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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No.1. — LA PLANÈTE EN FEU

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,
La Guerre infernale, No. 1 : La Planète en feu,
le 18 janvier 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-07-16

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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En pleine nuit,l'ambassadeur d'Angleterre avait été
torpillé sous la mer par des garde-côtes allemands.


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TABLE DES MATIÈRES


1. La Haye brûle

C'est une bien charmante résidence que l'Hôtel de l'Entente Universelle à La Haye. Vous allez en juger.

J'y occupais depuis trois mois une chambre princièrement meublée.

Ni plus ni moins que l'un des cent vingt diplomates réunis au palais Carnegie pour la périodique Conférence de la paix, je goûtais là, dans de bons draps bien hollandais, le repos le plus légitime.

Le grand journal parisien qui s'était offert le luxe de ma précieuse collaboration (je cite les propres termes de l'avis qu'il en avait donné à sa clientèle par les moyens de publicité les plus ingénieux) ne regardait pas à la dépense.

J'avais à ma solde une escouade d'informateurs actifs, qui me tenaient au courant des mille racontars dont s'emplissait chaque jour le vaste parc réservé aux conversations familières, après les séances d'officielle discussion.

Le Congrès, la Conférence, comme vous voudrez appeler l'institution philanthropique imaginée un jour de 1895 par le tsar Nicolas II, venait de clôturer une fois de plus, en cette fin de septembre, son oeuvre platonique par l'inévitable banquet.

Les ambassadeurs des puissances y avaient convié la presse, cette auxiliaire indispensable de leurs efforts, et les plus beaux discours du monde avaient été prononcés inter pocula. Du reste, au cours de la journée, presque tout le monde avait été décoré.

J'étais placé entre le commodore Clayton, un marin anglais flegmatique, roux de poil, qui causait peu mais buvait sec, et le major japonais Kasatsuka, un petit bonhomme qui sirotait du thé, comme un malade, mais ne tarissait pas en saillies drolatiques.

Les plus nobles résolutions avaient été prises; les plus riants horizons s'étaient entr'ouverts à nos yeux éblouis; on n'avait parlé que de la fraternité des peuples, désormais intangible, grâce au mécanisme si simple du Congrès. C'était beau, beau, beau! Et la note se soldait par vingt-cinq millions, disait-on, « ne plus, ne moins »!

On n'avait pas seulement parlé de la paix assurée. On avait aussi dégusté un menu, des vins, comme jamais dans mon existence de voyageur je n'en rencontrai!

Cent vingt ambassadeurs ou ministres plénipotentiaires et presque autant de représentants de la presse des deux hémisphères, si réservés qu'ils se montrent, ne sauraient dîner ensemble après avoir réglé les destinées du monde sans tremper leurs lèvres un peu trop copieusement dans les divins breuvages qui viennent de Bordeaux, de la Bourgogne, de la Champagne, du Rhin, du Cap, des Iles Fortunées. Et les liqueurs, après le café! Et les cigares!

Si j'ajoute que le banquet de clôture nous avait été servi par le Vatel même du luxueux Hôtel de l'Entente Universelle, un palais dans son genre, d'une valeur de vingt millions, on comprendra que les heureux élus qui vécurent cette soirée en aient gardé le souvenir.

Hélas, pour d'autres raisons aussi ce souvenir demeurera dans mon esprit, vivace, extravagant, je dirais impérissable, si nous ne devions tous périr à notre heure avec nos impressions.

Je dois ajouter, pour en finir rapidement avec la courte préface de ce récit, que M. Vandercuyp, le nabab propriétaire de l'Hôtel de l'Entente, m'avait fait promettre de rester à la Haye quarante-huit heures de plus que ne le comportait mon programme, pour assister, avec nombre de mes confrères et quelques gros bonnets de diverses chancelleries, au mariage de sa fille unique, Mlle Ada, une blonde enfant de dix-huit ans, jolie comme un coeur, avec des yeux bleus de poupée, délicieuse en sa fraîcheur potelée comme le sont la plupart des jeunes demoiselles hollandaises.

Mlle Ada — qu'on appelait dans toutes les langues miss Ada, sans doute parce que son fiancé était un jeune officier de l'armée anglaise, le lieutenant Tom Davis, — m'avait fait promettre dans la soirée, pour la troisième fois, comme si elle eût douté de ma parole, de me joindre au cortège de ses parents et amis, qui le lendemain à midi viendraient la chercher avec son fiancé pour la conduire à l'autel.

Il me souvient très bien à présent que mes dernières paroles furent, avant de me rendre dans la salle royale du banquet :

— Comptez sur moi, mademoiselle. Je serai là. Et l'An 2000 (c'est le titre du richissime journal qui m'avait cette année-là délégué au Congrès de la Haye) en rendra compte avec un luxe de détails qui fera enrager plus d'une princesse. Oui, mademoiselle Ada, voilà comme nous sommes à Paris! Vous verrez, vous verrez!...

Je reposais donc tranquillement allongé dans mon lit. Il pouvait être quatre heures du matin... oui, quatre heures, car on touchait à l'automne et la nuit restait atrocement noire, quand se passèrent les incidents dont le récit va suivre.

Je venais de me réveiller et de constater l'heure en faisant sonner le chronomètre accroché au chevet de mon lit, lorsque tout à coup les couloirs de l'immense hôtel s'emplirent de rumeurs.

C'était comme une émeute. J'eus très vite la perception d'un danger considérable, au brouhaha qui grossissait de seconde en seconde, et sans autrement réfléchir je pensai que le feu venait de se déclarer dans l'immeuble.

Ayant tourné le bouton de lumière je fus tout surpris de n'obtenir aucun résultat.

Les bruits de la foule montaient d'en bas, de plus en plus forts, de plus en plus inquiétants, car les voix se faisaient éplorées, perçantes, comme affolées, et je restais plongé dans l'obscurité.

J'allais recourir aux pastilles fluorescentes qui remplacent à présent sur les cheminées de nos chambres les allumettes du temps jadis, mais je n'en eus pas le temps. Deux coups de poing, trois coups de poing formidables ébranlèrent ma porte, dominant les clameurs confuses qui se succédaient sans interruption.

— Qui va là? demandai-je, très bourru.

— C'est Wang, Moussi, répondit une voix étranglée que je connaissais bien, sans lui avoir jamais trouvé ce ton lamentable. C'est Wang, Moussi! Vite ouvri! Fini dormi! Grand malhir!

C'était Wang en effet, mon boy chinois, un type de serviteur baroque, mais fidèle, que j'avais ramené jadis du fond de la Mandchourie.

Pour que Wang se permît de heurter à la porte de son maître avec cette désinvolture, il fallait évidemment que le cas fût grave.

Je ne m'attardai pas à des devinettes. Vite je sautai hors du lit et, dans le simple appareil, en bannière, comme on dit, je saisis le verrou de la porte.

Je le tournai fébrilement; Wang de son côté tenait la poignée; il la tourna de même et cette fois un peu de lumière entra dans ma chambre, car le Chinois tenait à la main cette chose bien vieillotte, un rat de cave, qui brûlait assez pour me laisser apercevoir derrière lui des silhouettes effarées de voyageurs. Les uns vêtus à demi, les autres aussi primitivement accoutrés que moi-même, se croisaient, s'interpellaient, levaient les bras au ciel et poussaient des exclamations auxquelles je ne comprenais rien.

— Ah! mon Dieu!

— Quel malheur!

— Qui eût pu croire!

L'hypothèse d'un incendie de l'hôtel me semblait à ce point la seule admissible, que, la porte une fois refermée sur Wang tout hébété, je demandai à mon boy, en enfilant mon caleçon :

— Où est le feu?

— Partout, répondit le Chinois en ouvrant des yeux et une bouche absolument épouvantés.

— Comment, partout?

— Oui, Moussi.

— Tout l'hôtel brûle? Alors, vite, sauvons-nous!

— Non. L'hôtel ici pas brûler. Mais là, Moussi, vois, toi, là, Moussi, fit-il en ouvrant une fenêtre sur la ville d'ordinaire si calme de La Haye...

J'avais avancé le buste sur le balcon. Saisi d'horreur je reculai. A mes pieds, dans la nuit affreusement illuminée, quinze foyers d'incendie rougeoyaient.

Des bâtiments royaux, des pâtés de maisons où se trouvaient d'autres beaux hôtels, les musées, les halles, les usines d'électricité, des bateaux même entassés les uns contre les autres sur le canal flambaient comme des copeaux.

— Comment, m'écriai-je, le feu a-t-il pu prendre en autant d'endroits à la fois? C'est de la malveillance.

Le boy ayant ouvert la seconde fenêtre de manière à m'éclairer commodément aux lueurs sinistres des incendies, souffla son rat de cave et, le bras étendu vers les belles choses qui s'effondraient dans des torrents de flammes, au milieu du vacarme épouvantable que faisaient par les rues les escadrons de police, les automobiles! des pompiers, la foule de plus en plus compacte et toujours courante, avec des cris de terreur folle :

— Ça, Moussi, tu vois, beau travail de la Conférence!

— Comment? Quoi? Qu'est-ce que tu nous chantes là? Quel rapport ces incendies peuvent-ils bien avoir avec la Conférence?

Wang-Tchao, en français le Roi du Marché, ne manquait pas de littérature. Sans doute celle de son pays ne l'avait jamais préoccupé, mais au milieu des Français son intelligence très vive s'était accommodée des choses de notre Europe. Il avait des idées, qu'il exprimait mal, voilà tout.

Je considérai une seconde ce Jaune, cet homme de là-bas, ce « type inférieur » d'après notre morale, qui de son doigt féroce me montrait toujours la fournaise crépitante, les progrès du fléau ravageur.

Il me sembla que ses dents affreusement noires se dégageaient sous la lèvre crispée pour accentuer un mauvais sourire. Mais ce ne fut qu'une vision rapide. Je n'avais pas le temps de philosopher.

— Voyons, fis-je en secouant Wang-Tchao par les deux épaules. Je ne dors pas, toi non plus. Et toute la ville brûle! Qu'est-ce que cela signifie?

— Ça, Moussi, répondit-il en me pressant de m'habiller, ça, Moussi, c'est la guerre!

— La guerre? Quelle guerre? Ah! ça, tu es fou!


2. Au mégaphone

Le boy protesta, de ses deux mains vite étendues.

— La guerre, Moussi! Toi demande à tous ces Moussis qui passent!....

C'était, en effet, ce que j'avais de plus simple à faire : interroger au vol quelqu'un des voyageurs qui s'enfuyaient, affolés, dans les corridors privés de lumière.

Rouvrir ma porte fut l'affaire d'un instant.

Je tombai, par un heureux hasard, sur mon voisin de chambre au quatrième étage, M. Fish, un secrétaire du ministère des Etats-Unis. Il boutonnait hâtivement son gilet, prêt à endosser un veston et à filer.

— De grâce, mon cher voisin, fis-je, que se passe-t-il donc?

— Oh! c'est très grave, d'après ce que vient de m'apprendre M. Bird, mon collègue. Il a vu toute la scène.

— Quelle scène?

— Mais la scène du sorbet, celle qui a mis le feu aux poudres.

— Du sorbet... qui a mis le feu. Ah! ah!.....

J'eus l'air si godiche, si balourd en répétant dans un balbutiement ces mots dont le sens m'échappait que mon Américain, M. Fish, collègue peu patient de M. Bird, s'éclipsa sans me dire un mot de plus.

Dans la demi-clarté qui s'échappait de ma chambre entr'ouverte j'aperçus un haussement de ses épaules. Il avait déjà disparu.

Instinctivement, je cherchai quelqu'un d'autre à qui parler; mais tous les clients de mon étage étaient déjà descendus, dans un hourvari assourdissant.

Au même instant une détonation sinistre fit trembler les murs de l'hôtel. Une seconde la suivit de près, plus forte et prolongée. On eût dit que quelque poudrière sautait. Des années plus tôt, j'eusse pensé à l'explosion d'un gazomètre. Mais je me dis que depuis longtemps déjà les gazomètres avaient disparu du centre des grandes villes, toutes vibrantes d'électricité.

Je pressai sur le bouton des appels téléphoniques, sans confiance. La lumière était supprimée, la parole devait l'être aussi, dans ce cataclysme soudain dont j'eusse payé l'explication bien cher.

Ah! la minute fut émotionnante.

— Et mes nègres? fis-je au Chinois, comme si Wang eût pu répondre de mes collaborateus. Où sont-ils? La fine équipe des chercheurs de nouvelles : Jouvin, Pigeon, Malaval et Coquet? Où est-elle? Très forte pour banqueter, oui, je sais. Quant au reste...

Mon mécontentement n'alla pas plus loin. A ma grande satisfaction j'entendis la sonnerie me répondre. Sûrement, on m'appelait tandis que j'appelais moi-même. Une voix de stentor répondit alors du plafond, où se trouvait placée la plaque vibrante du mégaphone, l'admirable amplification du joujou que l'on se collait jadis aux oreilles.

— C'est vous, patron? interrogea la voix entre deux solives apparentes.

— Oui, c'est moi, répondis-je d'un ton sec. Vous voilà enfin, Pigeon?

— Moi? mais je... Nous sommes tous sur pied, patron. Les trois autres circulent pendant que je viens vous téléphoner.

J'achevai vite de me vêtir, le nez en l'air, les oreilles tendues.

— A la bonne heure! Mais voyez donc si le téléphotographe fonctionne chez vous? Le circuit est peut-être isolé de celui de l'éclairage?

— Oui! ça marche! Regardez, patron me voyez-vous?


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Distinctement, je voyais la figure un peu efféminée de Pigeon
apparaître en noir et blanc sur la plaque téléphotographique.


— Parfaitement, vous devez être tout pâle, mon cher.

— Il y a de quoi. Derrière moi tout flambe!

— Où vous trouvez-vous donc?

— Dans les bureaux du secrétariat, au Palais de la Paix.

— Bon. Dépêchez-vous de me mettre au courant, car je ne sais rien, si ce n'est que tout brûle dans la ville.

— Eh bien voici : c'est la guerre!

— Encore?

—- Comment, encore?

— Je m'entends. Je pense à Wang, qui est là devant moi. Le voyez-vous?

— Oui, je le vois aussi... Il a l'air bien chose, ce pauvre Wang.

— Il est entré comme un bolide, voilà trois minutes, en me criant : c'est la guerre!

— Il a eu raison.

Distinctement, je voyais la figure de mon collaborateur apparaître en blanc et noir sur la plaque téléphotographique.

— Expliquer, de grâce, car si l'incendie nous coupait avant que vous ne m'ayez dit ce qui se passe, je deviendrais fou. Il y a le sorbet, n'est-ce pas, qui a mis le feu?..

— Précisément! je résume : quand vous avez eu quitté le banquet de clôture, la réception finale, en manière de gala, a commencé au Palais-Royal avec accompagnement d'orchestres, de danses, et de tout le tralala ordinaire en ces festivités. La conversation était très courtoise dans le cercle formé par les ambassadeurs des puissances autour du président de la République batave, ce bon M. de Groot-Backuysen, lorsque les valets de pied s'occupèrent à offrir des sorbets. Comment la chose s'est-elle passée? C'est le diable pour en connaître en aussi peu de temps les détails. Toujours est-il que sur une question puérile — oh! combien — de préséance pour la présentation du sorbet, l'ambassadeur d'Allemagne, le prince de Lichtenthal-Schwarzenbourg s'est froissé.

— Ça ne m'étonne pas. Mauvais coucheur!

— Il a dit un mot un peu raide que l'ambassadeur d'Angleterre, sir Harry Newhouse, a relevé sur le même ton.

— Alors?

— Alors les choses se sont envenimées. Je ne sais quel gaffeur, ayant voulu apaiser le conflit, l'a au contraire compliqué. Si bien que sir Harry Newhouse, très monté contre son collègue depuis les récentes discussions en séance, a déclaré qu'il ne tolérait jamais un affront et que sur l'heure il exigeait pour celui-là des excuses formelles au nom de l'Empire Britannique.

— Oh! la, la, la, la!

— Vous pouvez le dire. Est-ce bête, tout de même, d'en rester encore aux disputes de ce genre...?

— Comme au temps de Louis XIV! Et alors?

— Alors, l'Allemand est sorti presto; l'Anglais en a fait autant, devant les plénipotentiaires de la paix ahuris. Chacun des deux adversaires est allé téléphoner à son gouvernement. L'incident du sorbet s'était passé à 2 h. 10 de la nuit. Nous l'avions connu à 2 h. 17, au grand Café Krasnapolski, où nous faisions un bridge. A 2 h. 25 on apprenait que le roi d'Angleterre avait accordé trente minutes à l'empereur de Berlin pour la présentation des excuses.

— Finalement?....

— Finalement il n'était pas 3 heures qu'une escadrille d'aérocars prussiens, embossés quelque part aux confins de la frontière hollandaise, en Westphalie, passait au-dessus de La Haye, en route pour la côte anglaise. Et sans doute en manière de réponse, pour montrer le peu de cas qu'ils font des palabres pacifistes, leurs occupants laissaient tomber en passant au-dessus de la capitale.


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Une escadrille d'aérocars prussiens, embossés en Westphalie,
passait au-dessus de La Haye, en route pour la côte anglaise.


— De la capitale d'un état neutre.

— J'allais le dire... une douzaine de pétards grégeois. Le feu s'est déclaré aussitôt sur plusieurs points, comme vous avez dû le voir de vos fenêtres. Les cent et quelques plénipotentiaires, affolés, se sont précipités aux téléphones. On dit qu'ils s'étaient au préalable fortement disputés, chacun d'eux tenant pour son allié, son ami. Les plus malins ont fait mettre en route leurs automobiles et sont partis dans toutes les directions, laissant à des secrétaires le soin de donner par les câbles, s'ils ne sont pas coupés, les premières informations à leurs gouvernements.

— Alors, c'est la guerre?

— Sans aucune espèce de doute.

— Comme ça? Sans avis préalable, sans déclaration?.....

— Voyons, patron, vous savez bien que depuis longtemps, à chaque Conférence de la Haye, on répète solennellement que toutes hostilités devront être précédées d'un ultimatum ou d'une déclaration. Ce sont là de ces choses qu'on écrit sur le papier diplomatique; mais au moment décisif il est important, très important de les oublier. Songez donc qu'aujourd'hui la mobilisation des forces d'air, de terre et de mer joue dans chaque pays sur des minutes, sur des minutes!

— Alors, c'est bien vrai, Pigeon? Vous ne me racontez pas des blagues?

— Mon cher patron, je ne me permettrais pas des blagues de ce calibre-là. Que nos plénipotentiaires aient eu cette nuit la parole un peu plus haute que de coutume, après les vins généreux dont la République Batave les a régalés, rien de plus probable. Mais du diable si j'eusse jamais pu croire que, pour une piqûre d'épingle évidemment involontaire, pour un sorbet, deux grands empires allaient en venir aux mains de cette façon brutale.

— C'est effrayant, Pigeon!

— Vous l'avez dit, patron.

— Et il n'y a pas eu de médiation tentée? Personne ne s'est interposé?

— Rien à faire. Les téléphones ont été accaparés par Londres et Berlin. On a bien essayé de Paris, de Rome, de Tokio d'arranger les choses par un compromis. Mais vous savez que les pires sourds sont ceux qui ne veulent point entendre. Depuis le temps qu'on dit : la guerre-est inévitable, la guerre est inévitable, eh bien! la voilà! Les deux adversaires ont chacun l'opinion flatteuse qu'elle doit tourner à son avantage et qu'après cela, toute nouvelle lutte sera devenue impossible. Alors chacun d'eux se dit qu'il faut ruiner une bonne fois le rival, l'infatigable concurrent, qui se permet de vouloir commander seul sur tous les marchés du monde! Je...

Pigeon allait continuer : mais un bruit sec se fit entendre au plafond. Son image disparut, sa voix s'éteignit. Après la lumière, la parole était coupée.

J'en savais assez pour me mettre en communication avec l'An 2000 et lui faire connaître les stupéfiants événements qui s'accomplissaient de minute en minute, en attendant le jour.

— Allons, dis-je à Wang, partons pour le télégraphe! Tu as ton revolver?

— Oui, Moussi. N'oublie pas de prendre le tien.

— Le voilà.

L'aurore s'annonçait, décolorant le décor sanglant des incendies. Dans l'escalier de l'hôtel nous descendîmes les derniers. Mais à peine avions-nous touché le palier du premier étage qu'un groupe éploré se précipitait au-devant de moi.

J'avais vite reconnu M. Vandercuyp, le propriétaire de l'hôtel, un colosse à barbe de patriarche, Mme Vandercuyp, forte personne rousse, tout à fait dans la manière des citadines hollandaises peintes par les maîtres du XVIe siècle. Et au milieu d'un essaim de femmes de chambre miss Ada, enveloppée dans un long manteau d'homme, une casquette de marine sur la tête, comme si elle eût été prête à s'embarquer.

— Oh! monsieur, criaient ensemble le père et la mère, c'est vous que nous cherchons! Les anarchistes viennent de faire leur oeuvre; c'était à prévoir. A leur tour, profitant du désordre, ils ont incendié l'Hôtel de Ville; ils vont piller partout. C'est la Commune, monsieur, qui commence à La Haye! Ne restez pas une minute de plus ici. Votre aérocar est au quatrième; il accoste le balcon. Prenez-y place au plus vite et ayez la complaisance de sauver notre chère fille, en la conduisant hors d'ici, n'importe où, pourvu qu'elle échappe aux horreurs qui se préparent dans notre malheureuse cité!


3. L'Austral

Sauver miss Ada!

La conduire n'importe où! Dans mon aérocar qui m'attendait au quatrième!

Une seconde, je crus que ces braves gens étaient fous et que je l'étais devenu moi-même.

Mais ce ne fut qu'une seconde. La raison me revint bien vite, avec une perception très nette de la réalité.

Oui, j'étais effectivement venu à La Haye, pour y représenter l'An 2000, dans le superbe aérocar de plaisance que le journal avait fait construire à mon intention. Six mille mètres cubes, s'il vous plait!

Au temps jadis le directeur de la puissante publication parisienne m'eût attribué un yacht, sur lequel j'eusse commodément suivi les événements qui chaque année occupaient l'attention de l'Europe. Mais le temps des yachts était passé. Depuis des années déjà la navigation sur les flots n'intéressait plus guère.

— C'est sous la mer que frétillent aujourd'hui les flottes les plus impressionnantes des grandes puissances, s'était écrié M. Martin du Bois, mon excellent directeur. Je vous offrirais bien un sous-marin pour exercer votre ministère; mais il me paraît plus utile de faire construire à l'intention de notre représentant le véhicule « dernier cri ». Le navire de l'air, l'aérocar, celui qui a changé la face du monde en supprimant les frontières, voilà ce qu'il faut au reporter en chef de l'An 2000!

Et, dans le délai de six mois, j'étais entré en possession d'un merveilleux yacht volant.

Il avait fallu payer une forte prime à la Société française de construction d'embarcations aériennes, tant il y avait de demandes depuis que la dirigeabilité, la stabilité, la sécurité enfin de ces engins destinés à naviguer dans le ciel n'étaient plus contestables. Mais l'argent n'est pas ce qui manque dans la caisse de l'An 2000.

Austral! Nous avions ainsi dénommé l'admirable esquif qui m'était confié. Et comme but de son premier voyage M. Martin du Bois avait désigné La Haye. C'était symbolique.

Où fallait-il que j'eusse la tête pour avoir oublié tout cela?

La surprise brutale du réveil, sans nul doute, l'arrivée de Wang, les incendies, le sorbet, la dispute des ambassadeurs, la guerre déjà commencée m'avaient abasourdi, si bien que j'étais demeuré coi... tout d'abord, devant les adjurations pressantes de M. Vandercuyp et de sa femme.

Mais, je le répète, ce ne fut qu'une seconde.

— L'Austral est là-haut? demandai-je en offrant respectueusement mon bras à miss Ada. Alors c'est Morel qui a pris sur lui de l'y amener...

— Oui, patron, cria du quatrième palier une voix de tonnerre, que je reconnus pour celle de mon excellent pilote. Oui, j'ai pris sur moi de mettre en route et d'accoster chez vous. Il n'est que temps de disparaître, croyez-moi. Tout va brûler ici dans les vingt-quatre heures. Et le branle-bas de guerre est peut-être commencé par toute l'Europe depuis vingt-cinq minutes. Si vous voulez regagner Paris, patron, il n'est que temps.

— Vous avez bien fait, criai-je en remontant les deux étages doucement pour ne pas effrayer trop la jeune fiancée du lieutenant Davis. Préparez une place pour Mlle Vandercuyp : elle nous accompagne en France.

Un ordre bref rapidement exécuté, une minute encore et notre cortège, réuni dans ma chambre, s'arrêtait, éclairé par le jour qui grandissait, devant l''Austral. Accroché au balcon par de solides crampons d'acier, l'aérocar fusiforme se balançait dans l'air.

La jeune fille ouvrait de grands yeux, un peu inquiets, à ce qu'il me sembla.


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Accroché au balcon du quatrième étage par de solides crampons d'acier, l'aérocar fusiforme de l'An 2000, se balançait dans l'air.


— N'ayez crainte, mademoiselle, m'empressai-je de lui dire pour la rassurer. Le temps n'est plus où les ballons, comme on disait jadis, tournoyaient dans les nuages au gré des vents. Vous savez à quels résultats la science humaine en est arrivée, puisque des escadres entières d'aérocars armés en guerre sont peut-être engagés dès ce matin dans une abominable tuerie. L'Austral vaut les meilleurs torpilleurs aériens de la flotte française. En quelques heures il va nous conduire à Paris, où je vous déposerai le plus doucement du monde chez...?

J'interrogeai du regard le papa et la maman.

— Chez nos parents, mon cher monsieur, répondit M. Vandercuyp, dans le bas de la rue du Bac, si large et si belle à présent. Ils tiennent là le Grand Hôtel de Néerlande.

— Oh! je connais! Un palais superbe.

— Mon beau-frère, Guillaume Wouters, et sa femme, la soeur de Mme Vandercuyp, recevront avec bien de la reconnaissance le précieux colis que nous vous confions, mon cher monsieur.

Miss Ada fit une petite moue à « précieux colis », puis se jeta dans les bras de sa mère en pleurant.

Après quoi ce fut son père qu'elle embrassa. Mais je vis, à la façon dont elle se tamponnait les yeux, l'expansion filiale terminée, qu'il y avait dans cette délicieuse poupée blonde et rose un ressort joliment trempé.

— On aime ses parents, dit-elle en manière d'adieu aux trois femmes de chambre qui portaient des valises, des sacs, des cartons à chapeaux destinés à prendre place dans ma coque avec la jolie voyageuse... Oui, on les aime bien, mais on aime encore mieux, du moins autrement, plus passionnément, son fiancé. Or le mien, celui-là même qui devait m'épouser demain...

— Eh bien? interrompis-je, inquiet du sort de son lieutenant, dont j'avais fait l'agréable connaissance huit jours plus tôt, lui serait-il arrivé malheur?

Les larmes avaient reparu, grosses, roulant comme des perles sur les joues de la malheureuse fiancée.

— Non, monsieur, ou du moins pas encore, j'espère. Mais il a été rappelé cette nuit à Londres, c'était inévitable, à la suite de sir Harry Newhouse, à qui mon cher Tommy servait de premier secrétaire pour les questions techniques de sa compétence.

— L'ambassadeur est déjà parti?

— Oh! confirma vite la maman, à quatre heures tous les Anglais de l'ambassade s'embarquaient à Scheveningue, sur un croiseur sous-marin, mouillé en rade depuis l'ouverture de la Conférence.

— Comment savez-vous tant de choses?

— Par la Sans-Fil du Handelsblad, notre grand journal, notre An 2000, à nous.

— Elle fonctionne encore?

— Jusqu'à présent son électricité n'a pas été touchée. Elle a continué à envoyer les nouvelles à ses abonnés par signaux lumineux jusqu'au petit jour.

— Eh bien! madame, monsieur, déclarai-je alors aux parents, tandis que Wang emportait à bord les colis de miss Ada et les miens, j'accepte le précieux dépôt que vous me confiez. Si rien ne contrarie notre voyage, mademoiselle pourra vous téléphoner de Paris, vers midi, qu'elle déjeune chez sa tante, à l'hôtel de Néerlande.

Les yeux de Mme Vandercuyp brillaient de satisfaction.

— Oh! merci, monsieur, merci, fit-elle en me prenant les mains.

— Allons, Morel, nous sommes parés? demandai-je au pilote.

— Parés, commandant, quand vous voudrez...

D'en bas, les tourbillons de fumée noire nous apportaient une odeur abominable de roussi.

Les plaintes et les cris de la population affolée redoublaient.

Dans le matin blanc et calme, sans un souffle d'air, les volutes qui s'échappaient de ces mystérieux bûchers, allumés d'en haut par les grenadiers allemands et d'en bas par les anarchistes, nous apportaient une suie âcre et sinistre.

Vraiment c'était une effroyable chose que cette destruction rapide, par le feu, de la grande et belle ville aux parcs riants, aux allées fleuries, qui, la veille encore, avait charmé de ses ombrages les délégués de toutes les puissances célébrant à l'envi les bienfaits d'une inaltérable paix...

Quelques quarts d'heure avaient suffi pour transformer en un enfer cet éden délicieux!

Il n'y avait pas de temps à perdre. Morel paraissait au courant; il me raconterait en route ce qu'il avait pu apprendre.

Au surplus Pigeon arrivait, essoufflé, en compagnie de Malaval, son inséparable.

— Bien, dis-je aux deux amis. Vous revenez avec moi. M. Vandercuyp voudra bien donner aux deux autres les instructions que voici : rester à La Haye jusqu'à ce qu'on leur dise de rejoindre Paris ou d'aller ailleurs, et téléphoner au journal trois fois par jour.

— Mais si le téléphone est coupé? interrogea Pigeon. Et je crois qu'il l'est?

— Vous voilà embarrassé? Télégraphie sans fil, parbleu!

— Mais si l'Etat néerlandais refuse de transmettre les dépêches privées? Dans une cacophonie comme celle-là, ce serait la chose du monde la plus naturelle?

— Que voulez-vous, mes enfants? A l'impossible nul n'est tenu. Ils resteront ici et ils feront leurs efforts pour maintenir le contact avec Paris; voilà tout ce que j'ai à leur dire.

Wang apportait ma fourrure et la toque de loutre qui complète l'équipement du voyageur aérien. Tandis qu'il s'occupait de caser les bagages je considérais la charmante passagère qui allait m'accompagner.

Son pardessus d'homme, à longues basques, me parut un peu léger pour les routes du ciel, où la température varie si promptement avec l'altitude.

Mais la tendre mère avait compris avant moi ce qu'il fallait ajouter de renard bleu à cette étoffe insuffisante. Si désordonnées que fussent encore les allées et venues dans l'hôtel, on commençait à se reprendre et à s'y reconnaître. Une femme de chambre accourait, avec une superbe pelisse dans laquelle la jeune fille s'emmitoufla.


Illustration

Miss Ada Vandercuyp.


— Mademoiselle, partons, si vous le voulez bien, dis-je en serrant affectueusement les mains des parents.

— Encore deux gros baisers, fillette, intercédèrent ceux-ci, dans l'excellent français qu'ils parlaient sans difficulté, comme miss Ada elle-même.

Les embrassements recommencèrent; mais, cette fois, ce fut la fin. D'un pas ferme, miss Ada me suivit sur le large balcon.

Le bordage de l'Austral dépassait sa tête blonde de cinquante centimètres. Evidemment, la voyageuse se demandait comment on allait grimper là. Je lui fis signe d'attendre la manoeuvre.

— Envoyez l'échelle, cria le pilote, debout derrière son appareil servo-moteur.

Les hommes de l'équipage firent descendre doucement une large et solide échelle de corde que M. et Mme Vandercuyp voulurent maintenir eux-mêmes.

Avec une charmante agilité, miss Ada grimpa les échelons et posa son pied léger dans la nacelle.

J'y montai à mon tour, non sans jeter un regard impatient vers le couloir par où Pigeon et Malaval s'étaient éclipsés, à la recherche de leurs valises.

Agiles comme des lièvres, ils reparurent bientôt et pénétrèrent dans le creux du navire.

Alors Morel, m'ayant consulté des yeux, ordonna :

— Décroche! Pousse au large!

Et, le plus doucement du monde, l'Austral, libéré de ses entraves, monta dans le ciel très bleu, que le soleil levant incendiait, là-haut, à son tour, mais de façon moins tragique que les gens d'en-bas.


4. Une guerre universelle

Il y eut un instant de grosse émotion. Si familiers que nous soyons devenus avec la locomotion mécanique aérienne, longtemps encore le coeur nous battra chaque fois que le contact cessera entre notre nacelle et un point d'appui quelconque pris sur la terre ferme.

Habitués par des siècles de routine à nous étaler sur l'eau, dont la masse nous rassure, en dépit de ses terribles caprices, nous ne manquerons jamais de jeter à cette minute-là un coup d'oeil angoissé sur les maisons, sur leurs toits, sur les arbres, sur tout ce qui nous rappelle notre origine et constitue le vieux plancher des vaches.

Nos pères ont tant célébré sa rassurante solidité! C'est aussi que le vide fait peur aux plus braves.

Sur le balcon de l'hôtel, la famille Vandercuyp, les femmes de chambre, les domestiques agitaient mouchoirs et casquettes, d'un geste rapide : tout de même, sur leurs visages éclairés par le soleil levant, je lisais inquiétude, la hâte de savoir achevé ce voyage aérien qui commençait.

En une minute nous eûmes atteint l'altitude de deux cents mètres; j'ordonnai à Morel de s'y maintenir pour mettre le cap sur Paris.

Alors je veillai à l'installation commode de ma voyageuse. Dans un large fauteuil de cuir, à l'arrière de l'embarcation, miss Ada s'était pelotonnée sous ses fourrures. Elle n'avait pas l'air autrement émue, ce qui me fit grand plaisir, car j'avais besoin de causer avec mes hommes, et la présence d'une petite personne impressionnable nous eût plutôt gênés.

La jeune fiancée du lieutenant Davis alla même au-devant de mes préoccupations.

— Je vous en prie, monsieur, ne vous occupez pas de moi. Je suis admirablement dans ce fauteuil, comme au spectacle. Et quel spectacle! Le voyage de Paris s'effectuera, j'en suis sûre, le plus simplement du monde. Je vous en prie, faites comme si j'étais le petit colis dont a parlé mon pèré... J'écoute le moteur tourner.

Je remerciai miss Ada de sa gentillesse et la félicitai de cette attitude crâne, d'où la forfanterie était exclue.

J'avais pris place sur l'un des six tabourets mobiles disposés en deux rangées, dans la longueur de la nacelle.

Miss Ada semblait ainsi présider à la réunion des voyageurs, groupés dans l'ordre voulu par le constructeur.

En face de moi se tenaient assis, virant lentement sur leurs pivots respectifs, pour mieux photographier les incendies, Pigeon et Malaval.

Morel était debout à ses appareils moteurs et les deux hommes d'équipe, accroupis, ainsi que Wang, à l'avant de l'aérocar, faisaient l'office de vigies, en attendant que le pilote eût des ordres à leur donner.

Au-dessus de nos têtes, très près, à moins de deux mètres, s'allongeait le cigare en pongée de couleur jaune d'or qui constituait le corps flottant de l'Austral. Cette forme reste décidément la plus propice à la locomotion dans les nuages des appareils plus légers que l'air.

On rencontrerait bien d'autres types d'aérocars; depuis que le succès a couronné les efforts des chercheurs, maintes formes plus ou moins bizarres ont été préconisées. Mais aucune n'a ébranlé la confiance des ingénieurs dans le gabarit classique du ballon dirigeable, militaire ou civil, de guerre ou de plaisance : un havane, effilé aux deux bouts, supportant une coque de navire par des attaches triangulées.

Nous avions rapidement dessiné un demi-cercle au-dessus de La Haye et pointé au Sud-Ouest, contre un vent très léger qui venait du golfe de Gascogne. Dans le ciel très pur nous avancions très vite, agréablement bercés par le ronron de notre moteur électrique, dont je me réservais de montrer plus tard le mécanisme à ma passagère. Bientôt on ne vit plus que la fumée des incendies, et le ruban jaunâtre de la mer du Nord s'amincit peu à peu.

— Eh bien, Pigeon, Malaval, les grands nouvellistes! Nous voilà au calme pour quelque temps. Je vous écoute. Vite, qu'avez-vous appris?

Pigeon, l'aîné des deux confrères, prit la parole.

— C'est bien simple, dit-il en boutonnant sa pelisse pour se défendre contre le vent un peu frais, à deux cents mètres au-dessus des prairies hollandaises coupées de canaux, les cartes sont brouillées d'une manière irrémissible. La guerre est commencée entre l'Allemagne et l'Angleterre, à la suite de l'incident du sorbet, et la journée qui commence ne s'achèvera pas sans que les grandes nations aient pris parti pour l'un ou pour l'autre des deux adversaires. C'est la conflagration générale, la planète en feu.

— Vous croyez?

— Personne n'en doutait au Palais de la Paix à trois heures ce matin. Le groupement Grande-Bretagne-France-Italie-Russie.

— Oh! Russie.

— Tout de même, malgré les événements qui le secouent chez lui, Ours du Nord compte encore pour quelque chose en Europe.

— Certes, mais il n'a plus d'argent; il s'abstiendra...

— Soit. Mais l'entente cordiale anglo-française est plus ferme que jamais. Il est indubitable que Londres va invoquer les traités qui peuvent l'être par l'Angleterre auprès de certaines puissances, avec la France, pour commencer... L'Allemagne, de son côté, est liée avec les Etats-Unis d'une manière formelle, depuis qu'elle a débarrassé, argent comptant, l'Oncle Sam de ses Philippines. Il y a pour Berlin et Washington un intérêt commun à briser, si possible, la concurrence anglo-japonaise, devenue intolérable au bout d'un tiers de siècle.

Il me sembla que Pigeon allait un peu vite et un peu loin. Je ne sais pourquoi, ses affirmations heurtèrent, dans mon esprit, une conception évidemment attardée dans le passé, car je me surpris à lui dire :

— Mon cher, je crois que vous me prenez ici pour un badaud, lecteur de l'An 2000 toujours prêt à vous suivre dans des combinaisons abracadabrantes! Ce n'est pas parce que nous voguons gentiment à travers le ciel bleu, aussi aisément que jadis nos ancêtres sur les flots des océans ou de la Méditerrannée, qu'il faudrait refaire la carte du monde du haut de l'empyrée. Il me semble que vous exagérez...

L'air étonné de mon collaborateur me frappa.

Je considérai alors Malaval, qui écarquillait aussi les yeux : il n'était pas moins curieux à considérer.

Mes regards s'arrêtèrent enfin sur Morel, le pilote calme et froid, l'homme positif par définition, qui, pour rien au monde, en bon Normand du Havre, ne se fût emballé sur quelque dada que ce fût.

Morel me parut aussi surpris que les deux autres d'entendre mes réflexions.

Je me frottai instinctivement les paupières. Les prunelles de mes trois compagnons me regardaient toujours avec une sorte de pitié, comme si j'eusse été quelque rustaud, en retard sur les événements.

Pigeon ne se priva pas, du reste, de me le faire comprendre, avec toute la déférence due par un sergent à son capitaine.

— Comment, chef, vous en êtes encore à douter de la guerre planétaire, vous! Est-ce possible? Non, vous voulez rire. Vous vous dites : à quel petit jeu jouerait-on bien pour passer le temps à bord de l'Austral, jusqu'à ce que Morel reconnaisse la place Verte d'Anvers où sont les bureaux de notre consoeur la Métropole? Et vous avez pensé : on va faire monter Pigeon au mât de cocagne. Mais ça ne prend pas... à moins que vous n'ayez laissé la mémoire au fond des coupes de champagne qu'on a si joliment sifflées hier soir, au banquet! Ah!

— Eh bien, repris-je brusquement, faites comme si je tombais de la lune dans cette nacelle! Pigeon, exposez-moi la situation telle que vous la voyez. Vous intéresserez autant que moi, j'en suis certain, Mlle Ada Vandercuyp.

Quelle ne fut pas ma stupeur en entendant notre passagère achever ma déroute! Elle déclara posément :

— Mais c'est bien sûr, monsieur, que la guerre ne peut être que mondiale! Voilà cinquante ans et plus, dit toujours mon père, que l'Europe n'a vu des nations s'entretuer Pourquoi? Parce que les armements de chaque puissance sont si formidables que c'est à qui ne se risquera pas à offenser le voisin.

— A la bonne heure! s'écria Pigeon, mademoiselle est dans la vérité! C'est sous cet angle, chef, qu'il faut envisager les choses, et non sous un autre. Les deux groupements pelotent depuis des années, en attendant partie. Chacun de leurs dirigeants se dit : il faut que nous ayons une guerre encore, une guerre qui sera la dernière — on dit toujours ça — et comme ce sera la dernière de toutes, il faut que dans celle-là nous soyons victorieux. Alors les carnages auront été tels, les ruines de toute sorte se seront accumulées avec une si foudroyante rapidité que plus personne n'osera recommencer l'aventure. De cette manière nous garderons les positions que nous aurons conquises par la valeur de nos armes. Et plus jamais un peuple blanc, jaune ou noir n'osera concevoir l'audacieux projet de nous attaquer. Par ainsi nous occuperons définitivement dans le monde la position prépondérante, et nul ne nous en délogera. C'est clair.

— Vraiment, vous croyez que l'humanité en est là, Pigeon?...

— Non seulement je le crois, chef, mais j'en suis sûr!

— Voyons, risqua Malaval, vous le savez bien, patron, puisque vous avez dicté un article là-dessus, avant-hier, au mégaphone.

— Moi, j'ai dicté un article là-dessus?.... En effet, je me souviens... Attendez donc! Vous avez raison.

Etrange effet d'amnésie! Mais oui, tous avaient raison contre moi!

La mémoire me revenait, à présent.

Où diable avais-je l'esprit? Sûrement, sûrement, que la guerre qui se préparait, qui avait déjà commencé, même, de la façon sauvage que l'on connaît, par l'incendie d'une ville neutre, serait, avant vingt-quatre heures, une guerre mondiale, l'embrasement monstrueux des deux hémisphères!

La constatation de cette affreuse réalité me fit réfléchir.

Il y eut, à bord de l'Austral, un silence prolongé, que troublait seul le ronflement du moteur électrique.

— Anvers! cria l'un des hommes-vigies, les yeux vissés à sa lunette d'approche. :

Je vérifiai : la flèche de la cathédrale d'Anvers s'apercevait en effet, comme une aiguille dans l'azur, très loin encore.

— N'oublions pas la douane d'Esschen, dis-je à Morel.

La manoeuvre, dix minutes plus tard, s'exécutait avec une grande douceur. A la barre de fer longitudinale placée tout exprès pour recevoir les crampons d'accostage des véhicules aériens, devant le bâtiment de la douane belge, l'Austral fut fixé par les hommes d'équipe.

Le moteur s'était tu.

— Vous n'avez rien à déclarer? demanda courtoisement le chef de service.

— Si, donc! répondis-je en riant. La guerre générale!

— Oh! nous savons bien, riposta le fonctionnaire, l'air attristé. Il y a déjà des malheurs, en bas.

— Sans doute. La Haye brûle...

— Et l'ambassadeur d'Angleterre a été torpillé, à ce qu'on dit, avec sa suite et l'équipage du croiseur qui l'emmenait, par deux minuscules sous-marins allemands.

Un cri déchirant nous fit tous frissonner. Mlle Ada, renversée en arrière, les bras tordus dans un accès de désespoir, s'évanouissait en balbutiant le nom de son fiancé : Tommy, mon Tommy!


5. Minutes d'angoisse

Avec un touchant empressement les douaniers accourus nous aidèrent à ranimer la jeune désespérée. Les flacons ne manquaient pas, au surplus, dans la trousse du bord.

Deux minutes de soins, et miss Ada rouvrit les yeux. J'y lus toute son angoisse.

— Faites de votre mieux pour la consoler, dis-je tout bas à Pigeon; nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps. En route pour la frontière française.

— Décroche! Pousse au large! commanda Morel.

Et, avec la même aisance qu'il s'était arrêté, l'Austral, libéré silencieusement de ses attaches, regagna les hauteurs de l'atmosphère.

Tandis que j'examinais avec mon pilote le panorama splendide que nous avions sous les yeux, les plaines succédaient aux prairies et les canaux aux rivières, avec, devant nous, grossissant à vue d'oeil, le délicieux clocher de la cathédrale d'Anvers, et j'entendais Pigeon remplir son office le plus galamment du monde.

Malaval l'y aidait de son mieux.

C'étaient d'ailleurs deux charmants garçons, Malaval tout brun — Bordelais — l'autre tout blond. Celui-là était originaire de Dunkerque. Une année à peine les séparait. Ils avaient fait, l'un et l'autre, leurs études à l'Institut de la Presse parisienne, fondation grandiose de la génération précédente, destinée à former des reporters comme il en faut aujourd'hui, c'est-à-dire des hommes au savoir quasi-universel, des énergiques d'abord, qui soient, par surcroît, chimistes, géographes, mécaniciens, photographes, tacticiens, ingénieurs, marins, aéronautes, hydrauliciens, statisticiens, physiciens, et caetera.

Ceux-là m'en eussent remontré, tous les deux, à moi, leur chef, sur la plupart des questions que l'actualité nous conduisait à traiter ensemble. Mais ni l'un ni l'autre ne tirait vanité du bagage abondant qu'il avait acquis à l'école spéciale.

Ils savaient se montrer indulgents pour les vieux, pour ceux qui en connaissaient encore moins que moi-même, ayant été recrutés dans les années lointaines par des directeurs de journaux peu exigeants, et pour cause, à une époque où le public ne demandait pas grand'chose aux rédacteurs qui besognaient pour le renseigner, à la bonne franquette, comme ils eussent vendu des dattes ou du nougat.

Pigeon découvrit des consolations dans son coeur, qui était excellent. Il eut tout de suite une trouvaille, qui ne manquait pas de vraisemblance, au demeurant.

— Avant de vous abandonner au désespoir, disait-il, voyons, ma chère demoiselle, raisonnons froidement! A ces hauteurs, ce n'est pas trop demander. Vous n'avez pas écouté l'officier des douanes avec assez d'attention.. Il n'a pas affirmé que Monsieur votre fiancé fût perdu...

— Comment? Que voulez-vous dire? interrogeait la jeune fille, dressée sur son séant, les regards pleins d'espérance, à présent.

— Il a déclaré : on croit que... On fait courir le bruit que...

Malaval confirma :

A ce qu'on dit... telles ont été ses propres paroles. :

— Ce qui signifie, décida le Flamand, qu'il y a des chances pour que ce drame, le premier d'une guerre maudite, ne soit pas aussi affreux que la rumeur première l'a fait craindre. Attendez encore cinq minutes, dix au plus, et nous aurons peut-être du nouveau. Voici, en effet, que nous approchons d'Anvers : Morel va nous descendre à cinquante mètres au-dessus des maisons de la ville. Nous passerons ainsi à portée de lorgnette des bureaux de la Métropole, le grand journal anversois. Tout comme à La Haye, à Paris, à Berlin, partout, à présent où la circulation des aérocars est journalière, on fait à la Métropole un service de nouvelles pour les voyageurs de l'air. C'est bien le moins.

— Je sais, monsieur. Sur une grande terrasse les dépêches sont affichées en gros caractères d'enseignes, posés à plat, ce qui permet aux voyageurs de les lire sans avoir besoin de s'arrêter... C'est ainsi que fait le Handelsblad chez nous.

— Au bon vieux temps, fis-je à mon tour, il eût fallu descendre d'aérocar pour acheter un exemplaire du journal! Pigeon a raison, miss Ada. Peut-être allons-nous trouver à Anvers des dépêches qui atténueront la gravité du malheur que nous déplorons tous.

Nous allions très fort vers l'Escaut.

— Attention! criai-je à notre pilote. Voici la ville à cinq cents mètres. Ralentissez en passant au-dessus de la place Verte, où sont les bureaux de la Métropole, et n'emportez pas la cathédrale, surtout!....


Illustration

Sur une grande terrasse les dépêches sont
affichées en gros caractères d'enseignes.


Morel, toujours calme, manoeuvra la roue graduée qui lui permettait d'imprimer à l'aérocar ses diverses allures.

Instantanément nous sentîmes le courant d'air s'affaiblir, les toits des maisons et des monuments se rapprocher de nous. Par un effet d'optique qui reste éternel comme le monde, il nous sembla qu'ils montaient vers nous, tandis que, prudemment, nous descendions vers eux.

Miss Ada s'était saisie de deux cordages, et la tête penchée avidement, cherchait à deviner ce que les autres allaient apprendre au tableau des Dernières Nouvelles.

Mes deux aides, les yeux aux jumelles, venaient de découvrir le champ des dépêches de la Métropole, imprimées en caractères gigantesques et multicolores sur la dernière terrasse de son hôtel.

— Qu'est-ce que je vous disais? cria triomphalement Pigeon. Lisez, miss Ada, lisez comme nous lisons nous-mêmes : « La catastrophe sous-marine au large de Scheveningue est confirmée. Toutefois, trois passagers, dont le lieutenant Tom Davis, ont pu s'échapper du croiseur, favorisés par la nuit. Ils sont montés à bord d'un sloop calaisien qui les a débarqués à Ostende. Deux sont partis pour Londres par la malle sous-marine : le lieutenant Davis a reçu l'ordre de se rendre immédiatement à Paris par le train-éclair.


Illustration

Au large de Scheveningue, trois naufragés
ont pu s'échapper à bord d'un bateau-pêcheur.


— Tenez, mademoiselle, dis-je en tendant ma lorgnette à miss Ada. Lisez vous-même. C'est à croire que Pigeon est devin.

Dépeindre la joie de la jeune fille est impossible. Debout dans la nacelle, la jumelle braquée sur le tableau-annonces, elle épelait les mots joyeusement.

Comme elle arrivait au dernier, un changement de texte l'amusa par sa soudaineté. C'était une réclame pour le cacao Vandercuyp, l'une des grosses entreprises de son père.

— C'est la réclame qui paie pour nous, s'écriat-elle, ressuscitée. Ah! monsieur Pigeon, quelle inoubliable surprise vous m'avez faite là. Que je vous en suis donc reconnaissante!

— Trop heureux d'avoir deviné juste, mademoiselle. Le contraire eût pu se produire.

— C'est vrai. Quel eût été mon désespoir, en ce cas! Rien que d'y penser je sens mon bonheur centuplé. Merci, monsieur Pigeon, merci!

Une poignée de main cordiale de la jolie Hollandaise récompensa Pigeon, tout fier d'avoir eu l'idée de jouer cette carte au hasard, et nous reprîmes notre course à travers le ciel, sans demander à la Métropole d'autres nouvelles.

Sûrement le journal n'en manquait pas, mais j'avais hâte d'arriver à Paris.

Il y avait des nuages à présent, et d'épais, de longs, de très longs, que le voisinage de la Manche et la marée nous amenaient.

L'Austral les traversait avec une tenue admirable.

Tantôt nous étions environnés de leur vapeur blanche, humide, opaque. Alors l'un des hommes de veille à l'avant faisait beugler une sirène de brume destinée à prévenir les autres navigateurs de l'air que nous étions là tandis que son camarade, méthodique, les yeux fixés sur le pilote, corrigeait les effets de la dilatation par une poignée de sable lancée dans le vide.

Tantôt nous apercevions les cirrus qui se massaient au-dessous de nous comme des troupeaux de moutons volants. Ils nous privaient de la vue des plaines, mais tout restait clair devant nous. Morel ralentit l'allure par prudence et redescendit à cent mètres au-dessus des arbres, pour éviter les inconvénients du brouillard intermittent.

Là nous retrouvions une atmosphère à peu près pure, où l'on apercevait distinctement les oiseaux dans un rayon de deux cents mètres. C'était assez pour évoluer, dans le cas d'une subite rencontre.

L'attitude de miss Ada faisait à présent plaisir à voir.

Le bonheur de savoir son fiancé sain et sauf l'incitait à causer. Nous l'écoutions avec ravissement. Pendant quelques secondes elle chanta, et Malaval, très galant, dit que sa voix, d'un joli timbre, augmentait à vue d'oeil le nombre des hirondelles qui montaient jusqu'à nous pour l'entendre. La vérité m'oblige à dire que nous venions de passer, un peu avant de reconnaître Malines, au travers d'un rassemblement des frileuses annonciatrices de l'hiver.

Par groupes de plusieurs milliers elles se concentraient, en cette matinée de septembre, avant de prendre leur vol annuel vers les sables chauds de l'Afrique. Une demi-douzaine de ces pauvrettes s'embarrassèrent dans nos agrès et Miss Vandercuyp put en saisir une, qu'elle caressa un instant sous sa fourrure, avant de lui rendre la liberté.

Attentivement la jeune fille regardait à présent le mécanisme électrique de l'Austral.

— Je ne comprends pas bien, me dit-elle, comme nous pouvons avancer avec un aussi petit moteur.

— En effet, expliquai-je en lui montrant du doigt les organes très simples qui fonctionnaient dans une grande boîte en aluminium, à quelques centimètres de la petite tribune où se tenait le pilote. Il n'y a pas à proprement parler de moteur dans ce système de propulsion électrique nouveau, dont vous avez certainement entendu parler, mademoiselle, depuis trois ou quatre ans.

— Non... ou du moins je n'ai pas accordé à cette chose étrange l'attention qu'elle mérite...

— Elle est, en effet, extraordinaire, invraisemblable, telle que si les gens d'autrefois, ceux d'il y a cinquante ans, seulement, revenaient parmi nous, ils en resteraient suffoqués.

— Encore qu'ils en aient entrevu les avantages, insinua Morel.

C'était la première phrase qui fût sortie des lèvres de notre bon pilote, toujours attentif à sa manoeuvre. Mais cette question touchait à son amour-propre.

— Mon grand-père, dit-il avec fierté, était mécanicien chez un ingénieur de Schneider, au Creusot, qui avait déposé à l'Académie un mémoire où il prédisait ça.

Les yeux de miss Ada semblaient demander :

— Ça, quoi?

Je ne les laissai pas languir. Une poussée de connaissances spéciales, un besoin de me démontrer quelque chose à moi-même me montait au cerveau.

— Nous avons à l'avant, mademoiselle, un petit moteur à pétrole qui nous tirerait d'embarras pendant quelques heures, si cette machine que vous voyez tourner à toute vitesse s'arrêtait et nous laissait en panne...

Or à l'instant même, comme si quelque diable malin m'eût joué un tour de sa façon, la machine ralentit, ralentit son allure pour ne plus tourner qu'à la façon d'un moulin à vent.

Aussitôt le courant d'air qui nous fouettait cessa; l'Austral descendit brusquement de quelques mètres.

La jeune fille eut grand'peur. Mais, comme elle n'avait pas cessé de regarder Morel, son visage exprima de nouveau la sécurité, lorsque le pilote eut commandé aux deux hommes de l'avant, sans émotion apparente :

— La courroie sur le moteur à pétrole! Vivement!


6. Ordres de Paris

A dire le vrai, j'étais beaucoup plus inquiet que notre gracieuse passagère.

Les regards interrogateurs de Pigeon, de Malaval, de Morel lui-même, ne me disaient rien de bon.

La manoeuvre nécessitée par le changement d'embrayage s'accomplit néanmoins avec une rapidité qui m'émerveilla.

Aussitôt commandée par le minuscule moteur du bord, l'hélice se reprit à faire 800 tours. Du moins ce chiffre me vint à l'esprit sans que je susse trop pourquoi.

— Ça irait bien dans une promenade, grommela Morel, mais quand on est pressé, sale coup pour la fanfare! On visitera le transformateur à la douane de Feignies. Voilà Mons à dix kilomètres. Nous sommes bientôt chez nous...

Par un effet très bizarre de cette amnésie dont j'avais déjà souffert une première fois, je me trouvai subitement incapable de poursuivre les explications que je me faisais fort, tout à l'heure, de donner à miss Ada.

On eût dit que l'incident m'avait changé, comme la femme de Loth, en statue de sel, car je restai interdit, les yeux fixés sur la ville enfumée de Mons que nous laissions à notre droite.

Pigeon s'empressait, heureusement, de se substituer à son chef et de fournir les explications que je voulais donner; mais, comble de la bizarrerie, il me sembla que ces explications, dont je croyais avoir pourtant la tête farcie cinq minutes plus tôt, je les entendisse pour la première fois, moi, le chef, formellement investi de toute l'autorité à bord de ce prestigieux Austral! Sûrement, les événements qui s'abattaient sur l'Europe, depuis quelques heures à peine, troublaient par intervalles le jeu régulier de mes méninges. J'écoutai Pigeon, bouche bée.

— On a pour la première fois appliqué à cette série d'aérocars, disait-il, un système de propulsion qui a pris, ces temps derniers, des proportions colossales. Vous savez comment fonctionne la télégraphie sans fil, mademoiselle?

— Quelle question! C'est la première chose que j'aie apprise au lycée de La Haye. D'ailleurs, nous avons au-dessus de l'hôtel un poste qui communique avec la Hollande et le monde entier.

— Très bien. Vous êtes versée dans les ondes hertziennes...

— J'y nage, monsieur! dit miss Ada en riant.

— Eh bien, le rôle que remplissent les ondes hertziennes dans la télégraphie sans fil depuis leur découverte et leur application, elles le jouent désormais dans la propulsion des véhicules aériens, terriens, marins et sous-marins. Voilà pourquoi vous ne trouvez pas de machinerie compliquée à bord de l'Austral. A proprement parler, il n'a pas de moteur électrique. Il n'a qu'un transformateur d'énergie. Cette énergie, il la reçoit d'un poste générateur qu'on a installé dernièrement à Laon, sur le plateau d'une ancienne forteresse. Son action rayonne à cinq cents kilomètres. Vous voyez d'ici l'antenne que nous portons à l'avant, miss Ada?

— Oui, monsieur Pigeon. Je me demandais à quoi cette longue canne pouvait bien servir. Un instant j'ai cru que c'était pour pêcher des hirondelles.

— Vous les prenez à la main! C'est par la pointe de cette canne que nous arrive le courant hertzien, projeté nuit et jour dans les airs par la grande usine de Laon. Tant que nous voyageons dans le rayon des cinq cents kilomètres, Laon nous garantit la force; nous sommes amplement pourvus d'une énergie qui diminue, vous ne le savez peut-être pas, miss Ada, en raison de...

— Mille pardons, monsieur Pigeon! En raison de l'éloignement du générateur!

— Tous mes compliments! C'est pourquoi les applications de ce système aux gros navires n'ont pas encore réussi. La déperdition de force est trop grande entre un point de départ comme Laon, par exemple, et un paquebot-colosse qui ne peut être déplacé utilement sur la Manche que par 60.000 chevaux-vapeur, comme on dit encore, par un effet de la routine nationale. Mais pour des navires de tonnage moyen, pour un léger croiseur aérien comme l'Austral c'est une bénédiction que cet envoi constant de l'énergie à travers l'espace! Au lieu d'être encombrés ici par des machines et des produits chimiques pesants, mal odorants, nocifs même en dépit du bon air qui nous baigne de partout, vous le voyez, il suffit d'un transformateur de dimensions raisonnables pour que nous avancions, comme nous l'avons fait ce matin : soixante kilomètres à l'heure, et même davantage.

— Merveilleux!

— Bien entendu il n'y a pas que la montagne de Laon où l'industrie privée ait édifié une usine de ce genre. S'il en était ainsi les voyages de nos aérocars seraient limités à des cercles concentriques autour du Laonnais. La puissante compagnie G.O.H.P.T.V.N.A. officiellement dénommée : des Générateurs d'Ondes Hertziennes pour la Translation des Voitures, Navires et Aérocars, a édifié en France quatre usines du même modèle : au sommet du Puy-de-Dôme, à Puget-Théniers, à Tarbes et à Domfront, dans l'Orne, ce qui, avec Laon, constitue sur notre territoire cinq puissantes sources d'énergie électrique, grâce auxquelles la France est à présent sillonnée d'automobiles et de tramcars qui ne font pas plus que nous leur électricité, comme autrefois, qui ne la reçoivent plus comme autrefois par l'intermédiaire de trolleys, de plots ou d'autres transmissions métalliques, mais à travers l'espace, de l'une des cinq sources en question, et celles-ci sont outillées pour produire nuit et jour des millions d'ampères.

— Nous n'avons pas encore d'usine semblable en Hollande?

— Non, mademoiselle; mais c'eût été chose faite cette année sans cette abominable guerre.

— Et les autres pays?

— L'Amérique seule a jusqu'à présent imité la France, et comme toujours les Etats-Unis nous ont copiés en multipliant... Songez à la force surnaturelle dont ils disposent avec les cataractes du Niagara. Si souvent qu'on les ait employées à maints offices d'un genre analogue depuis la fin du XIXe siècle, elles restent généreuses à miracle. C'est du Niagara que partiront bientôt, on l'espère, des ondes hertziennes capables de traverser l'Atlantique et de propulser les navires du plus fort tonnage...

A ce moment de la petite conférence à laquelle Pigeon s'abandonnait, je ne pus m'empêcher d'intervenir.

— C'est bel et bien, mon cher cicerone, fis-je, mais nous direz-vous pourquoi notre moteur électrique, ou transmetteur, comme vous voudrez l'appeler, nous a tout à coup laissés en panne, voilà une petite demi-heure? Nous nous rapprochons pourtant de la source d'énergie! En allant vers Paris, nous allons vers Laon!

— Ça, par exemple, patron, il faut le demander à Morel. Peut-être y a-t-il un cheveu dans l'horlogerie de son bijou?

Morel fit un signe de tête négatif.

Je le trouvais soucieux.

Comme je l'interrogeais à mon tour du regard, le pilote, tout en surveillant ses indicateurs de vitesse et d'altitude, émit un pronostic qui se trouva bientôt réalisé, hélas!

— Je crois tout bêtement, dit-il, que l'ordre est déjà venu de Paris d'arrêter l'usine de Laon, et les autres aussi.

— Pourquoi donc?

— Parce que la guerre est aussi chez nous, pardi!

— Si tôt? Ce n'est pas possible!

— Les douaniers de Feignies nous le diront bien. En tous cas, s'il en était ainsi, commandant, je vous conseillerais de me laisser en l'air avec mon équipe, et de vous sauver vite à Paris avec mademoiselle et ces deux messieurs, par le premier train-éclair. Car au pétrole nous n'avançons pas. Voyez... quarante, trente-neuf, trente-huit kilomètres à l'heure. C'est un train de tortue : nous n'arriverons pas à Paris avant la nuit.

Je regardai le soleil, puis mon chronomètre. Il était dix heures et demie. Nous avions parcouru près de deux cent quarante kilomètres en cinq heures. C'était bien, toutefois la moyenne baissait depuis vingt-cinq minutes.

Mais je ne trouvai pas que l'allure fût si lente! Quarante kilomètres à l'heure dans les airs, c'était encore très joli, à mon humble opinion.

Les trompettes de Jéricho ne firent pas plus de bruit dans les airs déchirés que notre sirène de brume à l'approche de la frontière française.

L'un des hommes d'équipage la fit résonner trois fois pour nous annoncer à la douane de Feignies tandis que l'autre déroulait dans le vide un large pavillon tricolore, destiné à faire connaître notre nationalité, conformément aux conventions internationales sur le passage aux douanes des aérocars. La descente s'opérait très vite, commodément, au milieu de ce petit village occupé par les douaniers, leurs femmes, leurs enfants et leurs poules.

Il me sembla pourtant qu'une grande animation régnait dans la gare. Il y avait du brouhaha. Des trains de marchandises s'accumulaient sur les voies. Des files de soldats semblaient sortir de terre. De plus le poste, au lieu de nous attendre à la bonne franquette, comme celui de la douane belge, avait pris les armes au premier coup de trompe. Ce n'était pas pour nous rendre des honneurs auxquels nul de nous n'avait droit. Aussi augurai-je fort mal de cette manifestation belliqueuse. L'Austral était à peine accroché que je vis arriver en haut de l'échelle, souple comme un chat, le capitaine de la section, tout jeune, très courtois, bien que son visage trahit les préoccupations graves du moment.

— C'est bien vous, monsieur, me demanda-t-il, qui êtes le correspondant de l'An 2000?

— Oui, capitaine. J'arrive de La Haye...

— C'est bien cela. Voulez-vous prendre connaissance de ce phonogramme? Monsieur votre directeur l'a expédié à votre adresse dans tous nos postes de la frontière du Nord voilà trente minutes à peine, par les tubes du ministère de l'Intérieur. Je suis heureux que ce soit dans mon district que vous ayez stoppé.


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— C'est bien vous, monsieur, me demanda le capi-
taine de la section, qui êtes le rédacteur de l'An 2000?


Je pris l'objet en remerciant le capitaine, que j'invitai à s'asseoir sur l'un de nos tabourets; mais il préféra rester debout en haut de son échelle, prêt à redescendre en vitesse, car il devait être furieusement occupé depuis le matin!

— Ma boîte! demandai-je à Wang.

Le Chinois, habitué à la manoeuvre, n'avait pas attendu l'ordre pour extraire d'une petite caisse carrée le phono-confidence, mon inséparable compagnon.

J'y plaçai la plaque, grande comme la main, que l'officier des douanes venait de me remettre. Un coup de pouce sur le mécanisme et j'entendis la voix de mon directeur me parler aussi nettement que si M. Martin du Bois eût été devant moi; avec cet avantage toutefois, que l'organe directorial, sans amplificateur d'aucune sorte, si ce n'est un petit cornet acoustique dont je couvris l'un de mes tympans, n'était entendu que de moi seul.


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J'entendis la voix de mon directeur me parler aussi
nettement que si M. Martin du Bois eût été devant moi.


« Mon bon ami, me disait le directeur du journal, sur le ton que je lui connaissais, cordial et péremptoire à la fois, les événements sont effroyables.

« En six heures de temps (je vous phonographie ces instructions à 9 h. 18 minutes du matin) le feu s'est allumé par toute l'Europe.

« L'Amérique va sûrement flamber aussi, car les Japonais n'attendent qu'une occasion pour tomber comme des sauterelles sur les Etats-Unis de l'ouest.

« C'est un cataclysme dont les conséquences sont à présent incalculables. Jamais, en tous cas, la planète où nous végétons n'a connu d'aussi terribles moments.

« Je viens du ministère. Tout le gouvernement de la République s'est réuni au lever du jour, invité par l'Angleterre à lui donner l'appui réel garanti par les traités.

« Contrairement à ce que nous supposions, il n'y a eu dans le Conseil aucune voix discordante. L'idée qu'on va enfin vider avec l'Allemagne la vieille querelle de l'Alsace-Lorraine a satisfait tout le monde.

« Le président de la République s'est déclaré prêt à se rendre aux armées, sur tel point que lui conseilleront les ministres de la guerre, de la marine et de l'aérotactique.

« Un grand enthousiasme accueillera sûrement ces nouvelles dans le courant de la journée. Déjà les rues de Paris se pavoisent. La mobilisation commence à minuit.

« Tout ce qu'il est humainement possible de faire pour donner à l'An 2000 la primeur des informations les plus sensationnelles, — mais, souvenez-vous en, les plus exactes, — nous devons le faire. En conséquence, au lieu de revenir à Paris, fût-ce pour vingt-quatre heures, filez sans délai avec l'Austral vers le Mont-Blanc. Vous savez ce que cela veut dire.

« Il faut que vous entriez dans l'arsenal, que vous assistiez à la concentration de la flotte nouvelle et que vous nous la décriviez avec la plus rigoureuse exactitude, à l'heure où elle s'apprête à voler au feu. Emmenez avec vous l'un de vos nègres, Pigeon ou Malaval, et bien entendu votre fidèle Chinois.

« Je compte sur votre énergie pour que ce voyage soit vite exécuté et que vos notes nous parviennent dans les quarante-huit heures.

« Méfiez-vous des surprises de l'état de guerre. La force à distance est arrêtée partout; mais vous avez votre moteur à essence qui vous permet d'aller de l'avant. Ne perdez pas une minute. Vous trouverez des fonds à votre disposition chez tous nos correspondants; ils sont prévenus. Le téléphone à fil et sans fil fonctionne encore sur tout le territoire; il est coupé avec l'extérieur dans trois directions depuis huit heures ce matin. Les chemins de fer à vapeur marchent encore; les électriques, non, à l'exception de ceux de la Compagnie du Nord. Faites vite et bien. Amitiés et bonne chance! »

Dès que j'eus entendu le dernier mot, le mot signature, je rendis la boîte au Chinois et mis la plaque dans mon portefeuille.

— Tous mes remerciements, dis-je au capitaine. Voulez-vous visiter nos bagages? Il n'y a ni tabac, ni cigares, ni dentelles.

— Je n'en doute pas, fit l'officier en riant. Votre déclaration, monsieur, suffit à un lecteur de l'An 2000.

— Ah! vous êtes?...

— Depuis la fondation du journal, c'est-à-dire il y à vingt ans. J'en avais dix.

Après cette marque polie d'attention donnée à un ami inconnu, je songeai au moyen d'exécuter les ordres qui venaient de me parvenir et de tenir aussi la promesse que j'avais faite à M. Vandercuyp ainsi qu'à madame, de conduire leur charmante fille à Paris.

Miss Ada me regardait avec inquiétude.

Elle devinait qu'il se passait quelque chose d'anormal, dont elle allait pâtir, peut-être.

— Mademoiselle, lui dis-je prudemment, je viens de recevoir des instructions qui me navrent. L'Austral ne va plus à Paris. Il doit me conduire au Mont-Blanc. Ce n'est pas le chemin qu'il faut prendre pour vous descendre dans la rue du Bac. Je vous prie d'excuser un cas de force majeure...

La jeune fille était troublée. Son impatience s'avivait, comme il arrive toujours, devant un obstacle imprévu.

— Voici ce que je vous propose, miss Ada : mon directeur me recommande de garder avec moi M. Pigeon que voici. Mais il ne parle pas de M. Malaval que voilà. Je vous engage donc à partir avec lui pour Paris par le premier train qui sera en gare.

— A midi juste part le train de la poste, dit le capitaine. Il met deux heures...

— Voilà bien votre affaire!

Persécutée par l'idée fixe de retrouver à Paris son fiancé, la jeune fille acquiesça, non sans m'exprimer tout le regret qu'elle éprouvait déjà de quitter le gracieux Austral dans lequel elle venait de recevoir « le baptême de l'air » sans émotion ni vertige.

Je la confiai à Malaval, je recommandai l'un et l'autre à l'obligeant capitaine.

Deux hommes vinrent prendre les bagages. Aussitôt que les shake-hands énergiques furent échangés, Morel fit décrocher et piquer droit au sud.

— En attendant le départ du train, me cria gentiment miss Ada, je vais téléphoner à la maison!

— C'est une bonne idée, mademoiselle, lui criai-je à mon tour, une excellente idée!


7. L'arsenal du Mont-Blanc

Morel mit le cap sur Maubeuge, après avoir prudemment escaladé huit cents mètres.

— On sera plus tranquille ici qu'en bas, murmura notre pilote en indiquant le baromètre inscripteur,

Les hommes d'équipage avaient profité de notre arrêt à Feignies pour faire le plein du réservoir et constater qu'il restait encore une ample provision d'essence dans les touries d'acier, bien rangées sous le plancher de l'Austral.

L'allumage magnétique fonctionnait avec une vitesse et une exactitude stupéfiantes. Je remarquai que l'allure devenait plus rapide et que le petit moteur à quatre cylindres ronflait à ravir. Aussitôt Pigeon, surnommé par ses camarades M. de la Mirandole, par comparaison flatteuse avec l'illustre Pic, me fit observer que l'air, plus frais à cette altitude, convenait mieux à l'explosion du mélange.

— Sapristi, ronchonna Morel quand nous eûmes déplié les cartes et inspecté l'horizon, jamais nous ne serons au Mont-Blanc avant la nuit. Vous devez trouver à vol d'oiseau de cinq à six cents kilomètres d'ici à Chamonix.

— A peu près, répondit Pigeon, un curvimètre à la main.

— C'est une jolie excursion pour un bâtiment tout neuf comme celui-ci; mais on ne la fera pas en une demi-journée. Voilà midi qui s'approche et les routes cessent d'être sûres, ici comme en bas. Si nous voulons éviter la frontière allemande, et il me semble que ce sera sage, car on doit y tirailler dès aujourd'hui, m'est avis que notre direction est par Hirson, Verdun, Lérouville, Neufchâteau, Dijon, Dôle, Lausanne et Thonon. Ce sera plus long, mais plus sûr. D'autant plus que nous ne pouvons trouver à remiser, par ici, qu'à Langres ou à Dijon.

Pigeon vérifia sur l'Annuaire de l'Aéro-Club.

— Exact : Dijon. Grand garage pour dix aérocars de cinquante mètres de long au maximum, dans la plaine de Brochon, près Gevrey, non loin du magnifique château Stéphen Liégeard. Atelier de réparations. Ingénieur; cinq ouvriers spécialistes; deux pilotes à la disposition des touristes. Prix modérés.

— Oh! Oh! fis-je en lisant aussi. Prix modérés! Trois cents francs par jour.

— Sans doute, mais tous les touristes qui passent ne remisent pas. Nous paierons pour eux.

— Allons-y pour Dijon, Morel, dis-je alors. Tâchons d'y être avant la nuit.

— Le moteur va comme un ange, s'il ne survient pas quelque anicroche.

— On repartira demain au petit jour, Morel, et à midi Chamonix nous verra demander l'entrée de l'arsenal. Ah! dame, il faudra de la diplomatie pour y pénétrer! Filons toujours.

Pigeon se frotta les mains dans un accès de joie.

— Je ne peux pas vous dire combien je suis content d'être de ce voyage, chef! Voilà si longtemps que j'entends parler de l'arsenal du Mont-Blanc.

Je ne pus m'empêcher de riposter.

— Et moi donc!

Et aussitôt il me sembla que l'arsenal du Mont-Blanc m'avait été vanté, depuis des années, sur tous les tons.

— Il paraît que c'est superbe. Toute la flotte aérienne est là. |

— Voilà dix ans qu'on y travaille!

— Au moins! Depuis le jour où fut créé le ministère de l'aérotactique... Les fantassins, cavaliers et artilleurs qui successivement s'étaient assis dans le fauteuil de la rue Saint-Dominique ne voulaient pas démordre, rappelez-vous-en, de leurs places de l'Est. Pour eux les unités nouvelles que constituent aujourd'hui nos escadres d'aérobusiers et autres engins similaires devaient être éparpillés à Verdun, à Toul, à Epinal.

— Vous voyez d'ici cet ordre dispersé, lança Morel en redescendant un peu pour éviter les nuages dont l'agglomération recommençait à nous gêner. On leur en a laissé dans les camps retranchés et on a bien fait. Mais le gros de la nouvelle force est là-bas, à l'abri, dans les creux du Mont-Géant.

— Heureusement que les Chambres ont compris le danger et institué ce nouveau ministère de l'aérotactique!

— Heureusement aussi qu'on a eu le bonheur de mettre à sa tête un spécialiste!

— Rapeau? Je crois bien! Ingénieur des Ponts, des Mines, de tout le tremblement. Il n'y a pas un homme qui connaisse mieux que lui la question de la guerre aérienne dans le monde entier! Ce qu'il a fait dans ces dix années est inouï, à ce qu'on dit. Nous allons bien voir, puisque le Mont-Blanc est son domaine et qu'on lui a donné carte blanche pour l'aménager.

— Et cent millions par an, ajoutai-je.

Pourquoi lançai-je ce chiffre plutôt qu'un autre? Je n'en savais rien. Il me sembla qu'il était le bon.

Par hasard il l'était. Pigeon nous le confirma.

— Cent millions par an, messieurs. Cela fait en dix ans un milliard. Avec un milliard on peut faire quelque chose de bien.

— On a fait, confirma Morel. Sans compter les travaux de toute sorte qui ne sont pas inscrits au budget du nouveau ministère : aménagement des montagnes, des eaux, des machineries. C'est colossal ce qu'on a dépensé là, me disait un contremaître, il n'y a pas de ça huit jours.

Les yeux de Pigeon brillaient comme des ampoules électriques. Les miens devaient être allumés aussi, car je sentis une grande envie de voir aussi tôt que possible ce mystérieux arsenal du Mont-Blanc, où les aérobusiers, aérotorpilleurs, aérobrûlots, aérobombardes et toutes ces séries de destroyers volants étaient secrètement remisés.

— Mystérieux, fis-je, on peut bien le dire, car jamais personne n'a pu le visiter, ni en faire, par conséquent, une description. Et par surcroît, ce qui ne s'est jamais vu en France, nous devons savoir tous que, d'après la loi de 1908, la publication, par le texte ou par l'image, d'un détail quelconque sur l'Arsenal, sur ce qui peut s'y passer, est punie de deux ans de prison pour le moins et de cinquante mille francs d'amende.

— Elle est rudement bien faite, cette loi-là! déclara Morel. Malheureusement il n'est pas besoin de publier des articles ou des photos pour dévoiler à l'ennemi ce qui se passe dans un fort, ou dans un arsenal.

— Plus de trente espions y ont été pris et jugés, confirma Pigeon.

— Soit! Mais combien d'autres n'ont pas été dépistés! Aussi bien, c'est inévitable. Avec un personnel de deux mille ouvriers comme celui qui a creusé les cent cinquante trous de remisage qu'on voit au Mont-Blanc, avec les douze ou quinze cents civils que le génie emploie forcément pour un tas de corvées dans l'intérieur de la place, il est impossible que les secrets ne s'en aillent pas se promener à Berlin et ailleurs, contre espèces sonnantes. Si perfectionné que soit notre armement, voyez-vous, messieurs, il faudra toujours que des hommes de peine soient mis au courant du dernier cri de la science militaire. Et comme il y aura toujours une canaille sur mille, sur dix mille, sur cent mille hommes, peu importe, cette canaille suffira, il faut bien nous l'avouer à nous-mêmes, à nous faire perdre, sinon toute l'avance que nous aurons prise en ceci comme en d'autres choses, sur nos rivaux, du moins une partie de cette avance...

Il y eut un silence approbatif.

Au même instant des sifflements affaiblis, mais caractéristiques se firent entendre au-dessous de nous. Puis ce furent des détonations brèves, comme des claquements de fouet qui nous arrivèrent d'en bas.


8. Pauvre Wang!

— Nom d'une pipe! jura Morel, des copains qui nous tirent dessus! En voilà des faux frères!

Nous étions tous penchés sur le vide, la jumelle appliquée aux yeux. Wang lui-même, inquiet de cet incident, s'était armé d'une lunette et plongeait sur les prairies qui se déroulaient au-dessous de nous.

On distingua nettement une douzaine de petits nuages bleuâtres, ronds comme des bulles de savon. C'était bien une salve chargée que nous adressaient brutalement des chasseurs à cuirasse de la garnison de Mézières, en reconnaissance dans la plaine.


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Nous prenant pour l'ennemi, des chasseurs à cuirasse de la garnison
de Mézières, en reconnaissance dans la plaine, nous tiraient dessus.


Je constatai avec mécontentement que notre pavillon tricolore ne flottait plus derrière mon dos.

— Qui l'a donc amené? demandai-je aux hommes de l'équipage.

Ils confessèrent que c'était l'usage de l'amener dès qu'on se remettait en route, afin de pouvoir, en le hissant, à l'occasion, faire un premier signal, comme à la mer.

Avec précaution je me tournai à demi, et parvins à détacher le noeud qui retenait la drisse. Les couleurs flottèrent gaiement au soleil de midi, vainqueur une fois encore des nuages dont l'amoncellement grossissait, toutefois, devant nous. A peine le pavillon était-il agité pour nous faire reconnaître qu'on nous adressait une deuxième salve, sous un angle aigu, cette fois-ci, car nous avions avancé vite, et nos agresseurs restaient à l'abri des larges écailles de leurs boucliers en bronze d'aluminium. Accouplés pour les protéger par escouades, chacun des appareils ainsi disposés couvrait dix ou douze de nos chasseurs à l'affût.

Comme nous filions à huit cents mètres au-dessus d'eux, leurs aérobusiers, crachant au ciel, ne pouvaient nous atteindre: je le pensais du moins, et nous regardions avec curiosité la manoeuvre bizarre des obus à balles explosives.

De là-haut nous avions l'impression d'un cercle de sauriens géants dont les têtes se fussent redressées au même instant pour nous lancer du venin.

— Vaine mitraille! criait Pigeon, en prenant un cliché au petit bonheur.

Aussitôt nous entrions dans un gros de nuages d'où nous ne devions pas sortir de sitôt.

Pour indemnes que nous fussions, je pensai que nous venions de recevoir un avertissement.

L'Austral n'avait pas à compter sur les couleurs nationales, c'était évident, le premier venu pouvant toujours arborer un pavillon de son choix, dans les airs aussi bien qu'ailleurs, mieux qu'ailleurs, même.

Ayant fait des réflexions congrues au sujet de ce qu'il appela un apéritif à la poudre sèche, Pigeon fit observer que l'heure de prendre un peu de nourriture sonnait aux estomacs.

Sur mon ordre, Wang sortit délicatement d'un panier quelques tablettes assez semblables aux antiques croquettes de chocolat, joie de notre enfance.

Chacune de ces tablettes représentait un déjeuner complet.

En souvenir de l'illustre chimiste Berthelot, qui jadis en avait donné la première formule, les troupes de toutes armes, à qui elles étaient destinées par l'Etat producteur, appelaient ces rondelles nutritives des berthelottes. Chacun sait aujourd'hui qu'il suffit d'en grignoter une pour n'avoir plus ni faim ni soif pendant au moins quatre heures.

Wang n'avait pas encore fait connaissance avec cette nouveauté, sortie après tant d'autres, disait-il volontiers, du cerveau des diables européens.

Il prit délicatement la croquette que je lui donnai après avoir servi Pigeon, Morel et les deux hommes d'équipage. Il la regarda en riant largement, comme font les Chinois lorsqu'un détail les amuse.

Debout dans l'aérocar, il se tenait de la main droite à l'un des cordages, tandis que de la gauche il portait le comprimé à ses lèvres. Ayant passé la langue sur l'objet, il venait de dire gaiement que ça ne valait pas la poignée de riz de son Che-fou natal, lorsqu'une effroyable chose vint nous frapper de terreur.

Autour de l'Austral des sifflements de projectiles se faisaient entendre; un claquement sec déchirait l'air au-dessus de nos têtes, aussitôt un autre éclatait entre Pigeon et moi.

Wang poussait alors un grand cri, lâchait son cordage et, les yeux fous, le front ensanglanté par une balle-obus qui venait de lui ouvrir la tête, basculait par-dessus le bord, les mains étendues et frémissantes, dans une pirouette démoniaque.

L'oscillation fut si violente que je crus à la catastrophe générale.

Mais l'équilibre s'était rétabli sous un bond compensateur habilement exécuté par Morel et ses adroits auxiliaires.

La coque du navire aérien se redressa, délestée du poids de l'infortuné Wang, pour faire, elle aussi, un bond terrible en hauteur.

Le corps du pauvre Chinois tomba dans les nuages inférieurs pour y disparaître comme il eût plongé dans les flots d'une mer ondulée.


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Le front ensanglanté par une balle-obus,
l'infortuné Wang bascula par-dessus le bord.


Jamais je n'oublierai les deux yeux sanglants dont il me regarda pendant un centième de seconde, avant de culbuter affreusement dans l'infini!

J'étais affolé, Pigeon ne paraissait plus très brave, et Morel lui-même, tout en restant comme une statue impassible à son poste, m'inquiéta par la façon dont il regardait les nuées autour de nous.


9. Que faire d'un aérobus chargé?

Par un phénomène curieux comme il s'en produit tant dans notre extraordinaire machine cérébrale, je ne fus, pendant la minute qui suivit, préoccupé que d'une chose, et ce n'était point du danger que nous courions. Je me demandais ce qu'il advenait à ce moment même du cadavre de mon malheureux boy. Dans quel épouvantable état ses membres avaient-ils touché terre? Nous étions à plus de neuf cents mètres d'altitude. Quelle chute! Quel tournoiement dans les airs! Et sur quoi la chute, sur qui peut-être s'était-elle achevée? En quel pays?

Mais l'instinct de la conservation prend vite le dessus, chez nous. Je me mis à éponger la sueur froide qui m'inondait le front. Pour avoir moins chaud, car j'étouffais, j'ouvris ma pelisse. Pigeon me fit observer que c'était l'imprudence même; je la refermai.

Il me sembla que Morel faisait donner au moteur tout ce qu'il pouvait; mais ce n'était qu'une impression. Nuages au-dessus de nous, nuages au-dessous, nuages devant, nuages derrière, nous avancions à l'aveuglette, dans une incommensurable accumulation de cirrus et de cumulus gris, blancs, noirs, de toutes les dimensions, au-delà desquels nous retrouvions toujours d'autres épaisseurs de brume, opaque, infranchissable. C'était sinistre.

D'autant plus sinistre que Morel, après avoir plusieurs fois regardé en arrière, dit à mi-voix:

— Nous sommes suivis!

— Oh! ne pus-je m'empêcher de dire à Pigeon, c'est plus émotionnant de courir aux nouvelles par ces chemins de l'air, tout de même, que sur la terre ferme.

Nos yeux se rencontrèrent, puisse dirigèrent vers Morel.

Je me sentais petit garçon, à côté de ce brave contremaître, qui, stoïquement, sachant bien qu'il tenait notre vie entre ses mains, lui, continuait à diriger son navire à la boussole, sans trop faire paraître les sentiments qui le troublaient à présent!

Car il était troublé autrement que nous, et ce n'était plus à la mort épouvantable de notre Wang qu'il pensait.

Plusieurs fois nous le vîmes qui regardait en haut avec obstination, puis ses yeux redescendaient à l'indicateur des altitudes, pour remonter à la partie inférieure du long fuseau jaune sous lequel nous étions transportés dans l'espace.

Qu'avait-il donc à regarder ainsi en l'air et en bas? Nous le sûmes bientôt, car, ayant secoué plusieurs fois la tête, notre pilote déclara

— Ça y est bien. Nous sommes troués.

— Troués? Comment? Où? Par qui? Par quoi? Troués et suivis? Mais alors?

J'entassai les questions. Pigeon épiait déjà le regard de Morel et découvrait dans le brouillard, nettement inscrit au-dessus de la place où se tenait tout à l'heure le pauvre boy, un trou, une petite déchirure, oh! bien petite!

— Ça ne nous empêchera pas d'aller jusqu'à Dijon, fit Morel pour me rassurer. L'autre nous a perdus grâce à la brume, ou c'est un clou qui n'avance pas.

— Vous croyez? Mais le gaz va fuir. Il fuit. Je le sens d'ici.

— Pas de danger! dit Pigeon.

— Entendons-nous, reprit Morel; il n'y aurait pas de danger si notre gaz n'était pas sous pression; mais il y est bien, pour éviter que le ballon ne se déforme. Ecoutez notre ventilateur qui ne cesse de le maintenir! Ce qui nous sauve, c'est la demi-douzaine de chiffons de soie qu'on a semés à l'intérieur du ballon et qui viennent obturer le petit trou, appelés par le courant d'air.

Je commençais à me rassurer.

— Tout de même, ces toqués-là nous ont atteints d'en-bas. Où est-il notre Wang, à présent? Quelle horreur que cette mort dans l'espace! Et dire que nous sommes à deux doigts d'une fin pareille, à tout instant! Je n'avais pas envisagé le voyage sous cet angle-là.

Morel ne parlait plus du tout. Il ne quittait pas des yeux notre avant, comme s'il s'attendait, chaque seconde, à le voir entrer en collision avec quelque autre, enveloppé de nuages autant que l'Austral.

— Le fait est que si ce cas se présentait, dis-je à Pigeon...

— Ma foi, patron, que voulez-vous? A la gracia de Dios! On descendrait les étages un peu vite, voilà tout.

Mais Morel considérait aussi le trou, à peine visible, fait dans l'étoffe par le mystérieux projectile.

— Le diable, dit-il, après un long silence, c'est qu'il y en a un autre.

Je le regardai à nouveau. Cette fois, j'étais affolé.

— Hein? Un autre? Où cela?

— A l'antipode de celui-ci.

— Comment! Là-haut?

— Là-haut, sur le sommet du ballon.

— Est-ce qu'alors on nous aurait canardés d'en haut, et non plus d'en bas?

Morel, pour toute réponse, abaissa la tête en signe d'acquiescement.

— Ah! par exemple, fis-je, c'est trop fort! Mais qui peut bien?...

Je n'achevai pas la question. En un centième de seconde, mon esprit s'était plié à un état de choses que la veille encore il ne soupçonnait guère réalisable avant des années, si jamais il se réalisait.

— J'y suis, cria Pigeon, pour dominer le bruit du vent sur les cordages, car l'atmosphère fraîchissait. Vous y êtes aussi, patron? C'est bien cela! Entré par là-haut, ce projectile a traversé notre enveloppe de part en part. Wang n'a pas pu être atteint d'en bas, le pauvre. Il a été frappé d'en haut.

— Hélas! j'y suis tout aussi bien que vous, Pigeon. Nous avions été canardés d'en bas par des Français, qui nous ont pris pour des Allemands. Nous n'avions pas de pavillon. Et plus haut que nous tout à l'heure, une aérovedette allemande, ayant aperçu notre pavillon entre deux nuages, nous a envoyé des dragées au hasard.

— Justement nous rangeons Verdun, dit presque gaiement Morel; c'est une spécialité du pays.

J'étais fort triste. Tant bien que mal j'amenai le pavillon à nouveau.

Comment! En plein ciel français, le premier jour d'une guerre, les éclaireurs aériens des Allemands pouvaient défier nos places fortes, pénétrer au-delà de Verdun sans éveiller l'attention, et nous frapper d'en haut, alors que nos compatriotes essayaient de nous atteindre d'en bas!

— Diable, dis-je à Pigeon, la guerre dans ces conditions va être affreuse.

— Sûrement, opina Morel, c'est une vedette allemande qui se promenait au-dessus de nous, au risque de faire de mauvaises rencontres. Mais ça, c'est son affaire. Et c'est la guerre! Elle nous a entr'aperçus de la hauteur où elle se tenait, et nous a ouvert une boîte de mitraille sur la tête. Si nous n'en avions reçu qu'un morceau! Le malheureux Wang aurait payé pour nous et ce serait fini. Mais nous en avons reçu d'autres. Un deuxième tout au moins a traversé notre enveloppe aussi, et vous le retrouverez dans la boîte aux touries.

Avec précaution Pigeon ouvrit le petit compartiment que Morel lui indiqua. La planche était nettement trouée aussi. Sans hésiter, il se saisit de l'aérobus, gros comme une belle fraise, qui dormait là. C'était bien une balle-obus allemande destinée aux tirs dans les airs, un aérobus en forme de vrille, perforateur et chargé à sa base d'un doigt de matière suspecte.

Nous avions eu cette chance qu'il n'eût pas éclaté dans le réservoir aux essences!

Je le pris entre le pouce et l'index, et fis un geste rapide pour le jeter dans le vide.

Mais d'un coup d'oeil Morel me fit comprendre que j'allais à mon tour tirer ainsi sur des Français et peut-être incendier, si le mélange détonait mieux en bas qu'en haut, quelque maison, un village peut-être de la Meuse ou des Vosges.

Fort embarrassé de ce dangereux échantillon je pensai à le noyer dans un bol d'eau froide.

Pigeon m'objecta que l'eau, précisément, pouvait bien déterminer une fusée, puis une explosion dangereuse... Finalement j'enveloppai le projectile inquiétant dans mon mouchoir que j'enfermai dans ma valise, au milieu d'un tas de linge protecteur. Et je plaçai le tout soigneusement près de moi.

Pigeon, penché sur les cartes, essayait de prendre des points de repère qu'il ne trouvait pas.

La brume, toujours la brume, depuis l'incident des chasseurs à cuirasse, nous enveloppait de son suaire humide, obsédant et traître.

Où allions-nous, toujours entraînés par notre hélice dont le ronflement méthodique nous relevait un peu le moral, il faut bien le dire? Nous sentions là comme une assurance, la manifestation d'une force intelligente, l'intervention d'une fée auxiliatrice.

L'angoisse, au fond de nos cerveaux, était telle que nous transposions les rôles. Pigeon me l'avoua plus tard : à ce moment-là il lui semblait comme à moi que l'hélice fût notre conductrice, alors qu'elle n'était que la servante de notre volonté, appuyée sur les quatre cylindres et le fuseau — maintenant troué — de quarante-cinq mètres de long.

— Pourvu que d'autres chacals ne nous guettent pas par ici! pensais-je tout haut.


10. L'atterrissage

Tous abattus par les tristes choses que nous venions de voir, nous cessâmes de parler. Il faisait froid. On voulut faire endosser une pelisse de fourrure à Morel; mais il refusa. Son tricot de laine lui suffisait toujours, dit-il.

— Tout de même nous descendons, n'est-ce pas?

— Oui, commandant, un peu, répondit-il en faisant jeter deux poignées de lest. Mais ce n'est rien. Toutes ces brumes, voyez-vous, c'est la traversée des Vosges. Nous devons être au-dessus de Neufchâteau, Contrexéville, Bourbonne.

— J'allais dire plutôt Langres, cria Pigeon sans lever le nez de dessus ses cartes.

Il était à présent quatre heures de l'après-midi. Nous n'avions pas vu la lumière du soleil depuis trois grandes heures lorsque les rayons de l'astre à son déclin percèrent enfin les nuées pour nous réchauffer un quart d'heure à peine. On en avait besoin.

— Neufchâteau! déclara Pigeon au bout d'une minute d'examen. Vous l'aviez bien dit, Morel, nous passons au large de Neuchâteau.

Instinctivement nous avions tous regardé en avant, en arrière, en haut, en bas, si quelque désobligeant compagnon ne nous suivait pas encore à la piste.

Mais non! Notre agresseur n'avait pas cherché à nous rejoindre, ou il n'avait pu.

Nous eûmes, Pigeon et moi, un gros soupir de satisfaction en nous voyant ainsi revenus à la lumière, ne fût-ce que pour un temps.

Mais l'altitude ne se maintenait plus. Dix fois en une heure Morel avait fait jeter des poignées de lest. Si peu dangereuse que fût notre blessure, elle existait; l'enveloppe fuyait et peu à peu le ballon descendait de quelques mètres.

— Pourvu que nous arrivions à Dijon vaille que vaille, disait Morel, c'est tout ce que je demande.

De huit cents mètres nous étions tombés à quatre cents, et il nous était certainement impossible de remonter avant qu'on nous eût réparés.

Mais nous reconnaissions déjà une région moins dangereuse pour nous, au moins le premier jour d'une guerre.

— Le pavillon! commanda Morel.

Les couleurs recommencèrent à flotter. Cette fois leur sincérité ne fut pas mise en doute, car nous reçûmes bientôt un message par signaux optiques.

Ce genre de communication à distance constituait encore une spécialité de Pigeon, ancien caporal du génie. Il eut vite planté entre ses genoux le trépied et les miroirs à l'aide desquels il repéra un correspondant à Is-sur-Tille, vingt-huit kilomètres avant Dijon. C'était le représentant dans cette ville de l'An 2000. Il me faisait dire : « Je suis là. Vous me trouverez à Brochon, où je vais donner des instructions pour qu'on gare cette nuit votre aérocar. Un Chinois qui semble être le vôtre, est tombé en bouillie sanglante à Charny, près de Verdun, sur la place du bourg. Confirmez aperçu et compris. »

— Confirmez, dis-je aussitôt à Pigeon, et envoyez nos remerciements à cet excellent homme. Le grand patron pense à tout. Il a dû demander plus d'une fois de nos nouvelles depuis ce matin! Qu'a-t-il supposé en apprenant la chute de Wang? Car instantanément on a téléphoné le malheur à Paris; et il n'y a pas dans les airs tant de Chinois qui circulent. Dans toute la France Wang était connu par les images que l'An 2000 a données de notre Austral et de son ordinaire équipage.

La nuit vient de bonne heure en septembre. Nous apercevions les longs voiles gris et brunâtres qu'elle étendait déjà sur Dijon, dont les clochers seuls émergeaient d'un grand vide embrouillassé.

Il fallut allumer les feux réglementaires : blanc à l'avant, jaune à l'arrière, vert à tribord, rouge à babord, le feu de mât étant remplacé pour les navires de l'air par une lanterne blanche suspendue à dix mètres de filin, au-dessous de la nacelle

Maraud et Potier, les deux hommes d'équipage, s'occupèrent sans bruit à cette illumination et surtout sans à-coups, sans que l'Austral éprouvât trop de tangage ou de roulis.

Pigeon accrocha les feux de position en ayant bien soin d'en vérifier les couleurs. Je fixai moi-même, d'une main nerveuse, je l'avoue, le feu d'arrière et le signal blanc destiné à se balancer dans le vide.

Ainsi éclairé de toutes parts, notre Austral était guidé par les foyers électriques de la ville. Il les franchit à deux cents mètres au plus, péniblement.

Toute la population le saluait de vivats, car on savait que c'était l'aérocar de l'An 2000. Chacun était persuadé qu'il apportait des nouvelles, pensai-je...

— A moins, opina judicieusement Pigeon, que ces braves gens ne nous attendent pour nous en donner!

— Ce ne serait pas de refus! Que se passe-t-il, là-dessous, bon Dieu, depuis ce matin?

Les forts ne nous demandèrent rien au passage.

Je pensai qu'ils étaient informés par qui de droit de la pureté de nos intentions. Mais à peine eûmes-nous manoeuvré pour entrer sous l'un des hangars gigantesques indiqués par l'Annuaire de l'Aéro-Club à Brochon, tout près de la ville, le long du coteau célèbre de Chambertin, que j'aperçus très distinctement un groupe d'officiers de l'aérotactique, venus au-devant de nous pour vérifier notre identité.

Ces messieurs se présentèrent avec la courtoisie coutumière des officiers français et ne dirent que l'An 2000 les avait informés de notre halte probable pour la nuit.

Je les remerciai du procédé et leur contai notre malheur, la chute atroce de Wang, tout ce voyage si dramatiquement interrompu.

De concert avec Morel je pris toutes les dispositions pour que les réparations fussent faites à l'Austral, qu'il fallait, au préalable, dégonfler. Ce n'était pas un petit travail. On me dit qu'il ne demanderait pas douze heures. Je l'espérais bien, autrement que devenait ma mission? Je ne pouvais que remettre au lendemain la déclaration du décès de mon Chinois.

J'allais me diriger, avec Pigeon, vers quelque automobile, pour regagner Dijon et m'y loger une partie de la nuit avec tout mon personnel lorsqu'un grand garçon blond, pensif, à l'air doux, vêtu en touriste très anglais, s'arrêta devant moi, stupéfait.

Il entrait au garage comme j'allais en sortir.

— Vous ici, monsieur!

— Et vous même? Quel hasard! Donnez-moi des nouvelles.

— Excellentes, grâce à vous! Comment m'acquitterai-je?

— Je vais vous le dire à l'instant.

Sans attendre nous échangions deux solides poignées de mains.

Qui était donc ce jeune homme blond et aimable?


Illustration

Le lieutenant Tom Davis portait un costume de touriste.


Tom Davis, lieutenant d'état-major dans l'armée anglaise, le fiancé de miss Ada!

— Pour sûr, pensai-je, que c'est ma bonne étoile qui me l'envoie!


11. Faveur et primeur

— N'est-ce pas, dis-je à l'officier, que nous vivons en un temps où les choses vont vite?

— Et les gens, donc!

— Et les gens. Si l'on racontait à quelque revenant du commencement de ce siècle ce que vous avez fait depuis ce matin, à trois heures...

— Il ne le croirait jamais! Et pourtant c'est bien simple.

— Oh! simple, non, mais enfin vous l'avez fait.

— Le plus naturellement du monde. A trois heures, la rupture que vous savez. A 3 h. 1/2 nous partons, par voie sous-marine, l'ambassadeur et ses suivants, A 2 h. 40 nous sommes torpillés par dix mètres de profondeur. Je reçois une poussée de bas en haut qui me projette, sans aucune raison, à la surface de la mer, où je retrouve deux collègues aussi surpris que moi de nager encore dans une nuit noire. Tous les autres sont noyés, l'ambassadeur le premier, et son fils, un garçon de quinze ans, et dix officiers de marine, et un équipage de vingt hommes; c'est lugubre. Enfin, nous émergeons, nous luttons contre le jusant pour gagner la terre, lorsqu'un pêcheur à moteur qui rentrait à Calais nous rencontre et nous embarque. Sauvés! A six heures il nous débarque. A sept heures je prends le train électrique pour Paris, où j'arrive à neuf heures. A dix je vois notre ambassadeur en France avec qui je m'entretiens jusqu'à midi de la situation. De minute en minute le Foreign Office lui transmet de Londres des ordres par le fil mégaphonique spécial de l'ambassade. L'un de ces ordres est pour moi. Je suis appelé à causer cinq minutes avec S. M. le roi. Elle m'enjoint de partir immédiatement pour l'Arsenal du Mont-Blanc. A treize heures. ça vous fait rire?

— Non pas, lieutenant. C'est la joie. Je vous dirai pourquoi tout à l'heure. Continuez, je vous prie...

— A treize heures, je dois remplir auprès de votre ministre aérotactique une mission de la plus haute importance qui se complète par ce rapide déplacement au Mont-Blanc. Je la remplis. A quatorze heures, je serre dans mes bras ma charmante fiancée, galamment amenée chez ses oncle et tante par M. Malaval, votre collaborateur, aux environs de douze trente-cinq. Miss Ada me dit combien vous avez été prévenant pour elle, comment, sans vous, elle risquait d'assister, avec trop d'autres témoins, aux excès de la barbarie anarchiste en Hollande. De quoi je ne saurai jamais comment vous remercier, encore une fois. Le ministre Rapeau m'ayant donné rendez-vous à l'aéroparc de Saint-Maur, où son croiseur à quatre hélices nous attend, je m'y trouve à quinze heures moins le quart. Nous partons, le cap sur Dijon, et quatre heures après nous sommes ici. A dix-neuf heures juste, nous remisions sous l'un de ces hangars, pour éviter le voyage de nuit, difficile et trop long. Et me voilà, attendant que l'aéramiral, l'aéramiralissime, car c'est à lui que le conseil a dévolu ce matin tous les pouvoirs sur les forces aériennes de la République, ait fait un tour d'inspection dans les citadelles qui hérissent les environs de Dijon. A minuit nous partons dans une automobile blindée pour Chamonix. Nous y serons au lever du soleil.

— Et vous aurez ainsi, battu, lieutenant, tous les records imaginables, je crois, pour l'emploi d'une journée!

Machinalement je me reprenais à sourire de la façon dont l'officier anglais désignait les heures, une fois midi sonné : treizième, quatorzième, vingtième heure.

Et cependant quoi de plus logique?

Il fallut un effort nouveau de ma pauvre mémoire, tremblotante, décidément, depuis le commencement de cette journée, pour retrouver qu'une loi toute récente venait de prescrire en France l'adoption de ces désignations numériques du cadran, cinquante ans après la Suisse, l'Italie, la Belgique, vingt-cinq ans après l'Angleterre, l'Espagne, le Montenegro!

J'invitai le lieutenant Davis à dîner au buffet de l'aérogare de Brochant. C'était un buffet, ma foi, fort bien installé, ouvert sur les vignobles du grand crû voisin. Tandis que Morel et Pigeon se dirigeaient, avec les hommes de l'Austral, vers la grande salle à manger de l'établissement, nous entrâmes dans un salon particulier. Nous y serions plus à l'aise pour causer, d'autant mieux que de partout apparaissaient des détachements bruyants de réservistes, de territoriaux, qui rejoignaient leur corps à l'appel du gouvernement.

Le menu commandé, j'abordai vite la question qui me persécutait depuis que le lieutenant Tom Davis venait de croiser sa route avec la mienne.

Sans préambule — il n'en faut jamais prendre avec les caractères loyaux — je dis au fiancé de miss Ada :

— Vous voudriez reconnaître, lieutenant, ce que j'ai fait ce matin pour vous?

— C'est mon plus grand désir. Comment pourrais-je?..

— Bien simple. Vous allez au Mont-Blanc en compagnie de l'aéramiral...issime? C'est un titre longuet à prononcer, mais on s'y fera.

— Parfaitement.

— Pouvez-vous le décider à m'emmener?

Je crus que le lieutenant allait se renverser en arrière, lever les bras, s'exclamer sur les difficultés d'un semblable projet.

— Cest cela qui peut vous être agréable?

— Songez donc! Une loi défend à quiconque d'approcher de cet énorme arsenal, où tout reste encore mystérieux pour la foule. Fruit défendu! Deux fois savoureux pour la curiosité publique. Mais ce n'est pas au point de vue d'une vaine curiosité que je me place aujourd'hui.

— Vous avez raison. Il est patriotique, à présent, de révéler au pays ce que l'on a fait pour sa défense, et de justifier les années de secret rigoureux. De plus, la mission que j'ai à remplir, vous le devinez, a directement trait à une coopération des forces aériennes anglo-françaises. Il sera deux fois intéressant, à mon avis, de vous montrer l'état de vos forces nationales, à vous, Français, qui les décrirez pour vos compatriotes, et pour les nôtres. Il est aussi important pour le peuple anglais de savoir, à cette heure, quel secours réel il peut attendre de la France par cette voie nouvelle des airs que pour vous, Français, de savoir si tous nos cuirassés flottants ou sous-marins, croiseurs, submersibles, destroyers, garde-côtes et torpilleurs sont à leur poste dans la Manche, dans la mer du Nord et ailleurs.

La satisfaction me rendait l'appétit, que l'aventure tragique de la journée m'avait un peu coupé.

Nous eûmes le temps de choquer quelques verres de champagne, dans le pays de Bourgogne, avant l'arrivée de l'aéramiral Rapeau.

Il entra comme nous nous levions de table.

Je me présentai.

Le lieutenant Davis fit de moi un véritable panégyrique.

Je contai rapidement mon voyage aérien. Le ministre me dit que la guerre embrasait à présent l'Amérique, c'était sûr. Les Yankees risquaient la partie contre l'Angleterre, le Japon et le Canada, rangé du côté de sa métropole.

C'était une extermination fratricide, implacable, qui commençait sur toute la surface du globe civilisé.

— C'est bien simple, conclut-il avec sarcasme, il n'y aura que les sauvages qui resteront tranquilles dans ce conflit-là.


Illustration

L'aéramiral Rapeau.


J'allais me retirer pour laisser au lieutenant la facilité de présenter adroitement sa requête; mais Rapeau, homme osseux et sec, et noir, avec des favoris comme un marin d'autrefois, courtois pardessus tout, me retint par le bras.

— Diable, pensai-je. S'il refuse de m'emmener là-bas, quelle tête vais-je lui faire?

Mais je n'eus pas à me préoccuper de la composition d'un visage. Aux premiers mots que lui dit l'officier anglais, l'aéramiral réfléchit une seconde, puis deux, puis il écouta attentivement les raisons que le lieutenant Davis m'avait données, celles que j'avais fournies aussi. Tout cela passa par les lèvres du fiancé de miss Ada comme une lettre à la poste.

— La question a été agitée tantôt au conseil des ministres, dit l'aéramiral en s'asseyant, sans façon, à la table que nous venions de quitter, tandis qu'un maître d'hôtel s'empressait de préparer son couvert. On a décidé que des permissions seraient accordées, conformément à la loi, aux correspondants des journaux qui demanderaient à visiter l'arsenal de là-bas. Vous réclamez une permission, je vous l'accorde.

— Suis-je le premier, monsieur le ministre?

— A la demander, non; vous êtes bien le dixième. Mais vous êtes le premier, sûrement, à l'obtenir et à en profiter, car aucune autorisation n'a été signée par moi. J'ai tout remis à demain, aussitôt mon retour à Paris. Puisque vous voilà et que le coeur vous en dit, nous vous emmenons!

— C'est une grande faveur et ce sera pour notre public une fameuse primeur.

— Vous allez voir quelque chose de merveilleux, d'inoui, d'insoupçonné... c'est-à-dire qu'on soupçonne bien, mais vraiment, personne ne se fait une idée exacte de ce que nous avons fait là-bas. Pas même l'envoyé de la Grande-Bretagne, ici présent. Au surplus, je suis enchanté de vous être agréable. Monsieur Martin du Bois, votre directeur, est un ami. Et votre journal l'An 2000, toujours à la tête du mouvement, du progrès, des idées nouvelles, me plaît entre tous. Dans vingt minutes nous partons.

Après avoir remercié l'aéramiral, dont l'uniforme sombre et le képi me rappelaient, par leurs broderies — des ballons fusiformes et des aviateurs de divers types — la tenue combinée de ses collègues artilleurs et marins, je m'esquivai, désireux de donner en hâte mes instructions à Morel : procéder le plus vite possible aux réparations après dégonflage, puis regonfler, de façon à m'attendre sur le pied de guerre au premier jour, le surlendemain, probablement. Profiter de la halte pour faire à Dijon la déclaration du décès de Wang, survenu entre ciel et terre, le... etc.

D'abord, je ne remarquai pas l'attitude désolée de Pigeon. Mais bientôt je compris tout son désespoir de rester là, lui qui se faisait une si grande fête de m'accompagner au Mont-Blanc.

— Que voulez-vous, mon cher ami? Dura lex, sed lex. Je ne peux pas demander au ministre de vous embaucher par surcroît. Nous voilà trois!

— Pourquoi pas? Je suis votre secrétaire. J'ai quelques connaissances, vous le savez, en beaucoup de matières. Sa voiture fait 80 chevaux, je viens de la voir sous la remise. Elle peut bien emmener quatre personnes. Si miss Ada était là, je suis bien sûr qu'elle parlerait pour moi. Et puis, n'oubliez pas que vous vous plaignez de certaines absences, patron! Si la mémoire vous manque, pour faire l'article? Y songez-vous?

Bigre! J'oubliais le principal. L'article à faire pour le journal!

Ma foi, je pris Pigeon par le bras et le présentai au ministre, carrément. J'avais trop besoin de lui, en effet, pour boucher les trous qui par instants s'ouvraient dans ma cervelle.

— Il y a quatre places dans ma tourelle roulante, fit en riant l'aéramiral; nous pouvons donc emmener un quatrième. Par exemple, à présent je suis complet.

Vingt minutes plus tard, nos petites valises entre les jambes, nous partions en trombe, conduits par deux gaillards intrépides, sur la route spéciale qui relie Dunkerque au Mont-Blanc et à Marseille.


Illustration

Nous partîmes en trombe sur la route spéciale
qui relie Dunkerque au Mont-Blanc et à Marseille.



12. Sauvés de l'asphyxie

L'indicateur de vitesse donnait cent vingt kilomètres à l'heure, et tout de même nous étions, dans cette voiture bizarre, aussi à l'aise que dans un carrosse de gala.

Carrosse! Ma foi, c'en était un.

Par exemple, le velours et les dorures y étaient remplacés par de l'acier, doublé de larges plaques ouatées en crin, qui adoucissaient le contact des voyageurs avec les sièges et parois.

Sur ses quatre roues nerveuses, le véhicule m'avait paru peser dans les trois tonnes, car il était blindé de toutes parts.

— A proprement parler, dis-je au ministre c'est un petit fort roulant que vous avez à votre disposition, Excellence.

— Sans doute vous n'avez pas vu la mitrailleuse qui est au-dessus de notre tête? Tenez, voici comment on la manoeuvre.

Tout aussitôt nous vîmes, sous les doigts agiles du grand chef, jouer les touches blanches d'un clavier minuscule placé entre Pigeon et moi, qui tournions le dos à la route.

Lumière? Voilà! Projecteur mobile? Voilà! Mise en batterie? Voilà! Pièce, feu? Voilà. Mais gardons notre charge pour un emploi plus sérieux.

L'aéramiral Rapeau nous expliqua que cette voiture lui avait été attribuée par le conseil des ministres pour son service personnel, avec dix autres pour son état-major, sur le lot de trois mille canons de route blindés, automoteurs et automobiles, que l'industrie venait de livrer à l'Etat pour remplacer l'ancienne artillerie à chevaux, désormais inutilisable.

— D'abord, dit-il, tandis que dans la petite forteresse roulante, un oeil aux hublots ouverts, nous l'écoutions avec respect nous mettre au courant de ces préparatifs formidables, il n'y a plus rien à faire des chevaux, qu'à les manger. Vous ne verrez plus guère de chevaux de trait, si ce n'est aux champs, dans les fermes des paysans retardataires. Quant au ministère de la guerre, il a supprimé, l'an dernier, vous vous en souvenez, les derniers contingents qui nous restaient encore. Aujourd'hui tout est mécanique dans son domaine. Il le faut bien. Vous allez voir passer tout à l'heure dix batteries d'artillerie qui viennent d'Avignon. C'est tout à fait différent de ce qu'on eût appelé l'artillerie moderne il y a seulement trente ans. Plus un cheval, vous verrez, plus un conducteur, en apparence. Chaque pièce sur son avant-train automobile, électrique bien entendu, chargé n'importe où, partout, puisque nous avons aujourd'hui de l'électricité à revendre dans toutes les places, dans tous les forts, dans toutes nos casernes. Les servants sont enfermés dans le blindage qui les protège en même temps que la pièce. J'ai vu l'autre jour opérer ensemble deux cents canons ainsi blindés, sans qu'on aperçût ni un homme, ni une bête. C'était curieux. Oh! que c'était donc curieux! Les officiers sont dans une logette, disposée au flanc de la pièce. Tenez, tenez, en voilà qui passent!


Illustration

Dix batteries blindées, venant d'Avignon, passèrent devant nous.


De l'index posé sur un bouton, le ministre de l'aérotactique fit stopper la voiture.

Il appuya sur un autre. Immédiatement le projecteur qui se trouvait au-dessus de nos têtes lança un pinceau de lumière aveuglante sur la route voisine, où nous vîmes distinctement rouler à demi-vitesse, mais encore très joliment, des canons blindés du type nouveau, à la queue leu leu, ronflant comme des turbines.

Sous leur peinture grise, que la lumière crue faisait apparaître blanchâtre, avec leurs lucarnes rondes, comme de gros yeux, on eût dit une théorie d'éléphants trottinant à la file.

Le projecteur du toit s'éteignit.

Une brève sonnerie et nous repartions à toute allure, incendiant la route d'un flot de lumière.

Je la regardais s'enfuir derrière nous, cette route, et j'écoutais le ministre en faire les honneurs au lieutenant émerveillé.

— C'est là cette fameuse voie spéciale aux automobiles de toute espèce que nous venons de terminer; c'est la troisième du genre. Une loi qui date déjà de dix ans, en prévoit quinze. Quand elles seront faites, ce sera très beau. Le problème était difficile. Mais remarquez l'élégance de la solution! On ne pouvait plus vivre avec le nombre toujours croissant de voitures automobiles que l'industrie jetait sur les routes de France, dans les jambes des piétons, du bétail, et aussi dans les roues des voitures similaires. Mon collègue de la guerre sur terre et moi nous n'avons cessé de réclamer des routes spéciales, qui serviraient aussi bien aux voitures des touristes qu'à nos pièces d'artillerie, à mes transports de matériel aérien qu'aux camions de l'Intendance, etc. C'est alors qu'on a eu l'idée d'identifier ces routes nouvelles avec les grandes artères de nos chemins de fer : Paris-Marseille, Paris-Dunkerque, Paris-Biarritz, Paris-Brest, Paris-Lunéville, Paris-Chamonix, à cause de mes arsenaux, qui sont là... Paris-Le Havre, etc.

— C'était une trouvaille, compléta le lieutenant, en regardant défiler le paysage éclairé par la lune à son déclin. Il vous a suffi de prendre quelques mètres à droite et à gauche de la voie ferrée pour créer deux voies : l'une montante, l'autre descendante. C'est ce que nous avons fait en Angleterre, de Londres à Brighton, mais sur une si petite distance! Chez vous, c'est déjà grandiose. De cette façon les automobiles peuvent se suivre à fond de train. Elles ne se croisent jamais et elles ne doivent jamais rencontrer personne, si chacun sait rester sur son terrain.

— Et voyez ce pavage en béton, fit Pigeon émerveillé.

J'imitais mon collaborateur avec, en plus, une sensation indéfinissable de néo-fierté, si j'ose dire, car il m'apparaissait que tout cela c'était la France ultra-moderniste, ultra-scientifiquement armée, ultra-prête à défier l'adversaire à des armes diverses, qui se levait enfin, prête aux décisives batailles.

— N'est-ce pas, messieurs, que ceci est déjà très curieux? demanda le ministre, en allumant une cigarette. Mais attendez la fin! Vous verrez là-bas, lieutenant Davis! Et vous, messieurs de l'An 2000, vous allez voir dans mon domaine ce que vous ne soupçonnez pas. Cela vous réchauffera le coeur!..... En attendant, si vous voulez dormir une heure, le ronflement du moteur vous y invite... et moi aussi, car je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit dernière. Réveillé en sursaut dès la première nouvelle des barouffes de La Haye... je ne... résiste plus... au som... meil... Je tombe... de...som...meil..

Un silence s'établit, le silence caractéristique des wagons de chemins de fer où le nocturne repos commence à gagner tous les voyageurs.

L'aéramiral, ayant tiré quelques bouffées, venait de jeter sa cigarette et de fermer le seul hublot de la forteresse roulante qui fût resté ouvert.

Alors se produisit un incident inattendu, qui faillit tourner au tragique.

Comme je sentais ma tête dodeliner sur l'épaule de Pigeon, mon adjudant me dit, au bout de vingt minutes, le moteur ronflant toujours et les stations du P.L.M. se succédant à la volée sur la route de Lyon :

— Patron!.. Ne sentez-vous rien?

— Non, Pigeon, répondis-je; mais je suis bien engourdi.

— C'est cela même. Vite, réveillons le ministre. Monsieur le ministre, réveillez-vous! Lieutenant Davis, alerte! Réveillez-vous!

— Hein? Quoi? demanda l'officier anglais, abasourdi, les bras étirés.

— Je ne peux pas vous rép... Je ne... peux... pas vous rép... vous répondre, murmurait l'aéramiral en baissant lourdement la tête, comme un homme anéanti par un narcotique :

Effrayé, je parvins à ouvrir les yeux et les narines.

— C'est vrai, m'écriai-je, Pigeon! Qu'est-ce que cela sent? Une odeur d'opium.

— Vite, arrêtons la voiture!

Pigeon poussa sur le bouton électrique.

Les deux conducteurs, ayant stoppé, ouvrirent une portière et l'air de la nuit entra. Il était temps.

Un étrange et très fort malaise nous avait tous anéantis.

L'aéramiral, plus âgé que nous, subissait déjà les effets d'une véritable intoxication. Aussitôt descendu de voiture il fut ranimé par le froid qui piquait très vif, au bord de la Saône toute proche.

Le lieutenant se demandait avec nous d'où ces miasmes abrutissants pouvaient provenir. Des accumulateurs peut-être?...

Tout à coup, Pigeon eut une idée de chimiste.

Il approcha vivement les narines de mon sac de nuit.

— C'est ici! cria-t-il d'une voix triomphante. J'aurais dû m'en douter. L'aérobus!

— L'aérobus? interrogea l'aéramiral en fronçant le sourcil, mais sans comprendre.

— Ciel! fis-je, terrifié par l'acte imprudent que je venais de commettre. L'aérobus de là-haut!

— Il est à gaz délétères, déclara nettement Pigeon. J'aurais dû m'en douter

En quelques mots j'expliquai l'aventure au ministre.

— Parbleu! s'écria-t-il, vous en avez de bonnes, mon cher monsieur! Vous n'avez pas deviné que cet engin relève du laboratoire, plutôt que de la poudrière? Mais aujourd'hui, nous n'y regardons pas de si près. Tout est bon pour tuer l'adversaire. Il faut qu'il devienne incapable de nuire, d'abord...

Ayant à son tour approché les narines de la valise entr'ouverte, le ministre fit une grimace, puis sourit dédaigneusement.

— Je crois bien que c'est de la sale marchandise! Nous en avons autant à leur disposition. Elle est même pire, j'espère. En attendant, allez donc jeter ça dans une mare... la valise et les effets qui sont dedans, tout le paquet.

— La Saône est à cent mètres, dit Pigeon. J'y cours, Excellénce.

— C'est une idée. A la Saône, à la Saône!

En quelques minutes mon acolyte eut tout noyé dans la rivière, et nous revint enchanté de s'être aperçu du danger qui avait failli nous coûter si cher.

— A présent, déclara l'aéramiral, quand on eut repris la route vers Lyon, vous pouvez dormir sans crainte, messieurs. Moi, j'ai fini.

— Et moi de même, dit le lieutenant.

Que se passa-t-il entre minuit et quatre heures du matin? J'aurais du mal à le dire, et Pigeon aussi, car nous fûmes tous les deux terrassés par invincible sommeil, honnête celui-là, qui nous guettait depuis longtemps déjà.

Mais dussé-je vivre mille ans que je n'oublierais jamais le spectacle auquel il nous fut donné d'assister au réveil.

Le ministre de l'aérotactique et le jeune lieutenant d'état-major anglais nous dirent en nous secouant gentiment :

— Voyons, messieurs de la presse, ouvrez l'oeil, à présent, et le bon! C'est le moment ou jamais. Regardez!....

Ils disaient vrai. Je n'avais pu me faire jusqu'alors une idée de ce que mes yeux, bien ouverts et dûment frottés, virent de tout près dans cette mémorable matinée.

Inimaginable! Merveilleux! Quel adjectif employer?

J'en suis à me demander, au moment de décrire un aussi surprenant tableau, si je saurai trouver les mots qui conviennent.


Illustration

J'ai vu opérer ensemble deux cents canons ainsi
blindés, sans qu'on aperçût ni un homme ni une tête.
(Coupe d'une pièce.)



FIN

Lire dans le prochain fascicule:

LA GUERRE INFERNALE

No.2. — Les Armées de l'Air


Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant : A. Vavasseur



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