette? demandai-je tout bas à mon voisin.

— Très curieux! me répondit Marcel Duchemin. Avec le ballon.

Je le regardai, tout hébété, car j'étais loin de comprendre.


5. L'aveugle et le paralytique.

Or le Chercheur, d'après ce que m'expliqua doucement Marcel Duchemin, réalisait pour la première fois le rêve d'un ingénieur italien, M. Pesce, qui l'exposait avec conviction vers la fin du XIXe siècle.

— Il est de toute évidence, me dit-il, que le petit sous-marin, celui qui n'a pas deux cents tonnes de déplacement, par exemple, ne peut se diriger seul sous la mer. Longtemps on dut renoncer à lui donner des compas. La masse de métal dont il est fait, ramassée sous un si petit volume, occasionne à l'aiguille aimantée des déviations, des soubresauts, parfois des sarabandes telles que l'officier commandant ne peut que faire fausse route dès qu'il s'en rapporte à ses instruments.

— Oh! je sais! J'ai exécuté de ces plongées où l'on courait au jugé sur un but, après l'avoir repéré à la surface. Désemparé de son périscope, qui est son oeil diurne, le sous-marin est aveugle, chacun sait ça!

— Partant de cette autre vérité que le ballon captif est un paralytique, par définition, Pesce préconisait et il avait raison — mais qu'il a donc fallu d'années pour le reconnaître — une alliance de ces deux impotents, ou empotés. Le ballon, relié au sous-marin par un câble en fil d'acier, le long duquel descend un fil téléphonique, signale de là-haut la route à suivre. Dans les profondeurs de la mer le sous-marin reçoit les indications par téléphone: il oblique à droite, à gauche, suivant les ordres qu'il reçoit du plein air, où la vigie inspecte la mer et ses dangers apparents. En honnête associé, il rend au ballon, captif sur son treuil, le service de le conduire où il va lui-même. Ainsi ces deux infirmes se prêtent une mutuelle assistance. La vitesse du sous-marin y gagne, car son commandant sait alors où il va.

— Excellente application du principe de solidarité. Mais, permettez, le cas du Chercheur n'est pas celui d'un petit sous-marin.

— Fichtre, non! Sa jauge est de dix-huit cents tonnes. C'est ce qu'on a fait de plus grand dans la construction sous-marine depuis un tiers de siècle. Voyez ce qu'il porte! Nous et son équipage: Cent dix hommes plus vingt-cinq, plus douze officiers de chez nous, plus ses cinq officiers, à lui.

— Plus son matériel.

— Plus ce matériel d'exploration sous-marine que vous n'avez pas vu encore, mais qui vous émerveillera quand on sera mouillé là-haut, demain à pareille heure...

— Alors ce grand navire-atelier de dix-huit cents tonnes est incapable de se diriger sous la mer?...


Illustration

Relié au ballon par un fil d'acier, le long duquel descendait
un fil téléphonique, le sous-marin recevait dans les profondeurs
de la mer, les indications sur la route à suivre. (Page 170).


— Que non pas! Son cas est autre. Et les sous-marins de beau tonnage sont, comme lui, pourvus de compas à peu près insensibles aux influences mystérieuses que vous savez, en raison de leurs dimensions, précisément! Mais alors le ballon devient utile à notre Chercheur pour un autre office. Nous voici en pleine nuit, et en pleine guerre.

— C'est juste. Les feux sont éteints partout.

Tous deux nous nous mîmes à sourire de cette calinotade.

— Suis-je bête? repris-je aussitôt. Si tous les feux sont éteints il n'a rien à voir, rien à nous indiquer, le ballon! Mais alors... à quoi sert-il?

Marcel Duchemin, toujours souriant, compléta mon instruction en quelques mots.

— Il a servi d'abord à nous sortir de Dunkerque. Vous avez vu...

— Qu'on n'y voyait goutte.

— Précisément. Eh bien si vous étiez resté au niveau de la mer au lieu de partager avec nous cette coque hermétiquement close, où l'air des réservoirs seul nous permet de vivre, sans quoi... Couic!

— Ne parlez pas de ça, mon ami. Rien que d'y penser j'en ai la chair de poule, chaque fois que je descends sous l'eau dans ces machines-là.

L'enseigne se mit à rire.

— Vous venez de prononcer deux mots qui constituent le sobriquet de nos hommes. Vous avez déjà fait connaissance avec les Voleurs et les Monte-en-l'air. Entre eux, et officieusement, les nôtres se sont décerné le surnom assez peu relevé de Sous-l'eau. Il est logique, par exemple.

— Ça manque un peu de noblesse.

— Beaucoup, mais ils s'en contentent. Ils sont même fiers de se l'appliquer. Je suis un Sous-l'eau, disent-ils. Nous sommes cent dix Sous-l'eau. Rien ne les amuse comme de célébrer entre eux la valeur des Sous-l'eau... Ce sont de grands enfants.

— Et la plaisanterie ne fait de mal à personne. Mais vous disiez?..

— Je disais qu'à fleur d'eau vous eussiez constaté l'allumage et l'extinction successifs des bateaux-feux qui par leur alignement balisent la passe de Dunkerque. Ces courtes lueurs électriques, les deux vigies qui sont dans le ballon les voyaient, et par le téléphone rectifiaient la route à suivre pour les ranger à la distance voulue. Encore que la sortie de Dunkerque soit aisée à cause des bancs de sable qui l'abritent à trois mille mètres au large, et brisent la mer sur une ligne assez longue, parallèle à la côte, M. Berger ne s'en serait pas tiré aussi brillamment sans le secours des quatre-z-yeux qu'il a là-haut.

— Je n'ai pas remarqué le ballon, en descendant à bord.

— Il faisait si noir! Vous avez pris le câble au bout duquel il se balançait, à vingt mètres, pour un tuyau d'échappement.

J'étais fort intéressé par cette histoire de ballon, et l'accouplement de l'aveugle avec le paralytique me parut tout à fait suggestif.

Marcel Duchemin m'expliqua ensuite que ce ballon, en solide étoffe imperméable, cubait à peine trois cents mètres, et que l'officier de quart qui en occupait la nacelle était accompagné d'un lieutenant d'état-major anglais.

— Tiens! tiens!

— C'est une précaution qui en vaut une autre. Puisque nous sommes avec les Anglais il est juste que nous ne fassions l'essai de ce corps nouveau des Sous-l'eau qu'avec leur utile concours. Nous allons chercher les parages d'Helgoland, l'embouchure de l'Elbe, Cuxhaven, par un brouillard de suie, à travers la mer du Nord que sillonnent des centaines de navires anglais. Je veux bien que par cette brume ils soient au mouillage pour la plupart; mais, si nous en rencontrons quelqu'un, ne vaut-il pas mieux avoir avec nous un officier de leur grand état-major, qui possède leurs mots d'ordre, la clef de leurs signaux de guerre et toute la mécanique? Un malentendu est ainsi plus vite réglé.

— Vous connaissez cet officier?

— Du tout. C'est à vous qu'il faut le demander.

— Comment?

— N'avez-vous pas raconté dans vos intéressants articles de l'An 2000 que l'Angleterre avait désigné auprès de Rapeau le lieutenant Tom Davis?

— Sans doute. Mais le malheureux est mort l'autre jour en Allemagne, au-dessus de Francfort, tué par l'immonde Keog..

Un remords indicible me montait au coeur. J'avais envie de crier pour soulager ma conscience que le pauvre jeune homme était mort de ma main.

— J'ai cru que c'était le même.

— Pourquoi donc?

— Parce que celui qui est là-haut s'appelle aussi Tom Davis.

— Vous dites?

— Ce qu'on m'a dit.

— Les Anglais qui s'appellent Davis sont légion, et plus nombreux encore ceux dont le prénom familier est Tommy.

Une seconde l'espoir irréfléchi, l'espoir fou me rendit comme halluciné; mais je compris qu'il n'y avait là qu'une coïncidence à laquelle il ne fallait pas s'arrêter.

Nous écoutâmes M. Berger répéter les ordres qu'il recevait du ballon et se plaindre de sa boussole.

— Donnez-moi la route suivant vos compas, disait-il. Les miens ne sont jamais d'accord avec vos indications. Peut-être est-ce la ferraille que nous avons à bord? Nord-Nord-Est toujours? Ça va... Vous dites? Des feux de pêcheurs tout proches? Qu'est-ce que ces fishers fichent là? Non est hic locus! En temps de guerre on ne pêche plus, si l'on tient à sa peau. Et des navires de l'amirauté, en avez-vous vu?...

— Trois déjà, répondit la voix dans le cornet, vibrante au point qu'à trois pas je l'entendais nettement.

— Feux éteints?

— Bien entendu. Et au mouillage dans la réglisse. A dix mètres près, nous accrochions le dernier. Une sentinelle nous a même envoyé des coups de fusil. Mais quand le projecteur s'est mis à fouiller nous étions loin, et invisibles. Il ne manquerait plus que nous soyons descendus de notre panier par mes frères!

J'avais tendu l'oreille. Quels coups de canon les battements de mon coeur y déchaînaient à présent!


Illustration

Une sentinelle d'un des navires de l'amirauté
nous avait envoyé des coups de fusil. (Page 172).


Eh! oui, c'était la voix de Tom Davis!

Lui vivant! Et là-haut!

Après tout, pourquoi pas?

N'avait-il pu échapper à la mort comme Pigeon, par des raisons analogues? Ma foi je rompis avec la timidité qui m'avait dominé jusque-là.

— Commandant, dis-je à M. Berger, avec un geste suppliant qui intrigua tous les officiers des Sous-l'eau, voudriez-vous me dire si l'officier qui est là-haut n'est pas le même Tom Davis...

— Dont vous avez annoncé la mort dans l'An 2000. Mais certainement. Lui-même! Il a échappé par un vrai miracle au désastre de Francfort. Voulez-vous lui parler?

— Oh! fis-je, je n'osais vous le demander.

— Osez, monsieur! Voici le téléphone. Approchez-vous!

Je m'approchai, mais à l'instant même où l'officier voulait me passer l'appareil, il le retint pour le fixer à son oreille avec un geste de fureur, suivi d'un véritable rugissement. |

Je compris, aux vains efforts qu'il faisait pour entendre, qu'un accident venait de se produire à la surface.

Ce n'était que trop vrai.

Le Chercheur donna subitement de la bande et stoppa, dans cette posture inquiétante.


6. La brume à deux fins.

Les officiers, surpris, regardaient le commandant. M. de Réalmont l'interrogeait des yeux.

— Nous avons croché, répondit aussitôt M. Berger, son téléphone toujours à l'oreille. Nous avons évidemment croché une quille là-haut. Heureusement que j'ai pu entendre les deux mots: Stoppez, vite! Et puis... plus rien... Notre câble est engagé sous quelque bateau, c'est sûr...

J'admirai le beau courage de cette douzaine d'officiers.

Nul d'entre eux ne savait ce qui s'était passé en haut; c'était peut-être tout un drame, alors que M. Berger n'envisageait qu'un accident. Néanmoins dans cette vaste salle, hermétiquement close de toutes parts, avec la mer au-dessus de leurs têtes, ils avaient l'air moins émus que ne l'eussent été des voyageurs rejetés prosaïquement les uns sur les autres par quelque sursaut inattendu d'un omnibus, dans les rues de Paris.

J'essayais de sourire; mais je n'étais pas fier, tout de même. Marcel Duchemin tenta de me faire prendre en patience la panne qui nous immobilisait là, en me montrant par un judas vitré le carré des mathurins, placé au-dessous du nôtre.

Les hommes ne bougeaient pas; c'était la consigne. Mais il ne leur était pas défendu de plaisanter. Et avec une parfaite gaieté, ma foi, ils plaisantaient sur la halte imprévue qui venait de s'imposer au Chercheur.

— Dix minutes d'arrêt! Buffet! criait l'un.

— Cambrez les reins, les gars de tribord, commandait l'autre. On penche du côté qu'on va tomber!

Et c'étaient des attitudes comiques.

Braves gens! pensais-je. La mort est autour d'eux, partout, dans cet abîme liquide. Un choc, une blessure causée par l'adversaire, car c'est peut-être l'adversaire qui est là, et nous allons tous par le fond. Ils n'ont pas l'air de s'en douter. La légèreté qu'on reproche tant aux Français ne les sert-elle pas joliment lorsqu'il s'agit d'avoir du courage?

Nous apprîmes quelques instants plus tard ce qui se passait à la surface.

La malencontreuse brume, favorable à l'expédition, mais défavorable à la rapidité de sa marche, la brume à deux fins, comme l'appelait le jeune Marcel à côté de moi, avait empêché les deux officiers qui montaient le ballon captif d'apercevoir un destroyer anglais, le Rustling, qui faisait son service d'estafette entre les trois groupes de la flotte à travers la mer du Nord, tous feux éteints, suivant les règlements.

Le ballon arrivait dessus, quand ses voyageurs avaient entendu le câble crier.

Grand émoi à bord du navire.

Le lieutenant de vaisseau français Chouquet, de la nacelle du ballon, envoyait aussitôt des signaux à l'aide de sa lanterne. Mais cette télégraphie optique, utilisable par un temps clair, restait impuissante dans la couche épaisse d'ouate qui recouvrait la mer.

Alors le lieutenant Davis avait embouché un long et sonore porte-voix. Grâce à cet auxiliaire désuet, dont le rôle fut si considérable autrefois dans l'histoire des guerres maritimes, il s'était fait reconnaître; il avait entamé un dialogue avec le commandant du destroyer et donné les instructions en hôte pour que celui-ci stoppât aussi, car il était en marche, à vitesse réduite heureusement, lorsque l'emberlificotage s'était produit.

Le commandant du Rustling fait allumer ses projecteurs, arrête ses turbines, puis les remet doucement en route, pour se dégager, marche en arrière, car le câble est engagé sous la quille et pour un peu viendrait se prendre dans l'hélice. Deux canots sont rapidement mis à la mer, qui est calme, par bonheur.

Quatre hommes saisissent des gaffes et retiennent le câble tandis que le navire se déhale.


Illustration

Le commandant du Rustling fit allumer ses projecteurs, arrêter
ses turbines pendant que l'équipage de deux canots, mis rapidement
à la mer, vint saisir le câble engagé sous la quille. (Page 174).


Des profondeurs où nous sommes enfermés on devine la succession des phases de cet épisode.

Tout à coup le Chercheur s'est redressé. Un hourra joyeux nous arrive du carré des Sous-l'eau. La parole est rendue au téléphone après vingt longues minutes de mutisme pendant lesquelles nous ne savions trop ce qu'il fallait penser de l'incident.

Le commandant Réalmont et le lieutenant de vaisseau Berger demeuraient d'accord pour attendre, sans bouger. Le moindre mouvement eût pu casser le câble, causer la perte du ballon et de ses deux vigies.

Je poussai un soupir de contentement, le lecteur n'en doutera pas, lorsque le navire-atelier sous-marin eut repris sa position normale et que la conversation de son commandant eut recommencé avec l'extérieur.

Ce ne fut qu'un court dialogue, au surplus, car moins de deux minutes après qu'il eut appris par le fil ce qui s'était passé en haut, les moteurs recommencèrent à ronfler et nous repartions pour la pointe du Helder.

Il était alors cinq heures du matin. Nous rangions à quelques milles les bouches de l'Escaut, les côtes basses de la Zélande, noyées dans le brouillard toujours aussi opaque.

Le jour vint pourtant. Du moins nous dûmes supposer qu'il venait, conformément au programme immuable de la nature, car en ce qui nous concernait nous étions condamnés à ne pas nous en apercevoir.

J'entendis une suite de commandements qui m'indiquèrent une manoeuvre du Chercheur, à six heures et demie.

Les moteurs stoppèrent à nouveau.

— On va émerger quelques minutes, me dit Marcel Duchemin. Le temps de rentrer le ballon, car il ne pourrait que nous être nuisible à présent, en révélant à l'ennemi que nous l'entraînons.

Le contentement que j'éprouvai lorsque la poussée ascensionnelle se fit sentir par le jeu des waterballasts m'était connu. Chaque fois que pareille promenade sous-marine m'avait été offerte je m'étais senti emporté vers la surface avec délices.

Mais cette fois il fallut renoncer au plaisir complémentaire de revoir le ciel, ne fût-ce qu'un instant, et d'aspirer à pleins poumons la brise matinale. Le commandant du Chercheur envoya seuls un enseigne et deux matelots au treuil de rappel.

Le Chercheur affleurait bientôt. On entendait le clapotis des lames qui venaient lécher la partie émergée de sa longue carapace. J'entendis des pas résonner sur la plate-forme, des outils frapper sur des pièces qui ne jouaient pas assez vite.

Puis ce fut le bruit du treuil, électriquement actionné.

Des voix s'entre-croisaient. Je ne voyais rien et pourtant il me semblait que la scène de la rentrée du ballon se passât sous mes yeux, à mesure que le câble d'acier s'enroulait sur son treuil.


Illustration

Le commandant du Chercheur envoya seuls un enseigne
et deux matelots au treuil de rappel. (Page 174).


Le commandant Réalmont avait rejoint l'enseigne à la surface, après avoir eu soin de se botter en conséquence, car il fallait piétiner dans l'eau. Je l'entendis qui félicitait en anglais Tom Davis.

Avec une joie d'enfant j'entendis Tom Davis lui répondre. Et cette fois il n'y avait plus à en douter; c'était bien mon Tom Davis, le nôtre, le sien, celui de la touchante miss Ada que je retrouvais vivant... et par quel concours de circonstances!

Mais comment était-il venu jusque-là? Je n'eus pas à patienter longtemps pour l'apprendre. Une manoeuvre pour dégonfler le ballon, une autre pour l'embarquer par le panneau et nous redescendions aussitôt à douze mètres de profondeur.

Tom Davis et M. Chouquet n'avaient pas attendu la fin de l'opération pour se laisser glisser dans le carré, où il faisait sûrement plus chaud qu'en pleine brume. Je les laissai causer de leurs affaires avec M. Berger, avec les autres officiers du bord, puis avec le commandant Réalmont et l'état-major des hommes-crabes:

Au bout d'une demi-heure, quand je compris que les conversations techniques avaient pris fin, je quittai le banc sur lequel j'étais resté assis à côté de Marcel Duchemin, piochant avec mon chef de file la théorie des hommes-crabes, les signaux conventionnels, le code des précautions usuelles, pour m'avancer vers le lieutenant anglais.

Sans mot dire, avec un sourire difficilement contenu, je marchai droit à lui. Justement il venait de s'asseoir à la place que j'avais occupée pendant la première partie du voyage.

Je pensais bien qu'il ne s'attendait guère à me voir en pareil lieu. Tel Pigeon et les autres, depuis Koenigsdorf il me croyait mort, lui aussi.

Ses yeux commencèrent par me fixer, puis ils se détournèrent avec embarras. Ils redoutaient évidemment d'être indiscrets. Nous étions tous en habits civils. Un officier des hommes-crabes rappelait par ses traits au lieutenant le rédacteur de l'An 2000 qu'il avait connu à La Haye, et retrouvé à Brochon, c'était tout.

Mais comme je continuais à sourire; comme les officiers qui l'entouraient, mis au courant, se prenaient à sourire aussi, Tom Davis me considéra de nouveau.

Alors il eut un haut-le-corps, leva les bras en l'air, puis me tendant ses deux mains avec une cordiale affection, ne put que répéter pendant une longue minute:

— Vous, mon cher ami! Vous ici! Vous ici... Vivant! Pas mort? C'est prodigieux.

Je lui rendis la pareille en pressant énergiquement ses mains.

— Et vous donc, mon excellent bon! Vous ici! Vous, que je croyais tué par l'obus de Jim Keog!

Mais le nom de l'aventurier, qui me rendait tout blême, ne sembla rien lui dire de très clair. Je pensai aussitôt à en prononcer un autre, et sa figure s'éclaira.


Illustration

— Vous, mon cher ami! Vous ici! Vous
ici... Vivant! Pas mort? C'est prodigieux.


— Pour que miss Ada n'ait rien su l'autre jour encore de votre miraculeux sauvetage, il faut que vous n'ayez pu l'en informer. Si vous aviez vu sa douleur! Le deuil lui va bien, certes; elle est plus jolie que jamais en noir; mais j'espère que vous l'avez rapidement détrompée.

— Hier seulement, répondit le fiancé par miracle échappé à la catastrophe. Hier seulement.

— Donnez-nous vite des détails!

Alors au milieu du grand silence observé par cette douzaine d'officiers curieux d'apprendre, Tom Davis fit en termes sobres le récit de son aventure.


7. Héros simplistes.

— Quand l'obus venu de l'implacable Tortue Noire tomba sur le Montgolfier, dit-il, j'étais tout à l'arrière de l'aérocar, suivant à la lorgnette les progrès de l'incendie. M. Rapeau se trouvait au milieu du poste, avec M. Drapier et les autres. Je ne compris rien, vous n'en doutez pas, à ce qui se passait. Je n'entendis qu'un fracas horrible, des cris, des hurlements de douleur, et je me sentis tomber dans le vide. Machinalement je m'étais cramponné à la lisse. Je la tenais entre mes mains crispées. Il me sembla aussitôt que tout était fini et que j'allais me briser sur le sol, à mille mètres en dessous du point où nous étions établis pour le lancement des fusées. Je me sentis descendre très vite, au-dessus de la ville qui flambait. Plus de cris, plus de plaintes, j'étais accroché à l'épave, qui descendait à toute vitesse. Subitement l'allure se ralentit. Un lambeau énorme du ballon restait fixé au bordage par ses attaches triangulées, que la mitraille n'avait pas coupées toutes. L'étoffe venait de s'ouvrir et de former parachute. En même temps un vent frais la poussait vers le Nord-Ouest. J'en jugeai ainsi par la position que je maintenais tout en fuyant la ville en flammes. Vingt fois je crus que la terre était proche et que j'allais m'y casser les membres. Mais vingt fois je repris de l'espoir. Mieux valait flotter ainsi à la dérive dans la nuit, que de tomber dans quelque ville allemande; au pis aller, mieux valait y tomber en douceur.

— Vous étiez comme un naufragé sur un radeau, dit Marcel Duchemin.

— Ou comme un aéronaute forain qui redescend du ciel sur la terre, cramponné à son trapèze. Mes poignets me faisaient horriblement mal. Je craignais qu'ils ne pussent longtemps me soutenir dans cette posture atroce. Mais l'instinct de la conservation me surexcitait encore. Je voyais défiler sous mes pieds, à cinq cents mètres environ — du moins j'appréciai ainsi l'altitude — des villes et des villages dont les lumières me graduaient l'importance. Je restai dans cette posture une heure peut-être. Mais c'était tout ce que je pouvais endurer. La minute m'apparut où je devrais faire le saut dans le vide, et me tuer volontairement faute de pouvoir lutter plus longtemps. Alors se passa un fait bizarre. Nous n'étions pas aussi haut que je le croyais.


Illustration

Je me sentis descendre très vite, au-dessus de la ville qui flambait,
lorsqu'un lambeau énorme du ballon s'ouvrit formant parachute (Page 175).


— Nous? interrompis-je. Pourquoi nous?

— C'est juste. Je mets la charrue devant les boeufs. Faites-moi crédit de quelques minutes. Le lambeau d'étoffe qui formait parachute vint à frôler un arbre — c'est dire qu'il arrivait bien près de terre. Je crus qu'il accrochait. Il accrocha, en effet, mais ce fut pour échapper et prendre brutalement une autre forme. Il obéit, par la poche qu'il formait ainsi, à la force ascensionnelle. En même temps, des débris de l'armature du Montgolfier s'étaient désagrégés et venaient pendre à ma portée. Je les saisis avec un pied. Chance inespérée! Le métal résista. Je me trouvais à présent installé sur un échelon de fortune, solide à souhait. Quel repos! Mes pauvres bras se détendirent; mes doigts purent jouer l'un après l'autre... J'errai ainsi toute la nuit sans rencontrer en l'air autre chose que des ondées légères. Au petit jour je mesurai de l'oeil l'altitude. Elle ne comptait pour ainsi dire plus. Je tombais, je tombais, cette fois pour de bon, mais avec une telle douceur qu'un pilote habile n'eût pas mieux manoeuvré pour ne rien casser.

— Où tombiez-vous donc?

— Dans un marécage immense, en pleines tourbières! Des paysans accoururent et me reçurent dans un bachot. Je venais de franchir — ô chance! — la frontière hollandaise et j'avais pris terre — dans un mètre d'eau bourbeuse — sur le peel ! C'était le sol du Limbourg batave qui me recevait d'une façon si hospitalière, à quelques milles de la petite ville de Stratum. Quel fut mon émoi lorsque je découvris avec mes sauveteurs, emmailloté pour ainsi dire dans la partie de l'étoffe qui pendait au-dessous de moi depuis la rencontre d'un arbre, le corps du jeune officier que vous avez vu comme moi si charmant, M. Robert de Cailleville! Il avait dû mourir en l'air, car sa poitrine était labourée affreusement par la mitraille; le ballon désemparé l'avait soutenu dans l'une de ces poches qui s'étaient formées au gré du vent. Et toute la nuit j'avais voyagé avec le cadavre du malheureux midship, enveloppé par le hasard dans un linceul de soie!

Tom Davis s'arrêta. Le cercle l'avait écouté avec une visible émotion.


Illustration

Dans un marécage immense, en pleines tourbières! Des paysans
accoururent et me reçurent dans un bachot. (Page 176).


Ces hommes qui risquaient en ce moment même, à toutes les minutes, de mourir noyés, se passionnaient pour l'odyssée aérienne du narrateur, pour la mort tragique de ses compagnons dans un élément tout aussi terrible que le leur.

Le fiancé de miss Ada poursuivit:

— Je fis inhumer le corps de votre compatriote à Stratum, avec le concours du consul d'Angleterre, puis je me rendis à Bréda. Ceci se passait avant-hier. Je demandai des ordres à mon gouvernement; il me délégua aussitôt à l'expédition si curieuse qui va bientôt vous couvrir de gloire, messieurs. Je ne saurais trop l'en remercier.

Chacun s'inclina. Puis se tournant vers moi:

— Dès que je fus à Dunkerque, acheva Tom Davis, hier dans la soirée, je vins présenter mes devoirs à M. le commandant Berger. Après quoi, je télégraphiai à Paris et à La Haye pour y annoncer à qui vous savez, cher monsieur et ami, que je vivais encore. Et voilà! Mais vous-même, qu'êtes-vous devenu?

Je dus faire à Tom Davis, qui n'avait évidemment pas lu un seul numéro de l'An 2000, le récit de mon aventure, à moi... Il l'écouta tout mélancolique. Le personnage de Jim Keog était pour lui quelque chose de si curieux qu'il revenait sans cesse à la même phrase:

— Il faut que nous ayons ce bandit avec nous.

— Soyez sans crainte, lui dis-je avec assurance, nous l'aurons.

Mais je compris que dans tout mon récit l'officier anglais avait trouvé quelque embarras, des réticences. Hélas! n'avait-il pas fallu évoquer une fois de plus devant lui, dans le secret de ma conscience, le crime commis là-haut?

Cet aimable garçon avait heureusement échappé à la mort. Mais les autres: Rapeau, Drapier, tant de braves, restaient dans les plaines de la Hesse, déchiquetés horriblement. Et, leur mort, c'était mon index infâme qui l'avait provoquée! Et je racontais, nécessairement, que c'était Keog qui avait tout fait!

— Menteur! me criait alors une voix implacable. Menteur! Assassin! Fratricide!

De temps en temps, comme lady Macbeth dans la tragédie de Shakespeare, je me frottais le doigt avec une sorte de rage. Au point que le lieutenant me demanda si j'avais été blessé.

— Oui, répondis-je. Et je crois bien qu'il faudra, un jour ou l'autre, amputer ce doigt-là. J'en souffre trop.

Notre colloque nous conduisit jusqu'à midi. Les compas du Chercheur avaient-ils bien fonctionné? Le moteur ne s'était pas départi d'une vitesse qui atteignait quinze noeuds à l'heure. C'était déjà joli.

Exactement à midi vingt minutes M. Berger nous dit que nous devions laisser la pointe du Helder à dix milles sur notre droite.

On déjeuna frugalement de conserves, autour de deux tables sommairement dressées. Puis ce fut le rajeunissement de l'air par de salutaires injections, empruntées aux réservoirs d'oxygène, qui nous occupa.

Quel temps faisait-il à la surface? Avions-nous toujours pour nous la brume, qui allait dans la journée suivante, d'après les rapports d'espions, décider du départ de la flottille allemande concentrée dans l'Elbe? Comment le savoir?

Nous le saurions à la nuit, lorsque le ballon sortirait de nouveau.

Toute l'après-midi le Chercheur se tint entre deux eaux, éloigné des côtes basses de la Hollande, qu'il contourna. Les instruments et les cartes nous indiquèrent successivement à notre droite, à moins d'erreurs de la boussole, les îles en archipel de Texel, de Vlieland, de Terschelling, d'Ameland.

Les officiers, impatients d'atterrir et d'opérer, s'étaient mis à jouer aux cartes. J'avoue que j'attendais avec autant de nervosité qu'il fût six heures, pour savoir par la mise en l'air du ballon si nous n'avions pas fait fausse route. En attendant j'écoutais avec grande attention les conseils théoriques du jeune Marcel, destinés à me préparer le mieux possible aux travaux, si neufs pour moi, que nous allions entreprendre. Il me dit et me redit le code rudimentaire adopté pour les signaux au fond de l'eau, m'énuméra les divers instruments dont je serais bientôt muni et m'expliqua leur emploi. Je le fis répéter dix fois pour une afin de bien comprendre; car il s'agissait de ne pas se tromper. Je voulais en savoir autant que les autres, sans tarder; il le fallait.

Enfin la minute vint, après quelques grandes heures, où Tom Davis s'équipa pour reprendre son poste d'observation, en compagnie de M. Chouquet, dans la nacelle d'osier.

L'opération était plus compliquée que le matin. Il fallait cette fois regonfler le ballon. Or nous approchions des eaux allemandes. Pourrait-on appareiller en sécurité?

Le Chercheur stoppa, remonta vite à la surface et commença d'émerger. Tom Davis nous promit de faire le plus vite possible, avec son compagnon, une utile moisson de renseignements.

Le tuyau de gonflement à l'hydrogène fut mis en batterie. Six hommes, cette fois, coopéraient à la manoeuvre. Nous les entendions marcher et causer entre eux.

Au téléphone, dont le câble était encore enroulé autour du treuil, avec l'autre câble, M. Chouquet annonça d'abord que la brume persistait. Aucun feu aux environs. La mer clapoteuse. Pas de vent. C'était maigre.

Soudain une malheureuse lanterne dans la nuit.

Qui va là? Des pêcheurs frisons! C'est le ciel qui les envoie, ceux-là! Tom Davis leur extorque, dans le bas allemand qu'ils parlent, la certitude dont nous avions besoin.

Nous sommes à dix milles au nord de Schiermonnikoog, la dernière île hollandaise, et à cinquante milles d'Helgoland, la tanière redoutée, la terre basse, sans cesse réduite par la mer, sans cesse rendue plus dangereuse par les Allemands, depuis qu'ils ont acheté l'île stérile aux Anglais.

C'est là, sur quatorze kilomètres carrés de sables, qu'ils ont accumulé leurs forces aériennes, il n'en faut pas douter. C'est là qu'ils ont groupé leurs torpilleurs, leurs sous-marins, en relations constantes avec l'embouchure de l'Elbe, toute proche, où est massée leur flotte maritime. C'est là qu'il ne faut pas aller!

Nous avons la satisfaction de savoir que nous n'y allons pas.

M. Berger, souriant, adresse des félicitations à ses instruments; M. Chouquet annonce que le treuil va fonctionner. Il fonctionne.

En cinq minutes le ballon a repris son poste dans la brume impénétrable. On entend les panneaux se refermer, les vis s'enfoncer.

Nous nous enfonçons aussi.

A partir de cet instant chacun de nous devient grave, car nous touchons au but. L'allure est réduite à six noeuds. Nos guetteurs, jusqu'à minuit passé, nous signalent qu'ils ont évité plus de dix navires, qui certainement ne sont ni anglais, ni français. Chacun de nous comprend que le voyage va finir et que la grande tâche va commencer.


Illustration

— Vous êtes à dix milles au nord de Schiermonnikoog, la
dernière île hollandaise, crièrent des pêcheurs frisons. (Page 179).


Hélas, à minuit, première alerte. Et à quel prix échappons-nous!

M. Berger devient tout à coup soucieux. M. Chouquet lui crie que la croisière nocturne des torpilleurs allemands est intense entre Helgoland et Cuxhaven. Sans cesse ils manoeuvrent leurs projecteurs et risquent de découvrir le ballon. Par surcroît la brume est moins dense.

— Il n'y a pas à hésiter, crie-t-il à son chef. Si nous sommes pris dans un pinceau de lumière larguez le câble. Nous filerons où le vent nous mènera. Pour le quart d'heure, il souffle faible du Sud. C'est le voyage en Norvège!

— Vous êtes meilleurs juges que moi de ce qu'il conviendra de faire.


Illustration

— Larguez tout! Nous sommes découverts! Ils sont trois qui nous inondent
de lumière, nous téléphona, pour la dernière fois, Tom Davis. (Page 180).


— Tom Davis partage mon opinion. Mieux vaut vous abandonner et concentrer les efforts de ces fouineurs sur nous que de vous trahir en restant attachés par les pattes.

Il y eut un grand silence dans le carré lorsque M. Berger nous répéta ces phrases sinistres.

Mais bientôt ce fut pis.

— Ça y est, cette fois!

— Quoi donc?

— Nous sommes découverts! Ils sont trois qui nous inondent de lumière et nous donnent la chasse! Vous larguez, n'est-ce pas?

— Il le faut bien. Courage, mes amis!

Le téléphone était redevenu muet, définitivement cette fois, car le commandant du Chercheur avait simplement ordonné aux hommes d'en bas, d'une voix ferme où je remarquai pourtant une légitime émotion:

— Parez à larguer le câble du ballon... Larguez!

Une traînée stridente d'acier grinça dans une gorge.

L'aveugle avait abandonné le paralytique pour le salut commun.


8. Chuchotement sublime.

Je ne dirai pas que les passagers et l'état-major du Chercheur fussent consternés. Le risque était prévu, par conséquent l'incident ne surprenait personne. Tout de même on eût préféré que cette brusque rupture de l'association eût été remise à plus tard, et chacun donnait, par son attitude résignée, la mesure du chagrin que lui causait le départ du ballon.

— Que vont-ils devenir? demandai-je doucement au jeune Marcel.

— Bah! Ce sont des débrouillards. Ils vont rencontrer au petit jour l'un des cinq cents bateaux anglais, de guerre ou armés en guerre, qui sillonnent la mer du Nord et la Baltique. On les recueillera; ils seront à Londres avant nous!

— Leur méchant panier contient-il au moins quelques vivres?

— Ils ont tout ce qui leur est nécessaire pour passer quarante-huit heures en l'air, nous dit l'enseigne du bord, qui avait retrouvé en Marcel Duchemin un camarade de promotion.

Je ne pus m'empêcher de pousser un gros soupir en pensant à cette nouvelle aventure de Tom Davis. Mais bientôt le souci des dangers que nous courions nous-mêmes prit la première place dans mes préoccupations.

Le commandant Réalmont approuvait hautement la manoeuvre. Il félicita M. Berger de l'avoir exécutée sans faiblir.

Tant de décision m'avait beaucoup frappé.

— C'est qu'à présent répondit le commandant du Chercheur toujours penché sur ses cartes et sur ses compas, la position devient fragile. Nous voici à l'embouchure de l'Elbe. C'est infesté de torpilleurs de la défense allemande. Il s'agit de mouiller en bonne place, à distance des bancs de sable qui bordent la rive gauche, depuis Cuxhaven. Là, tenez, commandant, là, par le travers de Ritzebüttel. Cinq cuirassés allemands, d'après les rapports d'espions, sont mouillés dans la passe, à peu de distance de ce point...

Il indiquait alors à son supérieur, sur une carte, le chenal qui s'ouvre à Cuxhaven pour permettre aux plus grands navires de remonter à Hambourg, et aussi l'île sableuse, Medem Sand, qui coupe l'estuaire en deux.

— Là, commandant, si vous êtes de mon avis, car à partir du moment où nous entrons dans l'Elbe je suis à vos ordres pour rechercher le meilleur mouillage. Là...

M. de Réalmont parut approuver le choix. Il se pencha sur les cartes à son tour et eut à mi-voix un dialogue assez long avec M. Berger.

— Nous voilà au moment psychologique, dis-je au jeune Marcel.

— Il est minuit quarante, heure de Paris, donc ici 1 h. 35. Dans deux heures nous serons mouillés, espérons-le. Et alors en avant la musique!

On parlait plus fort dans le carré des officiers, aussi dans celui des hommes.

L'approche de l'instant solennel échauffait les cerveaux; c'était tout naturel. Chacun donnait ses pronostics, évaluait nos chances d'accident, calculait les probabilités de catastrophes pour l'ennemi.

De ce murmure confus se détachaient des voix plus vibrantes que les autres.

— Moi, déclamait un petit brun de Montpellier nommé Cazeaux, le plus jeune de nos lieutenants de vaisseau, me dit Marcel, je mets les choses au pire. Les rapports disent qu'il y a cinq cuirassés dans l'Elbe, en amont de Ritzebüttel. Je compte que nous devons les réussir tous les cinq. Tous doivent sauter en l'air: Ci... beaucoup de millions et cinq ou six mille Boches dans l'eau. Eh! bien, la guigne nous vaudra, à mon estime, trente pour cent de déchet, pas davantage. Quatre officiers et une trentaine d'hommes manqueront à l'appel sur la fin de l'expédition. Que vos bonnes fées vous protègent, messieurs, et la mienne aussi! Je donnerais un an de ma solde pour que nous rentrions ici ce soir tous, au grand complet, chacun suivi de ses bons crabes. Car ce sont de fameux gaillards, que nous avons là!

M. de Réalmont réclama de la voix et du geste le plus grand silence dans les deux carrés. Nous allions prendre en effet, la passe pour entrer dans l'Elbe et il devenait singulièrement urgent de prêter l'oreille aux bruits extérieurs.

Lentement, pour éviter de faire trop de bruit avec son hélice, le Chercheur entra dans le fleuve, très au fond. Par douze mètres d'eau, il remonta dans le chenal, comme l'eût fait un sous-marin du va-et-vient Hambourg-Helgoland. En vérité c'était de l'audace. Mais qui ne risque rien...

Un silence religieux régnait dans le bateau. Tout à coup des bruits de cloches parvinrent à nos oreilles.

Les deux commandants, celui de la troupe de débarquement et celui du navire ne purent s'empêcher de sourire et de regarder les autres officiers qui souriaient aussi.

Que se passait-il donc?

Aux premiers sons de cloches, fort bien perçus, grâce à de nombreux microphones, d'autres succédèrent.

Ceux-là n'étaient plus sur le même timbre. Puis une troisième sonnerie se fit entendre, et une quatrième. Alternativement elles se manifestaient à tribord et à bâbord.

— C'est, me dit Marcel Duchemin, le balisage sonore que les Allemands ont appliqué en grand par ici, pour leurs propres besoins. Il nous sert, comme vous voyez, à merveille. Grâce à lui M. Berger dirige plus aisément son bateau.

L'air, dans le Chercheur, devenait épais et lourd; nous étions à présent à treize mètres; sûrement le fond du fleuve n'était pas loin; il fallait tout de même l'éviter.

Une ou deux fois des dérangements subits d'instruments électriques donnèrent à penser que des sous-marins descendus moins bas que nous avaient passé au-dessus de nos têtes.

D'autre part on savait que des microphones placés le long du rivage, dans les arsenaux, aux postes de guet, transmettaient aux écouteurs de la défense maritime les battements de notre hélice, à eux transmis par d'autres microphones mouillés au fond. Mais qui pouvait dire que notre hélice fût française?

Sûrement nous n'étions pas seuls à naviguer dans l'Elbe entre deux eaux, et nos congénères tudesques devaient monter leur garde, mais plus haut.

A treize mètres de profondeur nous devions avancer de quatre ou cinq milles dans la rivière sans être dépistés.

Ce qui arriva.

Il était trois heures du matin lorsque le moteur s'arrêta. J'entendis mouiller les plombs. Notre quille n'était plus qu'à cent dix centimètres du sol.

Nous avions mis exactement vingt-quatre heures pour venir de Dunkerque, nous blottir dans ces profondeurs et y préparer la plus audacieuse des tentatives que l'histoire des guerres maritimes eût encore enregistrée.

Dans le silence qui régnait au tréfonds du fleuve, nous attendîmes une minute sans mot dire, comme tout surpris de nous trouver là.

Sûrement les intrépides qui formaient la troupe nouvelle, officiers, sous-officiers et simples marins, mesurèrent pendant cette minute, chacun à sa manière, le chemin parcouru depuis la veille et pensa que sa destinée n'était pas celle des premiers venus!

Dire que nous étions arrivés, après avoir parcouru près de trois cent quatre-vingt cinq milles sous la mer, à nous faufiler dans cet estuaire tout près du gros de la flotte allemande, jusque sous les eaux qui portaient tant de navires de guerre, gros et petits; que ceux-ci ou ceux-là pouvaient à la moindre imprudence, nous détruire en cinq minutes, tant que nous étions, avec notre navire-atelier sous-marin, dont la construction, disait Marcel Duchemin, n'avait pas coûté moins de six millions!

Heureusement, que dans la vie brûlée que je menais depuis sept jours déjà, cette minute-là ne durait jamais plus de soixante secondes! Il survenait toujours un incident pour appeler brusquement sur d'autres points l'attention de la folle du logis.

Le commandant de Réalmont me dit avec une courtoisie qui, à ces profondeurs, me toucha autant que celle de feu Rapeau dans la citadelle du Mont-Blanc:

— Nous voilà, cher monsieur, à pied d'oeuvre. Si vous voulez bien nous accompagner dans la cale, vous y verrez ce que nul homme encore, à part notre ministre de la marine, n'a jamais vu dans aucun pays du monde...

— Descendons, commandant, fis-je avec une politesse affectueuse. Et ne m'oubliez pas dans la distribution des postes! Je veux marcher avec vous sous les flots; autrement ce ne serait pas la peine d'être venu si loin.

— Très volontiers. Vous ferez escouade avec M. Marcel Duchemin; c'est prévu.

L'un après l'autre les officiers descendirent à la cale, suivant leur commandant.

Je marchais respectueusement le dernier, sur les talons de mon jeune enseigne, mon chef de file à présent, dont la sollicitude évidente pour ma peau, risquée en cette aventure, me toucha.

Nous traversâmes le carré des simples Sous-l'eau. Tous étaient déjà dans la cale, rangés sur quatre files avec leurs sous-officiers.

Le spectacle était curieux de cette espèce de revue, passée au fond d'une rivière allemande par le chef d'un corps français avant que commençât pour de bon la première campagne de nos hommes-crabes.

Comme tout le reste du navire, cette cale, qui forcément épousait la forme de la coque, ruisselait de lumières électriques.

Nos pieds reposaient sur un plancher long de quarante mètres et large de six. Lorsque le commandant et ses officiers eurent touché le plancher un maître d'équipage donna un ordre bref. D'un même geste cent dix mains découvrirent cent dix têtes.

L'état-major groupé autour de son chef fit de même avec ses casquettes. M. de Réalmont, lentement, se découvrit à son tour, et je n'ai pas besoin d'ajouter que devant cette attitude, j'eus vite fait de rouler mon bonnet de loutre entre mes doigts.

L'idée me vint, machinale, par ressouvenirs des choses anciennes, d'une prière religieuse.

Je compris bientôt que ce cérémonial allait donner toute sa grandeur à une manifestation d'un autre ordre que j'appelai tout de suite dans ma tête, en vue du prochain article: La conférence des héros. Ce fut en effet comme une conférence amicale du grand chef avec ses humbles soldats. Conférence où il ne fut question que de la mort et du devoir.

— Depuis que nous travaillons en secret, leur dit-il, nous sommes soutenus dans notre labeur de chaque jour par l'espoir des minutes qui sont enfin venues, et que nous allons vivre aujourd'hui. Les rapports d'espions que nous ont fournis nos alliés sont formels: il y a tout près d'ici, dans l'Elbe où nous sommes mouillés, cinq cuirassés de vingt-six mille tonnes. Ils attendent le moment d'appuyer le départ des radeaux qui doivent tenter une descente en Angleterre. Nous allons nous habiller, descendre au fond et faire sauter tout ça. En vingt minutes, à cent dix que vous êtes, avec vos officiers qui tous sont aussi braves que vous-mêmes, vous pouvez anéantir pour longtemps le gros de la marine allemande. La France peut-elle compter sur vous?...

— Oui, commandant, répondirent à mi-voix les cent-dix marins.

Et ce chuchotement de l'affirmation suprême, substitué par prudence aux cris d'usage, me remua jusqu'aux moelles.

Pour dire le mot vrai , il me parut sublime.


9. Vision fantastique.

J'entendis alors des commandements, chuchotés aussi par les officiers à leurs escouades:

— Formez les équipes!

— A l'habillage!

— Vérifiez vos pleins d'eau!

Mes yeux s'occupèrent, tandis que les hommes se groupèrent sous la direction de leurs chefs, à considérer le décor singulier de cette cale. A peine si j'avais eu le temps de le remarquer.

Et pourtant quelle accumulation d'accessoires inusités jusqu'à présent dans la guerre maritime!

D'abord entre deux murailles formées par les réservoirs d'oxygène et les pompes spéciales, tout le long de la coque intérieure, à droite et à gauche, sur une trentaine de mètres, des planches couraient, et portaient méthodiquement rangés cent et quelques scaphandres. C'étaient les vêtements imperméables de la troupe entière des Sous-l'eau, les pèlerines, les cuirasses, les souliers à lourdes lamelles de plomb, les caoutchoucs de toute espèce, les casques surtout.

Oh! les casques sphéroïdaux en cuivre, avec leurs glaces qui semblaient autant de gros yeux animés! Cent vingt-cinq ou cent trente casques de ce genre, alignés sur deux files, reflétant dans leur métal bien astiqué et dans leurs lentilles les lampes électriques qui brillaient au plafond! J'eus pendant une seconde la vision d'un tableau fantastique dans quelque féerie.

Par un effet de la mécanique cérébrale que j'ai déjà signalé, le souvenir d'une chose comique se dressa devant mes yeux à cette seconde précise où nous préparions de nos mains la plus épouvantable tragédie.

Je pensai au tableau des revenants, dans les Cloches de Corneville, où l'oeil est sans cesse ramené sur des fantoches qui disparaissent dans une armure de fer.

Ces casques évoquaient ensuite devant mes yeux la chevalerie du moyen âge, et tout naturellement j'en venais à me dire qu'ils étaient aussi des preux à leur manière, et comme les chevaliers de l'abîme, ceux-là qui allaient revêtir ces accoutrements pesants et compliqués, pour chercher, au péril de leur vie, à porter les coups les plus cruels et les plus sournois à leurs adversaires.

Marcel Duchemin me prit par le bras pour m'entraîner tout à fait à l'arrière du bateau: c'était là que son escouade se groupait, comme à l'exercice tant de fois répété sous les flots de la mer bretonne, aux abords de Brest.

Les autres officiers eurent tôt fait de prendre place au milieu de leurs hommes.

Chacun d'eux commandait à dix crabes; donc onze officiers subalternes; et à leur tête le commandant de Réalmont.

Je regardais les marins s'habiller, pour ne point paraître trop gauche lorsque mon tour viendrait d'entrer dans cet infernal déguisement.

A vrai dire, il me monta au cerveau, pendant les quelques minutes que dura l'équipement de mes aînés, sous l'oeil attentif de Marcel Duchemin, des ressouvenirs qui me firent impression, au point de déterminer comme une brisure dans ma boîte crânienne.

Je me rappelai qu'au fond de nos ports militaires on donne aux scaphandriers — même à ceux qui restent en dehors du recrutement des hommes-crabes — une instruction spéciale qui dure de longs mois.

Je savais que les Américains à Newport, les Anglais à Portsmouth, les Allemands à Wilhemshaven, tout près de cet estuaire de l'Elbe où nous allions opérer, prenaient d'utiles précautions pour que le scaphandrier pacifique, celui qui déroche les baies ou explore les fonds, fût garanti le mieux possible contre l'accident mortel. Il me revenait même à l'esprit que dans la rade de Brest — Marcel Duchemin me l'avait raconté pendant le voyage — l'entraînement des Sous-l'eau s'était fait progressivement, par de prudentes descentes dans une cuve en tôle hermétiquement fermée, sorte d'aquarium pour pseudo-crustacés novices!

Quelle figure allais-je faire au milieu de ces hommes entraînés?

Saurais-je, avec la meilleure volonté du monde, atteindre à la précision de leurs mouvements, garder mon sang-froid, une fois immergé dans la rivière?

Eux-mêmes, les dix de l'escouade où je venais en supplément, seraient-ils satisfaits de faire équipe, pour un coup de main qui demandait des qualités surhumaines, avec un pétrousquin — c'était le mot qu'ils emploieraient sans doute pour me désigner — dont les talents spéciaux ne pouvaient être que nuls?

Dans nos amicales causeries, tout le long du voyage, j'avais soumis ces doutes à mon jeune guide; avec un évident désir de consoler mon anxiété, il s'était porté garant de mes aptitudes et de la camaraderie de ses hommes.

Toutefois, il était temps qu'un ordre vînt m'arracher à ces considérations déprimantes.

Ce fut mon chef de file qui le donna.

— A notre tour, dit-il.

Ses dix hommes étaient déjà en tenue; je les regardais avec admiration. Mais quand mes yeux se dirigèrent vers l'avant du bateau et qu'ils aperçurent toute la troupe à présent parée, ou presque, pour l'immersion, je la trouvai plus encore que tout-à-l'heure sublime.

— Nous avons le temps, murmura Marcel Duchemin; nous descendons les derniers. Les dix premiers vont se mettre à l'eau dans une demi-heure, il sera tout près de quatre heures du matin. S'il ne survient pas d'anicroche, nous prendrons le bain de pieds, nous autres, à quatre heures et demie. Mais habillons-nous, car il faut être sur deux rangs dans dix minutes pour entendre les dernières recommandations du commandant et le programme de l'expédition. C'est qu'une fois dans le fond nous ne devons plus songer à nous transmettre que les signaux à bras, et vous savez qu'ils sont peu nombreux.

— Donnez, fis-je avec fermeté en étendant la main vers l'attirail qui m'était destiné.

Un grand gaillard blond, dont le regard m'avait frappé par son insistance, tout à l'heure, me passa le costume et le casque.

Il me sembla que je l'avais vu quelque part.

Où donc? Je m'ingéniais à chercher.

Eurêka!

C'était lui qui causait à la gare de la Chapelle avec Pezonnaz, le factotum des gens de l'An 3.000. Le fait n'avait rien de bien extraordinaire. Et pourtant la réminiscence qui m'en arriva, si subite me fit une impression désagréable.

Heureusement qu'on n'avait pas le temps de s'attarder aux idées baroques!

Marcel Duchemin suivait des yeux les mouvements que j'allais faire pour ceindre mon armure. Au même instant quelqu'un appela mon grand bonhomme par son nom. Contraste singulier, on le nommait Petit!


Illustration

Le grand Petit.


J'entrai sans hésiter dans la cuirasse, tout d'une pièce, en toile doublée d'une couche épaisse de caoutchouc. Elle m'enveloppait le corps des pieds jusqu'au cou. Autour des reins, des jambes et des bras une succession de cercles métalliques disposés sous l'étoffe rendaient les mouvements assez faciles.

Mes mains trouvèrent, à l'extrémité des manches, dix cavités digitales articulées qui formaient ainsi des gants indispensables pour travailler dans l'eau, pour saisir, pour serrer, pour pincer les objets, les instruments, les armes défensives, armes blanches, bien entendu, que chacun de nous allait emporter. Je constatai que les lames d'acier flexibles, de quelques millimètres, disposées dans l'étoffe suivant deux directions rectangulaires, permettaient une plus libre circulation de l'air sur toute la surface du corps et empêchaient l'habit imperméable de coller.

Les énormes semelles de plomb destinées à maintenir la verticale du plongeur dans le fond me parurent d'un poids excessif; quand j'eus chaussé les cothurnes professionnels et tenté de faire un pas, il me sembla que je ne pourrais jamais marcher ainsi. Mais je réfléchis à la poussée de bas en haut qui diminuerait singulièrement mon poids.

J'eus, tout de suite les pieds très chauds, grâce à un dispositif à la baryte qui sortait de l'eau bouillante et emmagasinait près de cent degrés dans nos bottes pour de longues heures. Puis j'abordai l'opération finale: l'entrée de ma tête et de mes épaules dans le casque en cuivre à trois glaces.

Quand Marcel Duchemin me le plaça sur les clavicules, il me sembla que j'étais armé chevalier par quelque paladin des croisades. Il le boucla, l'accrocha pour mieux dire, en ayant soin d'assurer étanchéité complète de la jointure. Une boussole à droite et une montre à gauche le meublaient de façon originale.

Puis ce fut le « collier de misère » qu'il m'appliqua autour des reins, surcharge de plomb destinée à me maintenir dans le fond de la rivière, sans risquer d'être enlevé à la surface.

En deux minutes, le jeune enseigne fut habillé, à son tour. Je remarquai que nous avions tous dans le dos, au-dessous du collier, une boîte en métal assez grande; elle était vide. C'était la boîte à eau compensatrice. Quand nous perdrions de notre poids pour une raison quelconque: perte d'outils, dépôt à la masse d'une gargousse de plutonite, sur les deux que nous allions porter, nous introduirions dans la boîte un volume d'eau réparateur, sinon tout à fait égal, qui permettrait à notre équilibre de rester à peu près stable.

Ainsi blindés nous offrions le spectacle le plus étrange, à coup sûr, qu'il eût été jamais donné à un observateur de considérer. Cent vingt-trois hommes sous-marins, réunis dans une cale à treize mètres au fond d'un fleuve!.

— Si ma famille me voyait! pensai-je.

Mais ce ne fut qu'un éclair de faiblesse.

A l'exemple de mes camarades les Sous-l'eau professionnels, j'avais laissée ouvert la glace qui se trouvait devant mon casque.

— Garde à vous! dit un peu fort le commandant Réalmont, de manière à être entendu d'un bout à l'autre du navire.

Je compris que le vitrage frontal se fermait en dernier lieu, lorsque les ultimes instructions des chefs étaient données.

Il n'y avait plus de grades apparents. Toutefois je constatai qu'un homme-crabe reconnaissait aisément ses officiers à leurs casques entièrement bronzés, tandis que ceux des matelots étaient de cuivre jaune.

Marcel Duchemin finissait de me ceinturonner de cuir et de passer dans leurs gaines deux longs couteaux, une hache, une pince, des tenailles, une cloche, une lanterne électrique et sa pile, enfermée dans une sacoche en métal.

Il me mettait encore une gaffe dans la main lorsque le commandant, coiffé comme nous tous et armé de même, de pied en cap, nous fixa sur le but exact que nous allions poursuivre.


10. Le plan du commandant.

— Officiers, sous-officiers et torpilleurs sous-marins brevetés, dit le commandant, vous allez pour la première fois tenter sous les eaux l'application des méthodes que nous avons répétées tant de fois ensemble. Le devoir de votre chef est de vous rappeler, à ce moment suprême, les règles de nos manoeuvres et de vous divulguer le plan de l'expédition.

Le silence était tel qu'on entendait autour du Chercheur le bruissement caractéristique de la marée montante.

— Vous formez onze équipes de dix, chacune sous la conduite d'un officier et d'un maître d'équipage. A défaut du premier, c'est le second qui prendra le commandement. Il est reconnaissable à la cravate rouge qu'il porte autour du cou.

Je remarquai en effet que dans chaque équipe un casque était ainsi nettement distingué des autres.

— Pour vous éclairer, vous n'avez qu'à presser des dents sur la poire en caoutchouc placée dans votre casque. Elle ne donne qu'un éclat de trois secondes, ne l'oubliez pas, mais le contact peut être indéfiniment renouvelé pendant six heures. On va vous distribuer à chacun la provision d'oxygène indispensable à votre existence, sous la forme de l'oxylithe que vous connaissez. Elle a sa place dans la cuvette ménagée tout exprès sous la gorge du casque. Elle assure votre respiration pendant six heures. Or la mission que nous allons remplir n'excédera pas soixante minutes, cent vingt au maximum. Vous vous guiderez sur les pas de vos chefs de file en tenant une corde, chaque équipe formant unité, distincte des autres, vous savez tout cela...

J'écoutais avec une attention redoublée ces instructions. Marcel Duchemin me les avait plusieurs fois répétées, mais je ne pouvais, et pour cause, les posséder aussi bien que mes nouveaux camarades, pour qui c'était devenu la routine.

— Vous devez marcher groupés par dix, la corde en main ou accrochée à la ceinture, et opérer par dix. Vous n'aurez garde d'oublier les cinq signaux à bras, qui seront employés quand un éclairage suffisant des profondeurs le permettra. En cas d'obscurité invincible, vous devez vous rappeler la signification des appels de cloche: un coup signifiera? Répondez tous!

— Avancez! murmurèrent les cent et quelques voix.

— Deux coups?

— Reculez!

— Trois coups?

— Halte!

— Quatre?

— Formez le cercle!

— Cinq?

— Sauve qui peut!

Il me semblait entendre dans quelque église de village les répons du peuple aux litanies psalmodiées par le prêtre.

— A présent répétez les signaux à bras: Avancez!

Tous levèrent le bras gauche et baissèrent le droit. Je fis comme les autres, et trouvai que le dispositif des armatures de l'équipement rendait les gestes assez faciles. Il faudrait voir ce qu'il en résulterait sous l'eau.

— Reculez! dit à nouveau le commandant.

Chacun étendit horizontalement les deux bras.

— Halte!

Les deux bras de chaque homme s'arrondirent en pinces de crabe, les mains en bas.

— Formez le cercle!

Les mains furent croisées au-dessus des têtes.

— Sauve qui peut!

Tous les bras se levèrent les mains agitées.


Illustration

Illustration

— A présent, vos munitions. Le service du bord va vous distribuer à chacun vingt kilos de plutonite divisés en deux gargousses de dix kilos chaque. Vous les assujettirez aux crochets spécialement disposés autour de vos ceintures, en ayant soin de ne pas les laisser s'échapper. Les gargousses ne craignent pas l'eau, c'est l'a. b. c. du métier; leurs attaches sont de telle sorte qu'un accident n'est guère à craindre; toutefois nous avons besoin de tous nos moyens d'action; il faut veiller à ne pas nous affaiblir. Lorsque vous serez délestés de la moitié de ce poids, par les opérations que je vais vous indiquer tout à l'heure, vous ouvrirez votre boîte à eau de façon à y introduire assez de liquide pour compenser le poids perdu. Lorsque toutes vos munitions seront épuisées, vous remplirez d'eau la boîte entière, autrement vous n'auriez plus assez de résistance à opposer à la poussée de bas en haut et vous iriez à la surface. Tout cela vous le savez, mais c'est le moment ou jamais pour votre commandant de le redire. Je suis votre père, mes braves enfants, et je vous adjure de ne pas l'oublier!

Un murmure de gratitude passa dans les rangs.

M. de Réalmont avait prononcé ces paroles d'une voix ferme, où je devinais pourtant une pointe d'émotion.

Je compris que l'excellent homme, ayant fait au pays le sacrifice de sa vie, songeait en cette minute solennelle à celle des héros obscurs dont il avait la responsabilité.

Il continua:

— Je voudrais vous garantir que, le coup fait, vous reviendrez tous, avant neuf heures dans ce bateau qui nous emmènera vers la France, sous la protection de la flotte alliée qui nous attend pas bien loin d'ici, pour nous faire escorte. Malheureusement la guerre est faite de risques, au fond des rivières aussi bien qu'à leur surface. Je ne réponds de rien. Pourtant il m'est impossible de ne pas vous dire que, si vous êtes prudents, jusque dans l'audace, vous devez éviter les graves accidents. Nul ne soupçonne là-haut notre présence, ni même que nous existons. Ce sera une révélation soudaine que celle de nos opérations sous-marines. Il n'y a donc pas à craindre qu'on nous surprenne avant. Les sous-marins les plus agiles de la défense des côtes allemandes sont les plus petits, et par suite les moins clairvoyants. Ils sont encore aveugles, comme les nôtres, et ne peuvent naviguer utilement qu'en plein jour, avec le périscope qui leur sert d'oeil. Leur action ne s'exerce ainsi que contre les adversaires qui sont sur la mer. Bien au-dessous de la plus basse marée, nous leur échappons dans ce lit de l'Elbe qui sera grâce à vous, mes enfants, le tombeau de la première escadre allemande. |

Un murmure approbatif et chaleureux, presque un vivat, salua la fin de ce petit discours.

— Maintenant, conclut le commandant, je vais vous dire ce que nous allons faire. Au-dessus de nos têtes, à moins d'un demi-mille, sont mouillés dans le chenal cinq cuirassés de 26.000 tonnes, les plus grands de la flotte ennemie: le Bismarck, le Frédéric, l'Empire germanique, le Sadowa et le Sedan. Nous devons les rejoindre et les faire sauter l'un après l'autre. Voici ce que j'ai décidé pour y parvenir: comme deux mètres sépareront encore. leur quille des plus beaux hommes de nos escouades, il serait téméraire d'espérer qu'une charge de plutonite comme celles que vous avez à la ceinture pourrait leur être portée utilement sous un flanc. Nous avons des ventouses pour coller la torpille sur le fer d'une carène, aux crépines des prises d'eau, au gouvernail; mais il restera toujours à franchir près de deux mètres en hauteur pour y atteindre. On pourrait, avec des risques, s'élever à ces deux mètres et déposer la charge nécessaire sur les ailes d'une hélice. Mais je me défie d'un succès incomplet. Nous irons au plus pratique. Nous formerons sous la quille de chaque cuirassé, au fond de la rivière, un amas de matières explosives. Chaque homme de deux escouades y mettra l'une de ses charges, au total deux cent vingt kilos. Il n'est pas possible qu'à trois mètres du fond une pareille provision du plus terrible des explosifs aujourd'hui connus ne détruise pas un cuirassé, fût-il de 26.000 tonnes, lorsque nous ferons le contact. Vous devrez agir avec rapidité, vous retirer à bonne distance avant de lâcher le coup. Du reste, c'est un officier, le plus élevé ou le plus ancien en grade, qui fera les contacts.

Nouveau murmure de joie, qui me fit frémir, Tant d'allégresse à l'annonce d'un tel massacre si sauvage dans le raffinement scientifique de sa préparation!

Le commandant dit enfin:

— Cette mission n'est pas la seule que je vous confie. Dans l'ordre d'exécution, c'est même la dernière des trois qui vont nous occuper. La première consistera, dès le départ, à couper les lignes de torpilles dormantes qui barrent l'Elbe dans toute sa largeur. Il y en a trois. Nous sommes au-dessus de la première en venant du large, d'après les pièces qui nous ont été remises par la marine anglaise, notre utile auxiliaire en tout ceci. Vous aurez ensuite à détruire le balisage électrique inférieur de la rivière. Il ne vous sera pas difficile de l'apercevoir, puisqu'il éclaire précisément, de loin en loin, par en dessous, le chenal de Cuxhaven à Hambourg. Avec vos pinces, avec vos tenailles, vous saurez agir. Je n'ai plus qu'une recommandation à vous faire, c'est de vous montrer impitoyables avec tout ce qui vous paraîtra suspect. Nos ennemis ont aussi, c'est probable, des secrets que nous ignorons. Vous serez sans merci, pour sauver vos vies et celles de vos camarades, contre n'importe quel obstacle, animé ou non, qui se dresserait devant vous. Allons, soyez braves! Soyez heureux! Vive la France! Vive la République! Et à l'oeuvre, mes amis!

Cette fois les cris ne purent être qu'à demi réprimés par les gestes prudents des officiers.

Mais il était bien invraisemblable qu'à ces profondeurs quelqu'un d'autre que les poissons eût entendu acclamer la France.


11. Sous treize mètres d'eau.

Il était quatre heures et demie. Tout cela prenait du temps. Je reçus bientôt, à mon rang, la provision d'oxylithe, que M. Berger logea méthodiquement lui-même à l'endroit voulu, dans la mentonnière de mon casque.

Cette question de l'oxygène, c'est-à-dire de l'air respirable emporté à volonté dans un récipient spécial mais commode, arrêtait jadis les scaphandriers, les mineurs, quiconque travaille dans l'eau ou sous la terre, loin de l'air pur qui nous permet de vivre.

L'impossibilité d'éloigner un homme de la pompe à air, de la source bienfaisante qui lui envoyait par un tuyau proportionné ce que Mascarille eût appelé les « commodités de la respiration » fut pendant plusieurs années, au début de la navigation sous-marine, un obstacle à son développement. Comment entretenir la vie des hommes sous la mer?

Mais dès le début de ce siècle les choses changeaient. Aujourd'hui quelle métamorphose! Grâce aux recherches des savants et aux applications ingénieuses des industriels, la libération est complète des hommes qui s'en vont travailler, que ce soit pour la paix ou pour la guerre, au plus profond des fleuves, dans les galeries des houillères exposées aux inconvénients du grisou.

— Il y a deux écoles, m'expliquait en hâte Marcel Duchemin: celle qui préconise l'emploi de l'air artificiel sous la forme gazeuse, en tubes d'oxygène comprimé, et celle qui préfère la forme solide de l'oxylithe, la pierre oxygénée de Jaubert, qui dégage sous l'influence de l'eau, de la respiration même du travailleur sous-marin ou souterrain casqué en conséquence, une atmosphère respirable; comme le carbure de calcium, humecté, dégage de la lumière acétylène.

Nous avions respiré tous depuis Dunkerque grâce aux réservoirs d'oxygène comprimé dont le Chercheur était amplement pourvu. Ils nous avaient débité largement de quoi vivre à bord jusqu'à présent. Je vis qu'ils allaient aussi fournir à quelques-uns d'entre nous la provision, nécessaire à plusieurs heures expédition sous la rivière.

Tandis que la majorité des hommes-crabes recevait comme moi-même une pierre d'oxylithe, dont nous n'avions plus à nous occuper, qui permettait de respirer pour ainsi dire sans se demander si l'on respirait, le commandant, quelques officiers et une section — la première constituée, me dit Marcel — se précautionnèrent d'une provision d'oxygène gazeux.

Sous un équipement spécial, caractéristique du système — il est le premier qu'on ait reconnu pratique et ses adeptes de la première heure lui demeuraient fidèles — ceux-là se firent délivrer aux réservoirs du bord un volume de respiration factice pour six heures.

La durée de la provision était la même pour eux et pour nous. Ils portaient toutefois un accoutrement plus étrange.

Une double trompe reliait leur casque au réservoir de gaz oxygène dont ils avaient à manoeuvrer le robinet, et à certain sac de caoutchouc chargé de soude liquide où l'acide carbonique se fixerait sur une éponge.

Marcel me les dénombra.

— Ils ont vraiment une drôle de tête, aussi les appelle-t-on, dans la compagnie, d'un nom caractéristique: les éléphants. Ils sont habitués à leur oxygène gazeux; vous ne leur feriez pas admettre que l'oxylithe solide est plus commode, parce qu'elle nous enlève tout souci de l'alimentation. Pas de robinet à pointeau, pas de sac par-devant, pas de réservoir par derrière. Un morceau de pierre ponce, un peu d'eau, que notre haleine renouvelle suffisamment, et nous voilà sûrs de ne pas mourir asphyxiés.

— Ce ne serait pas à faire, dit en grasseyant avec un air goguenard le gaillard dénommé Petit.


Illustration

Le commandant Réalmont et les éléphants. (Page 189).


Sur l'avis de l'aimable commandant du Chercheur, Marcel Duchemin m'entoura le col d'une cravate bleue, destinée à me faire reconnaître des autres, à mon tour. La couleur était symbolique; auprès d'eux étais-je autre chose qu'un bleu?

Les officiers et l'équipage du navire-atelier travaillaient aux préparatifs de la mise à l'eau. J'entendais les glouglous des waterballasts qui commençaient leur musique significative.

On parait l'écluse, car c'était une véritable écluse que la porte de sortie de l'intéressant atelier sous-marin. Je reçus les deux torpilles de plutonite, qu'on arrima soigneusement autour de mes reins.

Le jeune beau-frère de M. Martin du Bois, avant qu'on fermât la glace de mon casque, me pria de ne pas le quitter, de marcher toujours à côté de lui ou derrière lui. Puis, sans autres recommandations, car le moment de descendre était venu, nous prîmes la file pour sortir les derniers du bateau. La marée avait encore deux grandes heures à monter. On nous l'avait répété par trois fois en nous recommandant de bien « appuyer » contre elle.

L'opération n'allait pas sans un certain bruit. Les cliquetis des armes, des outils, les pas de tant d'hommes alourdis, gênés par leur accoutrement, devenaient même assourdissants, ce qui devait bien étonner les microphones semés un peu partout, et transmettre aux écouteurs du rivage des sonorités inexplicables.

Tout de même l'évacuation se faisait assez vite. Nous n'attendîmes guère que vingt minutes l'ordre de passer au sas.

C'était bien en effet un sas que cette sortie par en dessous. Elle me parut d'une rare ingéniosité, encore que ce fût tout simple.

Par exemple, lorsque le moment vint d'y pénétrer, je sentis un fameux frisson me courir dans les moelles.

De tout ce qui m'arrivait avec une rapidité foudroyante depuis si peu de temps cette aventure maritime était encore la plus angoissante, et je m'avouai que même dans les mailles du filet de Jim Keog, traîné comme je le fus sur le sol de Koenigsdorf, j'avais été moins impressionné qu'au bord de ce trou noir, humide, tout dégouttant de l'eau du fleuve, dans lequel il me fallait descendre avec mon peloton.

C'était obscur, visqueux, mal éclairé par une ampoule électrique pendue au bout d'un fil. C'était bien l'antichambre de la rivière, au fond de laquelle il n'y aurait plus qu'à marcher, à torpiller... et à mourir peut-être.

— Enfin, me dis-je, car dans mon casque hermétiquement vissé sous toutes les faces, j'étais bien seul à présent, le vin est tiré, il faut le boire!

— Dernière escouade, en bas! cria le second lieutenant du Chercheur, chargé de manoeuvrer l'étrange porte de sortie.


Illustration

— Dernière escouade, en bas! cria le second
lieutenant, chargé de la manoeuvre. (Page 190).


Un à un nos hommes descendirent, car il suffisait de crier un peu fort pour que nous entendissions à travers le métal et le verre. Je fis comme eux, je me laissai tomber dans cette espèce de mahone. Marcel Duchemin y dégringola le dernier. Il échangea salut militaire avec son supérieur, et le plafond de la chambre humide où nous étions commença de se refermer. C'était un panneau métallique qui avançait sur des galets, de gauche à droite. L'ampoule électrique fut hissée, avec son fil, par un matelot. Il y eut encore une clarté de quelques centimètres,qui devint une fissure rougeâtre; puis on ne vit plus rien.

Le plafond métallique nous recouvrait; des écrous serrés à bloc criaient au-dessus de nos têtes; nous étions bien partis pour le sensationnel voyage.

Cette fois encore une idée saugrenue me poussa dans le cerveau. Je me rappelai un mélodrame du bon vieux temps, la Maison du Baigneur.

On voyait s'y dérouler — dans une maison maudite du bord de la Seine, voisine de la Tour de Nesles, je crois, des choses effroyables. La plus émouvante de toutes c'était l'écrasement du traître par un plafond machiné qui descendait sur la tête de l'individu jusqu'à parfait aplatissement de sa vilaine personne, après que d'innocentes victimes avaient été de cette façon bizarre torturées par lui.

Ce ne fut qu'un souvenir bien fugitif, car au même instant les eaux du fleuve et de la mer, confondues dans le flot montant, entrèrent par le panneau qu'une nouvelle manoeuvre ouvrait sous nos pas. Elles gagnaient vite nos jambes, nos épaules, nous avalaient tout entiers. C'était fini, nous étions bien dedans!

Les officiers avaient donné la mesure du plongeon qu'il y aurait à faire pour toucher le fond de l'Elbe: un mètre vingt. C'était la hauteur d'eau que le Chercheur conservait, par nécessité, sous sa quille; autrement il s'échouait.

Je fus tout surpris de me sentir couler, et de tomber sur mes deux pieds grâce à la charge qui m'accablait, ingénieusement répartie.

Un bruit de pompes me signala que l'équipage, au-dessus de nous, vidait l'eau du sas pour la dernière fois.

J'eus d'abord une préoccupation bien légitime: chercher la corde conductrice de l'escouade. Nous devions rester immobiles, d'après les instructions, au point précis où le poids de nos plombs nous fixait. Mais on n'y voyait goutte, ou du moins mon inexpérience était telle que je me crus plongé dans une chambre noire. Je sentais l'humidité; je sentais surtout le flot qui me poussait et auquel je faisais tête; mais par la glace de mon casque je ne distinguais absolument rien.

Coup sur coup des lucioles semblèrent papillonner autour de moi. C'était mon escouade qui signalait sa présence. Ses feux maigriots s'éteignirent vite, puis reparurent et s'éteignirent encore. Il me fallut ces deux appels lumineux pour comprendre qu'on attendait mon signal. Je mordillai la poire en caoutchouc qui pendait dans mon casque. Aussitôt je fus éclairé pendant quelques secondes. Alors des formes qui me parurent démesurément agrandies s'approchèrent. Une main prit la mienne; c'était celle de Marcel Duchemin. Il me passa la corde, que je saisis nerveusement, avec la préoccupation de ne pas la perdre.

J'étais l'avant-dernier du peloton; lui fermait la marche, car déjà l'on marchait d'un pas pesant, moins pénible pourtant que je ne l'eusse supposé.

Qui que vous soyez, ami lecteur, il est fort probable que jamais de votre vie vous ne vous êtes trouvé ni ne vous trouverez dans la situation singulière où les événements et les hasards professionnels venaient de me plonger.

Si préoccupé que je fusse de ne pas perdre la corde qui me reliait à mon jeune chef, au besoin de voir sans cesse se dessiner autour de moi les ombres fantastiques de nos chevaliers de l'abîme, je trouvais encore le moyen de revoir par la pensée un incident bizarre.


Illustration

Nous avancions d'un pas pesant. (Page 191).


Il remontait à moins de trente-six heures, au demeurant, et se liait étroitement à notre aventure sous-fluviale, puisqu'il s'agissait de ce grand diable de Petit et de son colloque à la gare de La Chapelle. Sa présence dans notre escouade m'ennuyait. L'idée que je fusse le voisin immédiat de ce grand type m'était insupportable. A peine eûmes-nous fait quelques pas qu'il s'arrêta, puis se retourna vers moi en répétant un signal. Rien de plus naturel. Il obéissait à la théorie en me passant les indications que lui fournissait l'homme qui marchait devant lui, à charge pour moi de les transmettre à qui venait derrière moi; et c'était Marcel Duchemin.

Rien de plus naturel, certes. Et néanmoins cette volte-face m'impressionnait.

Les idées baroques qui nous assiègent en pareil cas ont ceci pour elles que les casques les plus épais ne sauraient leur opposer aucune résistance.

Elles pénètrent dans notre cerveau en dépit des aciers et des lentilles.

Il me vint donc à l'esprit, pour que la tradition fût conservée une fois de plus, que je me trouvais comme le pauvre voyageur qui déambule dans la vie entre deux anges: le bon et le mauvais.

Autant j'étais rassuré sur le bon, qui me suivait, autant je me méfiais du mauvais, qui me précédait.

Je me demandais à chaque seconde si celui-là n'allait pas imaginer quelque coup de coquin à mon adresse, tirer sur la corde, me l'enlever de la main.

Enfin l'idée m'obsédait, au fond de toute cette eau, que l'espèce de géant dont j'étais devenu le camarade n'était pas un ami.

On a ainsi des pressentiments. Il faut dire aussi que souvent le raisonnement les chasse. Il en fut ainsi dans l'espace d'une minute. N'avais-je pas derrière moi, me dis-je, le bon ange, le gentil beau-frère du patron, Marcel Duchemin, officier de la compagnie? Voilà qui suffisait grandement à rassurer mes appréhensions. Et lesquelles? Oui, lesquelles? Tant que celui-là serait à mes côtés, je n'avais rien à craindre. Et même s'il m'eût manqué, avais-je donc à craindre quelque chose?

Chimères? Celle-là s'évanouit bien vite, au premier faux pas que je fis dans la vase.

L'heure n'était pas aux déductions, pensai-je. Il fallait avant tout mettre aussi adroitement que possible un pied devant l'autre. C'était là une occupation suffisante pour commencer.

Nos lampes devaient nous être d'un secours de tous les instants. On ne se fit pas faute d'en user, et j'avoue que je pris plaisir à contempler ces allumages et ces extinctions sans cesse recommencés. Il me semblait que je visse s'ouvrir et se refermer, dans nos appartements, ces portes qui à l'aide d'un commutateur donnent et retirent successivement la lumière.

A de telles profondeurs ces foyers lumineux, si fugitifs, ne pouvaient nous trahir.

Au surplus nous n'avions pas fait cent pas que leur secours devenait inutile.

La plus extraordinaire des illuminations sous-marines se révélait à nos yeux, étincelante à ce point que nous fîmes tous halte, au signal du commandant, car on y voyait presque comme à la surface, entre chien et loup.

FIN


Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 7: Tragédies sous la mer

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur


Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.